La colère : « une folie passagère »

Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Santara Gonzales, “Anger, the temporary madness“, paru au mois de mai 2022 dans le magazine The Stoic, dirigé par Chuck Chakrapani. Nous remercions les auteurs et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.

Santara Gonzales est la Présidente et co-fondatrice de Wisdom Unlocked, une organisation à but non lucratif qui utilise les principes stoïciens pour aider des personnes à garder de bonnes dispositions dans les circonstances difficiles.


La colère : « une folie passagère »

par Santara Gonzales

Le philosophe stoïcien Sénèque décrit la colère comme une folie passagère qui prend le contrôle du corps et de l’esprit ; elle nous prive de notre capacité à raisonner. Elle était considérée comme la pire des émotions négatives, également appelées passions (pathê). Non seulement la colère perturbe notre sérénité, mais elle est aussi une force destructrice qui porte en elle le potentiel de nous briser en tant qu’individus, en raison de l’impact négatif sur notre comportement. Les stoïciens ont reconnu la colère comme une force si puissante que Sénèque a écrit un ouvrage complet sur le sujet ; de même, Épictète et Marc Aurèle ont donné des conseils sur la façon de prévenir la colère.

Émotions négatives vs émotions positives

Il se peut que nous nous fâchions lorsqu’une personne se montre grossière envers nous, ou lorsque certains événements ne se déroulent pas comme prévus. Contrairement à la croyance populaire, les stoïciens ne sont pas dépourvus d’émotions ou d’affection. Pour les stoïciens, l’affection la plus importante était l’amour pour les autres. C’est l’amour que nous éprouvons pour notre famille, nos amis, notre communauté et toute l’humanité. Par ailleurs, les stoïciens définissent trois catégories d’émotions : les émotions préliminaires, les émotions négatives et les émotions positives[1]. Les émotions ou affections préliminaires sont involontaires et hors de notre contrôle, comme le réflexe de reculer lorsqu’on est effrayé ou de rougir lorsqu’on est complimenté. Elles n’ont aucun effet sur notre disposition intérieure.

Les émotions négatives sont fondées sur des jugements erronés ou des perceptions faussées. Ce sont des émotions malsaines telles que la cupidité, la colère, la peur et l’envie ; elles affectent négativement notre disposition intérieure. La dernière catégorie est composée d’émotions saines, comme la joie, le contentement et la bienveillance[2]. Celles-ci sont basées sur un jugement correct et rationnel ; elles ont un impact positif sur notre disposition intérieure. Ce sont les émotions négatives qui peuvent faire des ravages dans nos vies et dans celles de notre entourage.

Les causes de la colère

Alors, qu’est-ce qui provoque la colère et pourquoi les stoïciens la considèrent-ils comme une émotion dévastatrice ? Pour les stoïciens, la colère est le résultat du jugement porté sur la situation, c’est-à-dire le résultat du sentiment que nous avons d’avoir été blessé ou traité de manière injuste. Dans ses Entretiens, Épictète nous invite instamment à mettre à l’épreuve nos impressions ou représentations initiales à propos de la situation en question et à nous dire :

« Attends un peu, Ô représentation ! Permets-moi de voir qui tu es et ce que tu représentes, permets-moi de t’éprouver. »

Épictète, Entretiens, II, 18, 24, trad. R. Muller.

Quand nous cédons à nos impulsions, non seulement nous avons échoué à tester nos impressions initiales, mais nous avons également donné notre assentiment à ce qui peut être un jugement erroné. Ce faisant, nous ouvrons la porte aux émotions négatives. Sénèque évoque le caractère destructif de cette émotion extrêmement nocive et décrit ainsi la colère :

« C’est pourquoi certains sages ont dit que la colère était une courte folie ; comme celle-ci en effet elle ne sait pas se maîtriser, perd la notion des convenances, oublie tous les liens sociaux, s’acharne et s’obstine dans ses entreprises, ferme l’oreille aux conseils de la raison,  s’agite pour des causes futiles, incapable de discerner le juste et le vrai et semblable aux ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »

Sénèque, De la colère, I, 2, trad. A. Bourgery, revue par P. Veyne.

Pour souligner davantage ce point, Sénèque écrit :

« L’extrême colère enfante la folie… Oui, mon cher Lucilius, une excessive colère aboutit au délire. Evitons donc la colère, non tant par goût de la mesure que pour sauvegarder notre santé mentale. »

Sénèque, Lettres à Lucilius, 18, 14-15, trad. H. Noblot, revue par P. Veyne.

La colère nous empêche de progresser dans notre parcours philosophique stoïcien. C’est une force qui peut nous submerger, nous empêcher de penser de façon rationnelle et qui dure généralement plus longtemps que le préjudice perçu.

Quand la colère monte

Les stoïciens fournissent des conseils sur ce qu’il convient de faire lorsque nous sentons monter la colère. Notre arme la plus puissante contre la colère est de marquer un temps d’arrêt. Si nous ne pouvons pas maîtriser notre réaction initiale, nous pouvons contrôler ce qui se passe ensuite. Prendre un instant pour évaluer notre impression initiale, nous permet de marquer un temps de pause et de créer un espace entre l’impression et la réaction. Ce moment nous permet de faire un choix. Nous pouvons choisir la tranquillité plutôt que le chaos, la joie plutôt que le désespoir. Notre choix ne changera peut-être pas les circonstances, mais il changera notre état d’esprit. Résister à la colère est un combat en faveur de la raison, de la sérénité et de la liberté. Marc Aurèle nous exhorte à nous rappeler que la colère est le contraire de la force ; l’amabilité et la bonté devraient au contraire nous caractériser.

La raison fait perdre son emprise à la colère

La colère perd son emprise lorsque nous prenons conscience que ce que nous souhaitons obtenir est mieux servi par la raison. Céder à la colère est un choix que nous faisons et il est de notre ressort de ne pas succomber aux jugements erronés. Ce n’est pas chose facile et personne n’est à l’abri de ses émotions. Il faut de la pratique ; cependant, nous devrions nous rappeler que chaque moment de colère évité est un moment que nous pourrions vivre dans la joie.


[1] Note des traducteurs : les stoïciens distinguent la passion (pathos / perturbatio animi) et les bonnes passions ou bonnes affections (eupatheiai / constantiae) d’une part, et les premières réactions incontrôlées, parfois appelées pré-passions, ou signes avant-coureurs de la passion (propatheiai) d’autre part.

[2] Note des traducteurs : les stoïciens ont mis en évidence trois bonnes passions (eupatheiai / constantiae), à savoir la joie ou le contentement (chara / gaudium), le souhait raisonnable ou la volonté (boulêsis / voluntas) et la vigilance ou la circonspection (eulabeia / cautio).


Crédits: Photo de Dmitry Demidov provenant de Pexels.

2 commentaire

  1. Quelle différence existe t il entre la haine et la colère ?

    1. Pour Cicéron, qui reprend la classifications des passions proposée par Zénon dans son traité Sur les passions, la colère et la haine appartiennent à la même famille de passions. Et en tant que passions, elles sont toutes deux une impulsion excessive née d’un jugement erroné:

      “Le désir est une tendance irrationnelle , sous laquelle sont rangées les passions suivantes: la frustration, la haine, l’esprit de dispute, la colère, la pusillanimité, la honte, la frayeur, l’épouvante, l’angoisse…”

      Quant à ce qui les distingue, je dirais, sans avoir de textes pour l’appuyer toutefois, que la colère est une impulsion excessive née d’un jugement erroné sur une situation (le sentiment d’avoir été lésé que mentionne l’article ci-dessus), tandis que la haine est une aversion excessive née d’un jugement erroné sur une personne. Dans tous les cas, la haine et la colère s’opposent à l’amour et la bienveillance à l’égard d’autrui qui est au coeur de l’éthique stoïcienne en raison de la sociabilité naturelle de l’homme, et sont évoqués ensemble également par Marc Aurèle dans cette pensée:

      “Je ne puis non plus me fâcher contre mon parent ni le haïr, car nous sommes faits pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents, celle d’en haut et celle d’en bas. Agir en adversaires les uns des autres est donc contre nature. Or c’est traiter quelqu’un en adversaire que de s’emporter contre lui ou de s’en détourner.” (Marc Aurèles, Pensées, II, 1)

      Une autre différence pourrait être la durée de cette impulsion excessive, la colère étant , comme le dit Sönèque, une folie passagère, tandis que la haine peut facilement s’installer dans le temps. Mais là encore, je n’ai pas en tête de passages exprimant cette idée.

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