Lumière sur… David Lebreton

Mes activités philosophiques

D’abord et avant tout, je suis enseignant. Professeur de philosophie depuis l’obtention de l’agrégation en 2005, j’enseigne au lycée dans la région où je vis depuis lors, la Touraine, d’abord à Amboise, puis Chinon et enfin Joué-lès-Tours. Au fil de ces quinze années, j’ai souvent eu une activité d’enseignement complémentaire. Tout d’abord, j’ai fait passer des oraux (les fameuses colles ou khôlles) en C.P.G.E. scientifiques, à Orléans. Ensuite, pendant trois années, à l’hôpital Bretonneau de Tours, j’ai encadré un atelier pédagogique dont l’objectif était d’accompagner la scolarisation d’enfants autistes, au collège ou en lycée. Là, il ne s’agissait pas de philosophie mais plus largement de pédagogie. Lorsque cet atelier a pris fin, il se trouve que j’ai été recruté comme chargé de cours au département de philosophie de l’université de Tours ; j’y ai assuré des cours d’histoire de la philosophie moderne, puis antique et un T.D. de méthodologie de la dissertation. Plus récemment, j’ai enseigné en milieu carcéral, à raison de deux heures par semaine.

Ayant fait mes études à Nantes et gardant des contacts avec mes anciens professeurs, j’ai eu l’opportunité de participer à une manifestation philosophique extraordinaire, un festival annuel de philosophie, Les Rencontres de Sophie. Chaque édition se concentre sur un thème et le décline en conférences, tables rondes, projections de films… et un abécédaire auquel j’ai plusieurs fois contribué. Il s’agit de traiter, en vingt minutes, un aspect du thème en s’appuyant sur un mot-clé. T comme Tentation, D comme Diogène, N comme Nutella ou Y comme Yoda : ce festival s’adressant à un public assez large de non-spécialistes, il est intéressant de s’emparer d’objets qui ne sont pas d’habitude ceux de notre discipline et d’en faire des portes d’entrée vers la réflexion philosophique.

Un collègue a créé une maison d’édition, M-éditer, pour mettre en valeur le travail réalisé à cette occasion et il m’a proposé de créer une chaîne YouTube pour diffuser cette partie de mon activité. Pour alimenter cette chaîne, et parce que je suivais la page Stoa Gallica, l’envie m’est venue de consacrer quelques vidéos pédagogiques au stoïcisme d’Epictète, en prenant le temps d’examiner le texte ; je ne voulais pas me lancer dans un digest, un survol du Manuel en cinq minutes, entrecoupé de quelques jeux de mots ou répliques de films comme on en trouve sur ce genre de plateformes. Je ne suis pas YouTubeur, alors je conserve quelque chose de très académique dans ma manière de faire. Je voulais également faire droit à la rigueur, à la profondeur d’un courant de pensée qu’une certaine mode tire parfois vers quelque chose de plus superficiel, de plus psychologisant du type coaching…

Et puis, il y a une dizaine d’années à présent, j’ai commencé à travailler en partenariat avec le réseau des bibliothèques municipales de Tours : ils voulaient mettre sur pied des animations qui inciteraient les usagers à faire vivre le fonds d’ouvrages de philosophie ; je souhaitais m’adresser aux adultes qui n’ont plus toujours l’occasion de fréquenter la philosophie après le lycée. Nous avons élaboré différents rendez-vous et l’un d’eux, Serial philo, a su trouver son public. Il s’agit de conférences, trois par an en moyenne, qui prennent pour point de départ les séries TV que nous connaissons tous et qui en proposent une analyse philosophique. En huit ans, mon collègue Hugo Clémot et moi, avec la complicité des bibliothécaires de Tours et la participation de plusieurs intervenants, avons traité un nombre significatif de séries : Dexter, Lost, Breaking Bad, Stranger Things, Sherlock, The Walking Dead, Game of Thrones, Le Bureau des légendes…

Ma rencontre avec le stoïcisme

Comme je l’ai évoqué plus haut, j’ai fait mes études à Nantes et ma première rencontre avec le stoïcisme remonte certainement à un cours d’histoire de la philosophie antique, donné par Robert Muller (le traducteur des Entretiens d’Epictète, chez Vrin) dans le cadre de la Licence et de la préparation à l’agrégation. « Epicuriens et stoïciens ». Un cours de grande qualité mais pas une révélation, pour ma part. A vrai dire, je garde de mes années universitaires une impression étrange. Le département de philosophie, à Nantes, comptait une moitié d’enseignants qui se consacraient à la philosophie continentale, d’inspiration phénoménologique ; mais la seconde moitié s’intéressait à la philosophie analytique, ce qui était assez original, d’autant que tous vivaient en bonne intelligence, sans hostilité entre les « chapelles » philosophiques. Il en résultait pour certains étudiants un engouement extraordinaire pour quelques figures de la philosophie analytique, au premier rang desquels Wittgenstein. Et j’étais à la fois intrigué, admiratif et inquiet de ce phénomène. Je me disais que cela devait être formidable de rencontrer ainsi un auteur qui vous convient tellement ; mais je trouvais presque anti-philosophique de s’affilier de la sorte à une pensée, au risque d’en faire une idéologie, avec tout l’aveuglement et la mauvaise foi que cela pouvait entraîner… J’ai fini mes études sans avoir de chapelle, si ce n’est que la philosophie analytique m’était plutôt indifférente.

Et puis, alors que j’enseignais déjà, j’ai fait deux lectures marquantes, qui m’ont ouvert une voie vers la philosophie antique et en particulier le stoïcisme. Il s’agit d’une part des ouvrages de Pierre Hadot (notamment son article sur les exercices spirituels) et d’autre part de L’Herméneutique du sujet, le cours de Michel Foucault au Collège de France. De ces rencontres est né le projet de prolonger mes études par une thèse de doctorat. Mon premier mouvement fut de me pencher sur les liens entre cynisme et stoïcisme pour finalement m’intéresser, suite à la lecture d’une étude d’A.J. Voelke, à l’idée que la philosophie peut être une thérapie de l’âme. Le stoïcisme s’impose comme une référence incontournable sur ce point, d’autant que je veux étudier ce qu’il reste de cette tradition chez Descartes et on sait quelle influence le Portique a eu sur sa morale provisoire ou encore sa correspondance avec la Princesse Elisabeth de Bohème. J’ai ainsi sérieusement entrepris de me former à la philosophie stoïcienne.

Néanmoins, à ce stade, le stoïcisme n’était pour moi guère plus qu’un sujet académique. Enthousiasmant, certes… Source d’un grand plaisir intellectuel, aussi… Mais rien de plus. Sans doute la fréquentation plus assidue des textes stoïciens entraîne-t-elle une sorte d’imprégnation. Mais il a fallu quelque chose d’autre pour que le stoïcisme devienne plus qu’un centre d’intérêt ; pour que cela soit une ressource vers laquelle me tourner dans la conduite de mon existence…

Ce que le stoïcisme a changé pour moi

Ce virage a probablement été amorcé par la fréquentation appuyée des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, qui reste l’un de mes ouvrages philosophiques de prédilection. Il importe moins pour ce qu’il dit, parce qu’en fin de compte d’autres textes stoïciens sont plus appropriés à la découverte de la doctrine que celui-ci, que pour ce qu’il fait. Ce cahier d’exercices spirituels de l’empereur est tout bonnement exceptionnel et a constitué une invitation à m’emparer des exercices qu’il décrit : méditation, préméditation des maux, concentration sur le présent, retour à la définition physique des choses…

Je me souviens que Denis Moreau, professeur d’histoire de la philosophie moderne, spécialiste de Descartes et désormais co-directeur de ma thèse, nous avait fait cours sur la Lettre-préface des Principes de la philosophie en développant l’idée qu’il y a un temps pour philosopher, et que ce n’est pas pendant une crise, pendant une catastrophe, qu’il est judicieux de le faire. Celui qui se tourne vers la philosophie quand il souffre ne pourra guère y trouver de soutien de dernière minute et il s’en détournera, amer, lui reprochant de n’avoir rien pu faire pour le soulager. Ce n’est pas quand on est gravement malade qu’il faut maladroitement tenter de se former à la médecine ; il fallait le faire avant…

J’en ai fait l’expérience, il y a trois ans de cela. Un événement particulièrement traumatisant a fait que je me suis retrouvé aux prises avec certains flashs, certains souvenirs très intrusifs et douloureux. Il ne s’agissait pas de souvenirs froids, par lesquels on repense à quelque chose de passé ; c’était le retour violent et presque physique d’une situation qui se réactualisait soudainement, sans prévenir. Comme une attaque. J’ai songé aux exercices antiques, au stoïcisme et je me suis dit qu’il devait bien y avoir quelque image mentale susceptible de me servir de protection. Et j’ai trouvé. Pas tout de suite, d’ailleurs : la première tentative fut un échec. Quand ces réminiscences survenaient, je m’efforçais de visualiser une sorte de bulle dans laquelle je serais abrité. Cela ne fonctionnait pas, les idées sombres étaient toujours là, leur agression se poursuivait. J’ai fini par comprendre que la stratégie était mauvaise : les idées contre lesquelles je luttais étaient déjà présentes à mon esprit et il ne servait à rien de vouloir les empêcher de m’atteindre, c’était fait. Alors j’ai ajusté l’exercice : je me suis représenté une arène semblable à celle des sumos et j’ai imaginé que le traumatisme était un adversaire que je devais empoigner et repousser jusqu’à le faire sortir de l’arène. Le changement était minime, par rapport à la première image et je ne pensais pas vraiment que cela pourrait suffire mais ce petit exercice s’est avéré bien plus efficace que ce que j’aurais cru. Ma situation s’est apaisée.

Toutefois, il y a quelques mois, de façon inattendue, des angoisses de mort d’une force inédite pour moi m’ont pris d’assaut. C’est idiot, on pourrait presque penser que cela fait partie du métier de philosophe ou de professeur de philosophie ; ce serait, à la limite, une faute professionnelle que de ne pas faire cette expérience. Pourtant, quand cela arrive, on éprouve un sentiment atroce et, malgré la lucidité qu’on revendique et le courage dont on veut faire preuve dans de telles circonstances, force est de reconnaître qu’on paierait cher pour ne plus avoir l’attention focalisée sur cette idée, sur cette angoisse. Là encore, je me suis dit que la fréquentation de la philosophie, des exercices spirituels, du stoïcisme notamment, devait m’avoir donné les moyens de faire face. Nous avons tous, étudiants en philosophie, lu et relu les mots d’Epicure sur le fait que « la mort n’est rien pour nous »… Il fallait à présent mettre tout cela à l’épreuve du réel. Le slogan épicurien a vite été balayé par les angoisses et c’est encore une fois une approche plus stoïcienne qui s’est montrée la plus efficace. Marc Aurèle m’a fourni le soutien le plus précieux. On trouve chez lui plusieurs pensées visant à se replacer dans l’ordre du monde, non seulement parmi les hommes mais aussi dans l’univers tout entier. La perspective de ma propre disparition, scandaleuse quand je la considère à mon échelle, est insignifiante si je l’examine du point de vue de l’univers. La frayeur que déclenche l’idée qu’à ma mort et pour le reste des temps, j’aurai disparu de ce monde, se calme quand je me souviens qu’avant ma naissance, pendant des milliards d’années, je n’ai pas été et n’en ai pas souffert. Lorsque je rapporte ce temps où je n’ai pas été à celui où je ne serai plus, le calme revient, tout est à nouveau plus paisible en moi. A vrai dire, se produit même un renversement assez stupéfiant. La rage de devoir un jour quitter cette vie et de ne pas pouvoir y rester indéfiniment cède la place à la gratitude. C’est tout de même extraordinaire que, au beau milieu de ces milliers, ces milliards d’années qui nous ignorent et nous écrasent, nous disposions d’un peu de temps. Et ce temps, c’est maintenant. La mort n’est plus l’anomalie, l’événement monstrueux qui dérange l’ordre des choses et dont on se morfond ; c’est la vie, la parenthèse enchantée qui court sur quelques décennies, qui apparaît alors comme une heureuse anomalie dont on doit se réjouir.

En fin de compte, le stoïcisme a contribué à bâtir en moi une « citadelle intérieure » où je peux me replier pour puiser dans les ressources nécessaires à la conduite de la vie, y compris dans ces moments les plus tourmentés. Mais il faut qu’il soit bien entendu que cette citadelle n’est pas le lieu dans lequel on fuit le monde, recroquevillé sur soi, réticent à reprendre le cours de sa vie. Au contraire, on s’y donne les moyens, l’énergie et l’envie de retourner au contact du monde et des autres.

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