Le stoïcisme au XXIème siècle, reconstruction ou réappropriation?

Étudier et pratiquer le stoïcisme dans notre société contemporaine, alors que la tradition qui assurait dans l’Antiquité la transmission de la doctrine et des exercices spirituels s’est interrompue, peut apparaître comme une gageure voire une fantaisie. Cet article pose la question des différentes approches qui s’offrent à nous. Le travail ne sera pas de choisir telle ou telle démarche mais principalement d’utiliser raisonnablement les différents moyens qui permettent de revivifier l’École du Portique1.

La philosophie, discipline intellectuelle ou modèle existentiel ?

Une pratique de la philosophie ?

Lorsque que l’on dit : « j’étudie le stoïcisme » nous ouvrons d’emblée un questionnement. S’agit-il d’une étude académique des écoles stoïciennes de l’Antiquité ou d’une implication personnelle, véritable discipline de vie, inspirée par l’École du Portique. La réponse se précise lorsque l’on dit : « je m’efforce de pratiquer le stoïcisme » cette réponse sous-entend que nous avons étudié la doctrine stoïcienne telle qu’elle nous est parvenue par les textes et que nous nous efforçons de régler notre existence en la pratiquant.

Dans l’Antiquité, cette question était sans objet. Le philosophe appartenait à une École qui enseignait des théories tout en alliant une discipline de vie2. Lors de la christianisation de l’Occident, les enseignements philosophiques ont été soit intégrés par les Pères de l’Église, par exemple Augustin, soit ont disparu avec les cultes anciens3. La philosophie entre en sommeil à partir de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge4 pour être intégrée peu à peu dans les disciplines scolastiques. À partir de la Renaissance, la philosophie a fini par constituer une discipline universitaire, dont l’objet a été l’étude des courants philosophiques. Dès lors, elle a disséqué les textes anciens comme objets de connaissance liés à une époque et cette étude extérieure n’impliquait bien évidemment pas une pratique personnelle, la dimension spirituelle ayant été reprise par la sphère religieuse. Lorsque aujourd’hui on évoque la possibilité de faire revivre la philosophie antique, de nombreux universitaires, spécialistes de ces courants de pensée, émettent des réserves ou même nient purement et simplement cette possibilité notamment en raison des anachronismes. C’est le cas, par exemple, de Thomas Bénatouïl5 qui souligne qu’une pratique contemporaine du stoïcisme relèverait plus d’une démarche sectaire que d’une attitude philosophique : « Vivre et enseigner publiquement le stoïcisme reviendrait aujourd’hui à faire du stoïcisme l’une de ces nouvelles religions dont les journalistes prétendent qu’elles sont en phase avec l’individualisme de nos sociétés6. » Une telle position illustre le décalage qui peut exister entre une discipline scolaire et une démarche alliant discipline intellectuelle et pratique. Toutefois, c’est justice de reconnaître que d’autres universitaires ont adopté des positions contraires. Nous pouvons citer Pierre Hadot qui, par sa formation d’historien et de philologue, a proposé une approche vivante des philosophies antiques tout en prenant du recul face à la posture scolastique qui vise plus à former au métier de clerc et de professeur qu’à forger des consciences7, position aussi soutenue par Pierre Haese8. L’école philosophique anglo-saxonne a prôné également la possibilité de vivre un stoïcisme contemporain comme en atteste les travaux de Donald Robertson, Lawrence C. Becker, Massimo Pigliucci, Patrick Ussher9.

Surmonter l’anachronisme

La pratique contemporaine du stoïcisme, dans un temps et un milieu qui est bien différent de ses origines, deux millénaires nous éloignent de l’époque où il fleurissait dans le bassin méditerranéen, pose de nombreuses interrogations notamment sur la vision du monde, la φυσική [physikḗ] et les éléments de logique10. Ce questionnement se pose également pour les pratiques religieuses résurgentes notamment les cultes traditionnels de l’Antiquité qui n’ont pas eu une histoire continue (cultes romains, helléniques, égyptiens ou hébraïques). Dans ce travail de restauration, deux voies peuvent s’ouvrir, le reconstructionnisme et la réappropriation.

Le reconstructionnisme

Le reconstructionnisme est le fait de rétablir une culture, une philosophie voire une pratique religieuse ou rituelle, dont la pratique s’est éteinte avec le temps, en s’appuyant sur des sources historiques pour définir des modèles aussi proches que possible des réalités perdues. Aujourd’hui, il existe des reconstructionnismes celtique (druidisme), scandinave (Ásatrú), égyptien (kémitisme), romain, hellénique, judaïque etc. Le reconstructionnisme s’appuie sur des connaissances archéo­logiques, des travaux historiques et une étude des textes subsistants (souvent réduits à des fragments). Dans l’idéal, le reconstructionnisme permettrait de rétablir l’École du Portique telle qu’elle se manifestait à la fin de la période impériale. Toutefois, bien des difficultés surgissent :

‑ La première difficulté réside dans le contexte social ; notre société est différente de la société ancienne dans laquelle évoluaient les stoïcismes. Cette difficulté touche également les historiens ainsi que les traducteurs des textes anciens. En cela, les philosophes qui réfutent la possibilité d’une « renaissance » du Stoïcisme ont raison, il serait illusoire de vouloir vivre un stoïcisme à l’ancienne, un tel travail de reconstruction serait quelque peu artificiel, et l’enseignement initial serait inévitablement altéré. En un mot ce ne serait plus du Stoïcisme !

‑ En admettant que l’on puisse surmonter l’anachronisme sociétal, nous serions exposé au risque de constituer un dogme avec des divergences qui affaibliraient tous les courants en induisant des notions d’orthodoxie et, par voie de conséquence, des mouvements « hérétiques. » L’établissement d’un « dogme » est contraire à la doctrine stoïcienne.

‑ Enfin, nos savoirs ont profondément évolué et si nous nous en tenions à la vision des Anciens, en matière de Logique et de Physique, nous serions plus dans un cadre de croyances que de connaissances.

Ces réserves étant posées, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une démarche reconstructive pour les exercices spirituels (ἄσκησις [áskēsis]) et pour bien comprendre quelle était la position et l’esprit des anciens stoïciens dans l’établissement de la doctrine.

Une réappropriation

L’autre voie, la réappropriation, consiste à puiser dans les sources stoïciennes pour édifier une théorie et élaborer une pratique. Cette démarche ne consisterait pas à « rétablir » le stoïcisme mais à en extraire l’essence pour l’adapter à notre société et à nos connaissances pour initier un courant philosophique contemporain. Si l’Éthique peut être reprise sans grand changement, en revanche la Logique et la Physique doivent intégrer les connaissances actuelles tant dans les sciences mathématiques, physiques, naturelles, sciences du langage, humaines, éthologie, sciences cognitives etc. ; sachant que celles-ci ne peuvent pas constituer notre seul horizon au risque de basculer dans une vision scientiste. Au premier abord, un tel amendement pourrait paraître fragiliser la doctrine qui est un tout cohérent mais les stoïciens n’ont pas bâti leur théorie sur les connaissances de la Physique, ils ont intégré leurs savoirs dans leur vision systémique et rationnelle. Ainsi, si le stoïcisme devait émerger aujourd’hui, il intégrerait naturellement notre Connaissance.

Il va de soi que pour enrichir l’enseignement originel, nous pouvons puiser dans d’autres traditions dans la mesure où ces apports ne viennent pas contredire l’enseignement de l’École qui doit rester cohérent.

Comme on le voit, la réappropriation n’est pas sans risque et elle demande un travail rigoureux dans l’ajustement de la doctrine originelle pour éviter tout risque d’un détournement comme dans le « néo-stoïcisme chrétien11. »

En conclusion

Pierre Haese, dans son ouvrage12, évoque une « réinterprétation du stoïcisme ancien. » Cette voie féconde impose un travail original, notamment de définition, qui n’exclut aucune source notamment pour proposer aux progressants des exercices physiques et spirituels13. Une telle démarche serait conforme à l’esprit de l’École du Portique qui a vu se succéder non pas un stoïcisme mais des stoïcismes. Chaque progressant déroule son propre cheminement, cette diversité peut enrichir chacun, et les valeurs fondamentales du stoïcisme vont constituer une base commune qui harmonise ces progressants.

Notre démarche sera une synthèse équilibrée entre reconstructionnisme et réappropriation. Bien sûr, un tel travail pourrait être qualifié d’une pratique éloignée, voire déviante, des enseignements du Portique mais c’est celle qui est la plus fidèle au courant stoïcien. Celui qui lit aujourd’hui les textes qui nous sont parvenus14, qui s’y reconnaît et trouve une source d’inspiration, de connaissance de soi et de spiritualité doit accomplir un travail d’ajustement pour vivre le stoïcisme. Ce travail n’est pas nouveau… toutes les époques l’ont réalisé, l’œuvre de Sénèque en est le meilleur témoin. Tous ceux qui ressentent les spiritualités anciennes, dont la tradition s’est plus ou moins interrompue, sont confrontés à cette difficulté. Le stoïcisme présente une grande souplesse qui permet cette adaptation. Nous pouvons examiner les axiomes fondamentaux de l’École, en dégager les dénominateurs communs et engager la pratique en suivant ces guides15. Il ne s’agit pas d’initier un « néo-stoïcisme » en s’appuyant sur des interprétations ou sur une archéologie des idées mais de nous réapproprier la matière que nous ont léguée les Anciens et de la travailler avec fidélité et honnêteté sans se priver d’aller puiser dans d’autres cultures. Cette démarche originale pourra s’enrichir par un dialogue avec d’autres courants spirituels telles que le Vedānta, le bouddhisme, les religions du Livre, les spiritualités animistes etc.

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Bibliographie

Albertini, Eugène, L’empire romain, Peuples et Civilisations IV, PUF, Paris, 1970.

Becker, Lawrence C., A New Stoicism, Princeton University Press, 1998.

Bénatouïl, Thomas, Les Stoïciens III, Musonius, Epictète, Marc Aurèle, Paris, Les belles Lettres, 2009.

Bouveresse, Jacques, Wittgenstein, la rime et la raison, Paris, 1973.

Hadot, Pierre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995.

Haese, Pierre, Épictète en prison, Une rencontre improbable, Saint Denis, Edilivre, 2017.

Petit, Paul, Histoire générale de l’Empire romain, tome 3 Le Bas-Empire, Seuil, Paris, 1974.

Pigliucci, Massimo, « How to Be a Stoic, an evolving guide to practical Stoicism for the 21st century » in https://howtobeastoic.wordpress.com/

Robertson, Donald, Stoicism and the Art of Happiness – Ancient Tips For Modern Challenges, UKCP, 2013.

Spanneut, Michel, Le stoïcisme des pères de l’Église de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie (coll. Patristica Sorbonensia, Bd. 1), Paris, 1957. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, 1969, 480 pages ; ainsi que Permanence du stoïcisme de Zénon à Malraux, Gembloux, 1973, 416 pages ; Le Stoïcisme et Saint Augustin, Michele Pellegrino, Turin, 1975 ; Sénèque au Moyen-Âge, Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale, XXXI, 1964, pp. 32-42 ; La notion de nature, des stoïciens aux pères de l’Église, Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale, XXVII, 1970, pp. 165-173 ; Permanence de Sénèque le Philosophe in Bulletin de l’Association Association Guillaume Budé, (1980) vol. N° 14, p. 361-407 ; Commentaire sur la paraphrase chrétienne du Manuel d’Épictète, Introduction, texte (partiellement) inédit, apparat critique, traduction, notes et index, Sources chrétiennes n° 503, Paris, 2007.


1 Note liminaire : J’ai reçu le livre de Pierre Haese, Épictète en prison, Une rencontre improbable, Saint Denis, Edilivre, 2017, alors que je finalisais le texte de cette communication. La lecture de cet ouvrage a révélé que Pierre développait la même problématique en la détaillant à la lumière de sa propre expérience. J’invite les lecteurs qui s’interrogent sur une pratique contemporaine du stoïcisme à lire ce témoignage d’une grande richesse humaine et porteur d’une belle espérance.

2 Cf. Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997, chapitre III, Les Pensées comme exercice spirituels, pp. 71 et suivantes.

3 Toute une série de mesures fût prise par les empereurs chrétiens contre les cultes et l’enseignement traditionnels qui seront dès lors qualifiés de « païens » ; citons Gratien en 382, Théodose en 391 (C. Th., XVI, 10, 10) et 392 (C. Th., XVI, 10, 12) et notamment Justinien qui publia une ordonnance en 529 pour fermer les écoles philosophiques. Cf. Eugène Albertini, L’empire romain, Peuples et Civilisations IV, PUF, Paris, 1970, pp. 390-394. Paul Petit, Histoire générale de l’Empire romain, tome 3 Le Bas-Empire, Seuil, Paris, 1974, pp.129-131.

Sur les emprunts du stoïcisme par les Pères de l’Église, on peut consulter les ouvrages de Michel Spanneut : principalement Le stoïcisme des pères de l’Église de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie (coll. Patristica Sorbonensia, Bd. 1), Paris, 1957. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, 1969, 480 pages ; ainsi que Permanence du stoïcisme de Zénon à Malraux, Gembloux, 1973, 416 pages ; Le Stoïcisme et Saint Augustin, Michele Pellegrino, Turin, 1975 ; Sénèque au Moyen-Âge, Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale, XXXI, 1964, pp. 32-42 ; La notion de nature, des stoïciens aux pères de l’Église, Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale, XXVII, 1970, pp. 165-173 ; Permanence de Sénèque le Philosophe in Bulletin de l’Association Association Guillaume Budé, (1980) vol. NO 14, p. 361-407 ; Commentaire sur la paraphrase chrétienne du Manuel d’Épictète, Introduction, texte (partiellement) inédit, apparat critique, traduction, notes et index, Sources chrétiennes n° 503, Paris, 2007.

4 Hormis quelques esprits indépendants comme Boèce (480-525), Cassiodore (485-580), Alcuin (735-805), Jean Scot Erigène (XIe s.) etc.

5 Thomas Bénatouïl est professeur à l’université de Lille, il enseigne l’histoire de la philosophie antique (hellénistique et romaine) en particulier le stoïcisme et le scepticisme.

6 Thomas Bénatouïl, Les Stoïciens III, Musonius, Epictète, Marc Aurèle, Paris, Les belles Lettres, 2009, p. 207 et pp. 207-208. Cette réfutation paraît d’autant plus troublante que la thèse de Thomas Bénatouïl porte sur la pratique du stoïcisme… : La pratique du stoïcisme : recherche sur la notion d’usage (khrésis) de Zénon à Marc Aurèle, 2002, Université Paris XII-Val de Marne, sous la direction de Carlos Lévy.

7 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, pp. 390-391. Cette critique objective est aussi celle de Jacques Bouveresse (cf. Wittgenstein, la rime et la raison, Paris, 1973, p. 74) et Pierre Haese, ouvrage cité, pp. 84-91.

8 Pierre Haese, Épictète en prison, Une rencontre improbable, Saint Denis, Edilivre, 2017, pp. 83-156.

9 Massimo Pigliucci : « How to Be a Stoic, an evolving guide to practical Stoicism for the 21st century » in https://howtobeastoic.wordpress.com/ ; Donald Robertson, Stoicism and the Art of Happiness – Ancient Tips For Modern Challenges, UKCP, 2013 ; Lawrence C. Becker, A New Stoicism, Princeton University Press, 1998. Patrick Ussher, Vivre le stoïcisme aujourd’hui, ISBN : 1507155409, Éditions Phylactère, 2017 (format électronique).

10 L’exposé de la doctrine stoïcienne étant traditionnellement divisé en trois parties, φυσική [physikḗ] traduit généralement par « Physique » mais qui signifie « observation ou étude des choses de la nature (φύσις, [phúsis]) » ; τὸ ἠθικόν [ēthikón], rendu par « Éthique » mais dont le sens serait plutôt « étude de la morale, du savoir être (ἦθος [ē̃thos]) » et τὸ λογιϰόν [logikón], traditionnement traduit par « Logique », qu’il serait plus exact de rendre par « étude de la raison, du discernement (λόγος [lógos]). »

11 Pierre Haese, ouvrage cité, pp. 107-109.

12 Pierre Haese, ouvrage cité, p. 133.

13 Cf. les contributions d’Elen Buzaré et de Jérôme Robin. Les exercices stoïciens, ἄσκησις [áskēsis] n’ont pratiquement pas étés transmis, la tradition s’étant perdue au Bas-Empire lors de la christianisation. Il est probable que ces exercices ont été intégrés dans les disciplines des Pères de l’Église et notamment des Pères grecs. Les recherches et les travaux d’Elen et de Jérôme nous apportent une base pour enrichir notre pratique, πρᾶξις [prãxis].

14 Sources : Comme bien des travaux de l’Antiquité, les œuvres des premiers stoïciens ne sont pas parvenues directement jusqu’à nous. Nous n’en avons connaissance que de manière indi­recte par les citations qu’en font les biographes, doxographes ou commentateurs, tels Diogène Laërce, Sextus Empiricus et Cicéron. En revanche, parmi les textes du stoïcisme de l’époque impériale certains ont été mieux transmis, nous pouvons citer les écrits de Sénèque, notamment les Lettres à Lucilius, le Manuel et les Entretiens d’Épictète et enfin les Pensées de Marc Aurèle.

15 Le blog de Stoa Gallica a vocation de réunir les travaux qui permettront de structurer cette réappropriation.


Crédits: Stoa d’Attale, par RoyBatty8888, Licence CC BY-SA.

[cite]

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