Coacher avec les stoïciens. Entretien avec Jordi Pià-Comella et Charles Senard

A l’occasion de la parution de Coacher avec les stoïciens. Travailler sur soi. Accompagner les autres, nous avons rencontré les auteurs de ce premier guide pratique de coaching directement inspiré du stoïcisme: Jordi Pià-Comella et Charles Senard. Ils ont répondu aux questions de Stoa Gallica.


Pourriez-vous présenter brièvement votre parcours ?

Jordi : Agrégé de Lettres classiques en 2005, j’ai soutenu à la Sorbonne une thèse de Doctorat en 2011 sur le stoïcisme. Depuis 2012, je suis maître de conférences de Latin et de Grec à l’université de la Sorbonne-Nouvelle. Membre junior de l’Institut Universitaire de France depuis 2020, je travaille actuellement sur le cynisme. Je suis l’auteur d’un livre sur la relation entre le stoïcisme impérial et la religion et d’une vingtaine d’articles sur la littérature, l’histoire et la philosophie anciennes.

Charles : Je suis diplômé de l’Essec (2004) et j’ai soutenu à l’EPHE et à l’Université de Florence, en 2011, une thèse de Doctorat en études latines. Je travaille dans le secteur privé comme consultant en management depuis ma sortie de l’Essec, et suis certifié en coaching depuis 2014. J’ai publié ces dernières années, notamment, deux autres livres au carrefour des Humanités et du management : Imperator. Diriger en Grèce et à Rome (Les Belles Lettres, 2017) et Convaincre ! Grâce aux secrets des grands maîtres (Dunod, 2017).

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre ? Que souhaitiez-vous démontrer ?

Dans la lignée de votre association : Stoa Gallica et de Stoicism Today, nous pensons que la philosophie et le stoïcisme peuvent nous aider à répondre à certaines problématiques contemporaines. Notre livre en traite une de spécifique : celle de notre relation au travail.

En faisant dialoguer coaching et stoïcisme, nous souhaitons montrer en quoi la figure du philosophe stoïcien tels que l’incarnent Sénèque, Epictète et Marc Aurèle, est à même de servir de modèle au coach contemporain parce qu’elle met au cœur de sa philosophie l’humain, le sens et la sagesse.

Le stoïcisme offre un nombre considérable de notions, d’exercices et d’images permettant au coach de répondre à certains enjeux professionnels. Qu’il s’agisse, par exemple, de développer le bien-être et l’équilibre personnel : les Stoïciens nous apprennent à contrôler nos émotions irrationnelles – la peur, la dépression, les désirs – à prendre du recul – en adoptant une perspective totale sur la réalité -, à surmonter les difficultés – Marc Aurèle s’exhorte à « faire de tout obstacle le feu de l’action ».

Mais aussi, le stoïcisme nous aide à cultiver le relationnel : comment être attentif aux autres sans renoncer à ce que nous sommes ? Par exemple, Marc Aurèle offre un excellent exemple de leadership : dans ses relations avec les autres, y compris avec ses sujets intrigants et malveillants, il s’efforce d’allier à la bienveillance et au tact, la détermination et le recul critique.

De manière plus large, ce livre veut réintroduire dans les problématiques du travail et de manière plus large dans une société « pressée », anxiogène et consumériste, plus de profondeur, plus de valeurs et plus de sagesse car le stoïcisme nous rappelle que par-dessus l’impératif de productivité ou de « réussite sociale », ce qui compte dans toute activité c’est de se réaliser en tant qu’être humain.

L’autre apport de ce livre c’est de montrer qu’en s’inspirant du stoïcisme impérial le coach peut développer une approche plus sensible, plus esthétique, poétique, dirions-nous, de la philosophie : Sénèque, Epictète et Marc Aurèle fournissent un réservoir inépuisable d’images, de phrases frappantes qui peuvent inspirer le coach et le coaché. Par exemple, en pleine période de pandémie, la comparaison de notre âme avec une forteresse inébranlable, l’image du feu ardent qui sort renforcé des obstacles qu’il a consommés peuvent nous être d’un grand secours.

Votre livre aborde principalement les aspects pratiques du stoïcisme et de fait les fondements théoriques de la philosophie stoïcienne ont été peu développés (la doctrine des biens et des maux, les notions de destin et de Providence par exemple).  Ne pensez-vous pas que cela porte préjudice aux coachs à qui se destine ce livre ?

Nous avons longtemps réfléchi – y compris avec le préfacier, Carlos Lévy – à l’équilibre entre la pratique et la théorie stoïcienne. Si nous voulions convertir le coach au stoïcisme, oui, un approfondissement théorique se serait imposé. Mais ce n’est pas le cas ! Notre livre se propose, au contraire, de rendre accessible au coach cette philosophie : il s’agit d’un manuel pratique du stoïcisme qui fournit d’une manière très concrète une série de techniques et d’exercices applicables au coaching. Nous avons donc cherché à initier le coach au stoïcisme « en douceur », un peu comme Sénèque avec son ami épicurien Lucilius : avant de lui exposer les grandes doctrines du stoïcisme, il préfère lui donner des conseils stoïciens d’ordre pratique.

Ceci dit, quand nous avons jugé qu’un développement théorique s’imposait, nous l’avons fait : par exemple pour la doctrine de la vertu, celle des biens et des maux ou celle de la sociabilité. Pour les notions de providence ou de destin, elles nous paraissent plus problématiques et nous semblent limiter la portée actuelle des exercices stoïciens puisque nombreux sont les lecteurs qui ne croient ni en Dieu ni dans le destin.

De toutes les passions mentionnées (désir, crainte, chagrin et plaisir), le traitement de celle du plaisir est un peu succinct. Pourriez-vous nous dire pourquoi ?

Vous avez raison : notre approche du plaisir reste un peu brève! Cela tient peut-être, encore une fois, au format de notre livre : nous ne pouvions pas tout dire. Et aussi à sa valeur politique ! Car dans une société consumériste qui stimule les désirs et dans une période de pandémie très anxiogène, nous voulions montrer que le combat stoïcien des passions contre les désirs (réussite sociale, acquisition des biens matériels), la peur (stress, paranoïa, phobies), la tristesse (déprime, dépression, découragement) a plus que jamais toute sa place aujourd’hui.

Le livre recommande justement que le coach fasse un travail sur soi, pour s’assurer d’appliquer à lui-même les principes qu’ils pourraient être amenés à conseiller. Pour coacher quelqu’un en utilisant les principes du stoïcisme, ne faudrait-il pas d’abord en pratique être stoïcien soi-même ?  Ne pensez-vous pas que cela risque de restreindre fortement le nombre de candidats ?

Comme nous l’indiquons dans la conclusion, nous ne cherchons pas à promouvoir un coaching en tous points fidèles au stoïcisme, ce qui, du coup, oui, restreindrait considérablement le lectorat ! Notre livre a voulu faire du stoïcisme non un dogme mais une source d’inspiration : la distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, les vertus de courage, bienveillance, justice et discernement, la vision de la vie comme combat peuvent inspirer un public très large sans qu’il soit pour autant stoïcien. Nous avons ainsi proposé une approche plus « ouverte », « souple » du stoïcisme, de manière à le rendre plus accessible à un public large, et par là, universel.

Quels sont les qualités dont doit faire preuve un coach selon les principes que vous exposez dans votre livre ?

La qualité première du coach, c’est de se montrer exemplaire – ce qui ne signifie pas qu’il doive être parfait – car son exemplarité peut avoir un impact positif sur son coaché. Pour cela, il est invité à pratiquer la méditation matin et soir à la manière de Sénèque et de Marc Aurèle. Il doit aussi être pédagogue et persuasif. Comment ? Par exemple, en recourant à des maximes frappantes « aptes à toucher le cœur », comme dit Marc Aurèle, du coaché : « recevoir sans vanité, perdre avec détachement » (Marc Aurèle) ; « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » (Vers de Corneille inspiré de Sénèque).

Il peut aussi s’inspirer des images stoïciennes : comparer les difficultés de la vie à une épreuve sportive, ou le contrôle de nos représentations au travail du garde de nuit qui contrôle les papiers de tel ou tel passant (Epictète).

Enfin, suivant les Stoïciens impériaux, le coach doit s’adapter à la personnalité de chacun, recourir, quand il le faut, à un discours énergique pour le challenger. Son feedback doit être fait, à la fois avec franchise et tact. Il n’hésitera pas non plus, comme le font Sénèque et Epictète, à faire preuve d’humilité, d’humour, voire d’un peu d’autodérision !

Il est possible d’assimiler le coach à un directeur de conscience dans le monde professionnel. Que manquerait-il à votre livre pour que ce travail de direction de conscience soit en définitive élargi à la vie toute entière ?

Comme vous le dites, ce livre aborde l’actualité du stoïcisme sous l’angle très spécifique du monde du travail ; mais nous avons tenu à indiquer que ces exercices stoïciens dépassent le simple cadre professionnel. Ils ont pour vocation d’opérer chez les lectrices et lecteurs une conversion du regard sur les choses, sur les autres et sur eux-mêmes. Car s’il est un enseignement que ce livre veut transmettre c’est que l’identité de chacune et de chacun de nous ne se réduit pas à notre travail mais couvre une multiplicité de facettes. Ce n’est qu’un rôle à jouer, comme l’acteur joue son personnage sans s’y identifier.

A ce propos, nous consacrons un développement sur la théorie des quatre rôles ou personae en latin. L’homme, nous dit Cicéron, endosse quatre personae : celui d’un être rationnel, commun à tous les hommes, un autre qui concerne son caractère, sa personnalité propre, celui que nous imposent les hasards de la vie (je suis français, chinois, homme, femme), et celui qui découle de mes choix. Au fond, pour reprendre la théorie des cercles concentriques selon Hiéroclès, ce livre montre que la sphère du travail n’est qu’un « cercle » parmi tant d’autres « cercles » (la famille, les amis, mes voisins, mon pays) ; un « cercle » qui ne prend toute sa valeur que lorsqu’il me permet de l’articuler au plus petit « cercle » – le moi – et au plus grand : la communauté des êtres humains.

Comment un coach stoïcien devrait-il gérer une situation professionnelle où la seule option pour le coaché de préserver sa vertu serait que celui-ci doive quitter son travail ? La question se pose d’autant plus que le coaché avait initialement demandé un coaching pour faire face à la situation dans laquelle il se trouve, pas nécessairement la fuir…

Cette question est fondamentale et montre les tensions possibles entre le coaching et le stoïcisme.  Mais après tout, la tension (tonos) n’est-elle pas l’un des principes fondamentaux du stoïcisme ? Nous le précisions bien dans notre livre : ces exercices sont beaucoup plus qu’un ensemble de recettes et de techniques : dans l’absolu, le coaching d’inspiration stoïcienne doit transformer notre manière de voir les choses et d’être. La partie consacrée aux valeurs montre qu’au principe sacro-saint de la performance, notre coaching impose une limite : l’exigence de vertu qui nous rend libres.

Peut-on envisager à l’avenir la création d’une formation de coach stoïcien ?

Tout à fait ! En tout cas, à notre connaissance, rien de tel n’existe à ce jour, en France ou ailleurs.

Merci pour vos réponses!


Pour découvrir l’ouvrage et ses auteurs en vidéo, c’est ici:

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