Non, les Stoïciens ne sont pas insensibles !

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “Stoics are not unemotional!”. Traduction française de Guillaume Beauquesne revue par Maël Goarzin. Nous remercions l’auteur de cet article de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Ce texte prend place dans la série Défaire les préjugés, qui a pour objectif de répondre aux conceptions erronées du stoïcisme. Ici, il s’agit de contredire l’idée fausse selon laquelle les stoïciens n’ont pas d’émotions.


Non, les Stoïciens ne sont pas insensibles !

par Donald Robertson

« Les Stoïciens affirment qu’un homme sage est amical envers son prochain même lorsqu’il ne le connaît pas.

Il n’y a, en vérité, rien de plus admirable que la vertu, et l’homme qui aura su y accéder gagnera notre affection, où qu’il se trouve dans le monde »

Cicéron, La Nature des Dieux

L’idée fausse selon laquelle les Stoïciens n’éprouvent aucune émotion, à la manière des robots, ou de « Mr Spock » dans Star Trek, est tellement répandue que j’ai décidé de rassembler quelques notes synthétiques qui tendent à prouver le contraire, à partir de mon livre Teach yourself Stoicism and the Art of Happiness (2013).

Pyrrhon d’Elis, le fondateur du Scepticisme grec, est présenté avec humour comme étant tellement apathique, ou indifférent au monde, que ses disciples devaient l’entourer de très près afin de l’empêcher de tomber du haut des falaises ou de se retrouver en plein milieu du passage des chars à grande vitesse. Cette plaisanterie n’est jamais faite au sujet des Stoïciens, car eux, à l’inverse, étaient connus pour être activement engagés dans la vie familiale et politique. Quant aux Epicuriens, ils font de la recherche de la tranquillité, ou de l’évitement de la souffrance, le but de la vie, et ne considèrent pas vraiment les relations amicales avec leurs congénères comme ayant une valeur en soi. Cette vision les amenait souvent à se retirer de la vie politique ou familiale, et même souvent à vivre dans un certain isolement.

A l’opposé, les Stoïciens, pour qui la tranquillité n’est bonne que si elle accompagne les vertus de sagesse et de justice, considèrent que l’entente cordiale avec le reste de l’humanité est naturelle et fondamentale dans la poursuite de leur objectif de vie, à savoir : « vivre en accord » avec la raison, la Nature de l’univers, et avec l’humanité tout entière. Dans les faits, le texte fondateur du Stoïcisme, la République de Zénon, est articulé autour de son « rêve » d’une cité stoïcienne idéale, composée d’amis éclairées et bienveillants, menant une vie harmonieuse en communauté, sous la protection d’Eros, le Dieu de l’amour.

Epictète, par la suite, considère que c’est le concept stoïcien « d’action appropriée », dans nos relations familiales et sociales, et la « discipline de l’action », par laquelle les Stoïciens s’entraînent à agir de manière juste et philanthropique, qui a conduit à l’interprétation erronée selon laquelle ils seraient froids et distants, comme d’autres philosophes antiques peuvent l’être (Entretiens, III, 2).

Les Stoïciens pensent que nous sommes avant tout des animaux sociaux et rationnels, que nous éprouvons des sentiments « d’affection naturelle » pour nos proches, sentiments qu’il est logique et naturel d’étendre à l’ensemble de l’humanité, posant ainsi les bases d’une attitude appelée « philanthropie » stoïcienne. Et sans conteste, les Stoïciens, en accordant de la valeur aux autres, même de manière détachée, s’exposent de fait à une multitude de réactions émotionnelles naturelles, qui peuvent aller jusqu’à la détresse lorsque les biens qui ont de la valeur pour eux semblent menacés.

« Comment la vigne pourrait-elle se développer non à la manière de la vigne, mais à celle de l’olivier ? Comment de son côté l’olivier se développerait-il non comme un olivier mais comme la vigne ? C’est impossible, inconcevable ! Eh bien, l’homme lui non plus ne peut perdre totalement les motions humaines, et ceux qui s’infligent la castration ne peuvent du moins retrancher en eux les désirs virils. » (Epictète, Entretiens, II, 20, 18-19, trad. R. Muller)

Selon les Stoïciens de l’Antiquité, même le Sage le plus exemplaire éprouve une affection naturelle ou de l’amour pour les autres êtres humains, et n’est pas complètement insensible aux divers sentiments qui découlent naturellement des relations sociales amicales. Par exemple, Marc Aurèle ressentait certainement de l’amour pour son fils Commode, notoirement rebelle, tout en reconnaissant qu’il était en fin de compte au-delà de son pouvoir de totalement remédier à la folie et au caractère vicieux de son héritier. En effet, Marc Aurèle décrit le caractère stoïcien idéal, illustré par son propre professeur Sextus de Chéronée, comme étant « à la fois impassible et très aimable » (Pensées pour moi-même I, 9, trad. E. Bréhier). Le terme grec qu’il utilise peut aussi être traduit par « affection naturelle » ou « affection familiale », c’est le type d’amour que les parents ont pour leurs enfants.[1]

Les Stoïciens, en effet, cherchent à imiter Zeus, le père de l’humanité, en étendant leur affection naturelle à l’Humanité tout entière. Ceci permet de diluer l’émotion en l’empêchant de devenir un engouement pour un individu singulier, ou une « passion » irrationnelle dont ils veulent se libérer. D’où ce terme qui en découle, l’apatheia, qui signifie une absence de passions irrationnelles, malsaines ou excessives. Comme nous allons le voir, les Stoïciens insistent sur le fait que ce terme ne signifie pas pour eux « apathie » ou absence totale de sentiments envers autrui. Marc Aurèle se demande même quand il atteindrait un tel état d’affection et de contentement lui-même (Pensées pour moi-même, X, 1). Les chercheurs ont cependant noté que différents auteurs romains de cette période décrivent Marc Aurèle comme étant réputé pour son attitude « philanthrope », pour son amour de l’Humanité.

Comme il s’agit d’un malentendu très courant sur le Stoïcisme antique, cela vaut la peine de passer rapidement en revue quelques commentaires de leurs propres représentants à ce sujet.

Un premier exemple avec Diogène Laërce : ce dernier, après avoir décrit la théorie stoïcienne des passions irrationnelles, écrit au sujet des fondateurs du stoïcisme (probablement Zénon ou Chrysippe) :

« Ils disent encore que le sage est impassible (apathê, d’où le terme actuel « apathie »), du fait qu’il résiste aux propensions. Mais le mauvais est lui aussi impassible, au sens où le mot signifie dur et implacable. (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 117, trad. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé).

Epictète abonde dans ce sens en affirmant que les Stoïciens ne doivent pas être exempts de passions (apathê), dans le sens d’être « insensibles, comparables à des statues », et que ceci est intimement lié à la juste discipline de l’action (“l’action appropriée”) et le maintien de bonnes relations sociales et naturelles, en tant que membre de la famille et citoyen. (Entretiens, 3.2)

Cicéron illustre ceci à travers le Stoïcien Laelius, qui précise que ce serait l’erreur la plus fondamentale de tenter d’éliminer les sentiments d’amitié, car même les animaux éprouvent une affection naturelle pour leur progéniture, ce que les Stoïciens estiment être le fondement de l’amour et de l’amitié entre humains (Laelius de amicitia, 13). Non seulement nous perdrions notre qualité d’être humain en éliminant ces affections naturelles entre amis, précise-t-il, mais nous serions réduits à une condition inférieure à celle des animaux, celle d’un simple tronc d’arbre ou d’une pierre. Il ajoute que nous devrions faire la sourde oreille à quiconque suggère de manière stupide que, pour vivre une bonne vie, il est nécessaire d’avoir, en termes d’émotions, « la dureté du fer ».

Dans la même veine, Sénèque ajoute :

« Il y a des maux qui atteignent le sage, sans l’abattre d’ailleurs, comme la douleur physique, les mutilations, la perte d’un ami, d’un enfant, les revers d’une patrie dévorée par la guerre : à ces choses j’avoue qu’il est sensible, car nous ne lui imposons pas la dureté du roc ou du fer. » (Sénèque, De la Constance du Sage, X, 4, trad. R. Waltz, revue par P. Veyne).

L’idée que le Sage stoïcien est totalement dépourvu d’émotions n’est pas cohérente, comme le fait remarquer Sénèque. Soulignons une anecdote concernant Diogène le Cynique, à qui un Spartiate demande s’il ressent le froid lorsqu’il s’entraîne, en plein hiver, à se mettre totalement nu et enlaçe une statue en bronze. Diogène lui répond que non, ce à quoi le Spartiate réplique : « Alors, en quoi ce que tu fais est-il si impressionnant ? » (Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens, 233a)

Comme le laisse entendre Sénèque, les vertus de courage et d’autodiscipline semblent exiger que le Sage stoïcien fasse réellement l’expérience de quelque chose qui s’apparente à la peur et au désir, sinon il n’a aucun sentiment à surmonter. Un homme courageux n’est pas un homme qui ne ressent absolument aucune peur, mais quelqu’un qui agit courageusement malgré son anxiété.

Un homme ayant une grande autodiscipline ou une grande retenue n’est pas quelqu’un qui ne ressent aucun désir mais quelqu’un qui surmonte ses pulsions en s’abstenant d’y céder. Le Sage vainc ses passions en devenant plus fort qu’elles, et non en éliminant toute émotion de sa vie. L’idéal stoïcien, par conséquent, n’est pas d’être sans passion (apathê) dans le sens d’être « apathique », « froid », « insensible » ou « rigide comme une statue de pierre ou de fer ». Il s’agit plutôt d’éprouver une affection naturelle envers nous-mêmes, les êtres qui nous sont chers, et les autres êtres humains, et de valoriser une vie en accord avec la Nature, ce qui ouvre sans doute la porte aux réactions émotionnelles liées à la perte ou la frustration. Par ailleurs, Sénèque explique que les Epicuriens associent l’apatheia à « un esprit insensible aux sentiments », et cette « insensibilité » est tout le contraire de la vision stoïcienne (Lettres à Lucilius, 9). « C’est toute la différence entre nous, les Stoïciens et les Epicuriens ; notre Sage peut surmonter tout inconfort, mais le ressent ; le leur ne le ressent même pas ». La vertu du Sage consiste en sa capacité à endurer les émotions douloureuses et à s’élever au-dessus d’elles, avec magnanimité, tout en continuant à maintenir ses relations et son interaction avec le monde.

Ailleurs, Sénèque écrit :

« Non, je ne mets pas le sage à part des autres hommes ; je ne l’isole pas de la douleur comme un roc insensible. Je me souviens qu’il est composé de deux parts ; l’une, dénuée de raison, ressent les morsures, les brûlures, la souffrance ; l’autre, en tant que douée de raison, s’appuie sur d’inébranlables convictions ; elle est intrépide, indomptable. […] Que l’on n’imagine pas d’après nous une vertu en l’air et hors de la nature. Le sage tremblera, souffrira, pâlira ; il n’y a là que de la sensibilité physique. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, 71, 27-29, trad. H. Noblot, revue par P. Veyne)

Addendum

Depuis que j’ai écrit cet article, Brad Inwood a publié son excellent Stoicism : A Very Brief Introduction, ouvrage dans lequel l’auteur tire essentiellement les mêmes conclusions :

Il existe un stéréotype tenace concernant le Stoïcisme qui affirme que c’est un courant qui prône une rationalité de tous les instants, sans la moindre trace d’émotion – Mr Spock de Star Trek en quelque sorte. Il est désormais généralement acquis que cette vision du stoïcisme n’est pas du tout adéquate, et les spécialistes mettent de plus en plus l’accent sur le fait que les passions (pathé), que les sages stoïciens sont censés ne pas éprouver, sont très éloignées de ce qu’on appelle communément des émotions, mais sont plutôt un faisceau d’états mentaux considérés comme pathologiques. Le Sage peut tout à fait être considéré comme parfaitement rationnel, mais cela ne l’empêche pas de vivre des expériences affectives ou émotionnelles.

Brad Inwood est l’un des plus grands spécialistes universitaires du Stoïcisme et professeur de Philosophie et de Lettres classiques à Yale.

Une autre excellente introduction au Stoïcisme publiée par un spécialiste universitaire dans ce domaine est à souligner : Lessons in Stoicism de John Sellars[2].

En anglais moderne, le mot « stoïque » a pris comme sens premier « insensible et sans émotion », et revêt généralement une connotation négative[3]. […] Lorsque les Stoïciens de l’Antiquité recommandaient d’éviter les émotions, ils parlaient avant tout des émotions négatives (comme la colère).

Il ajoute :

Contrairement aux idées reçues, les Stoïciens ne suggèrent pas que l’on devrait ou même que l’on pourrait devenir des blocs de pierre insensibles. Tous les humains font l’expérience de ce que Sénèque appelle des ‘réactions primaires’. Ces réactions arrivent quand nous sommes touchés par une expérience, et qu’on se sent nerveux, choqués, excités ou apeurés, ou qu’on fond en larmes. Toutes ces réactions sont parfaitement naturelles : elles sont des réponses physiologiques du corps mais pas des émotions au sens stoïcien du terme. Quelqu’un qui est contrarié et qui entrevoit momentanément une vengeance, mais finit par ne pas passer à l’action, n’est pas en colère, selon Sénèque, car il garde le contrôle.

Et de conclure :

Les Stoïciens n’envisagent certainement pas de transformer les gens en blocs de pierre. Nous aurons toujours les réactions habituelles en fonction des événements – nous sursauterons, nous nous déroberons, serons momentanément effrayés ou gênés, pleurerons – et nous aurons toujours des relations fortes et affectueuses avec nos proches. Ce que nous ne ferons pas en revanche, c’est développer des émotions négatives comme la colère, le ressentiment, l’amertume, la jalousie, l’obsession, la peur permanente ou un attachement excessif. Ces choses peuvent détruire une vie et c’est ce que les Stoïciens estiment devoir éviter en priorité.


[1] Note du traducteur : Dans ses Lettres à Fronton, Marc Aurèle évoquera d’ailleurs à plusieurs reprises « l’amour » qu’il voue à son précepteur, évoquant par ce terme un lien amical, une amitié vive, intellectuelle et forte, nuance avec « l’amour » comme on le conçoit de nos jours.

[2] Ndtr : vous trouverez un compte-rendu en français de cet ouvrage sur cette page : https://stoagallica.fr/lessons-in-stoicism-john-sellars/

[3] Ndtr : vous trouverez la traduction française d’un article de Donald Robertson portant précisément sur la distinction entre le sens courant du terme stoïque et le stoïcisme conçu comme école philosophique sur cette page : https://stoagallica.fr/quelle-difference-entre-stoicisme-et-stoicisme-par-donald-robertson/


Crédits: Photo by Stefan Cosma on Unsplash

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