Sur l’usage des indifférents distribués par Fortuna

Les deux faces d’une pièce représentant la Fortune (à droite)

« Formons donc notre âme à l’intelligence et à l’acceptation de son sort. Apprenons-lui qu’il n’est rien que n’ose la Fortune ; qu’elle a sur les empires les mêmes droits que sur ceux qui les gouvernent, qu’elle peut contre les villes tout ce qu’elle peut contre les hommes. Il ne faut pas s’en indigner. Dans l’univers où nous sommes entrés, ce sont ces lois qui régissent l’existence. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, 91, 15 (trad. H. Noblot, revue par P. Veyne).

Chez les Stoïciens, la Fortune représentait la grande force qui mène le monde, celle qui peut tout aussi bien distribuer les bienfaits que les reprendre, infliger des souffrances que vous en préserver. Tout ce que la Fortune nous réserve ne dépend pas de nous et rentre dans la catégorie des indifférents.

Selon Diogène Laërce, dans son exposé général des doctrines stoïciennes[1]:

« indifférent se dit en deux sens :

  1. C’est ce qui ne contribue ni au bonheur ni au malheur, comme c’est le cas de la richesse, la bonne réputation, la santé, la force et les choses semblables. Il est en effet possible d’être heureux sans ces choses, bien qu’une certaine façon de les utiliser puisse servir au bonheur ou au malheur. Ils mettent en mouvement l’impulsion ou la répulsion.
  2. Ce qui ne met en mouvement ni l’impulsion ni la répulsion, comme le fait d’avoir sur la tête un nombre pair ou impair de cheveux, et de tendre le doigt ou de le plier.

C’est pourquoi certains de ces indifférents sont objets de choix, les autres de rejet, tandis que les indifférents de l’autre type sont équivalents par rapport au choix et au rejet. »

On distingue ensuite parmi les indifférents :

  • Ceux qui sont préférables car ils ont de la valeur ;
  • Ceux qui sont non préférables (ou rejetables) car ils sont sans valeur.

Revenant à l’exposé de Diogène Laërce sur les indifférents[2] :

« Sont donc préférables les choses qui ont aussi de la valeur :

  • Dans le domaine de l’âme : talent naturel, art, progrès et les choses semblables ;
  • Dans le domaine du corps : vie, santé, vigueur, robustesse, habileté, beauté et les choses similaires ;
  • Dans le domaine des choses extérieures : richesse, réputation, bonne naissance et les choses semblables.

Sont rejetables :

  • Dans le domaine de l’âme : l’absence de talent naturel, l’absence de dispositions artistiques et les choses semblables ;
  • Dans le domaine du corps : mort, maladie, faiblesse, mauvaise condition physique, infirmité, laideur et les choses semblables ;
  • Dans le domaine des choses extérieures : pauvreté, manque de considération sociale, mauvaise naissance et les choses similaires.»

Comme rappelé par Pierre Hadot[3], les stoïciens avaient développé une théorie assez élaborée de la notion de « valeur ». Selon leur doctrine, ils distinguaient trois degrés de valeur :

  1. les choses qui sont parties intégrantes de la vie en accord avec la nature, c’est-à-dire de la vertu, qui contribuent à la pratique de la vie morale. Ces choses ont une valeur absolue.
  2. les choses pouvant aider d’une manière secondaire à la pratique de la vertu. Choses en soi ni bonnes, ni mauvaises, indifférentes par rapport au bien moral, mais dont la possession ou l’exercice permet de mieux pratiquer la vie vertueuse, exemple : la santé qui rend possible l’accomplissement des devoirs, la richesse si elle permet de secourir son prochain. Ces choses n’ont pas une valeur absolue, mais hiérarchisées selon leur rapport plus ou moins étroit avec le bien moral.
  3. les choses qui, dans certaines circonstances, pourraient être utiles à la vertu, des choses qui, en soi, n’ont aucune valeur, mais que l’on peut échanger en quelque sorte pour un bien.

Pierre Hadot souligne l’importance de l’exercice de la discipline du jugement visant à reconnaître la valeur exacte d’une chose. En effet, à partir des erreurs de jugement se produit la perversion qui atteint la pensée, perversion d’où germent de nombreuses passions qui sont causes d’instabilité.

« Tout ce qui relève de la Fortune n’apporte de fruit, de l’agrément que si leur possesseur se possède lui-même et ne devient pas la chose de ce qui lui appartient. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, 98, 2.

Parmi les passions principales, comme le dit Zénon dans son traité Sur les passions, et rapporté par Diogène Laërce, on distingue quatre genres :

  • la peine (λύπη) : contraction déraisonnable, due à l’opinion récente de la présence d’un mal,
  • la crainte (φόβος) : anticipation d’un mal, due à l’opinion d’un mal menaçant,
  • le désir (ἐπιθυμία) : tendance irrationnelle, impulsion qui vise passionnellement un bien attendu,
  • et le plaisir (ἡδονή) : soulèvement irrationnel vers ce qui paraît désirable, due à l’opinion d’un bien présent.

Tout comme les pièces sur lesquelles la déesse Fortuna était souvent représentée, les passions que ces indifférents suscitent présentent deux faces selon qu’il s’agit d’indifférents préférables ou non-préférables, qu’on peut organiser ainsi :

  • Préférables : désir qu’ils arrivent, plaisir quand ils sont présents, crainte qu’ils disparaissent, peine quand ils sont absents.
  • Non-préférables : crainte qu’ils arrivent, peine quand ils sont présents, désir qu’ils disparaissent, plaisir quand ils sont absents.

« La Fortune n’élève jamais si haut un homme qu’elle s’abstienne de tourner en autant de menaces les licences qu’elle lui concéda. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, 4, 7.

Si la distribution de ces indifférents par la Fortune ne dépend pas de nous, l’usage que nous en faisons dépend lui entièrement de nous, et cet usage peut également être organisé selon cette même image :

  • Préférables : ne rien faire d’indigne pour les obtenir, en tirer bénéfice quand ils sont présents (avec modération), ne rien faire d’indigne pour les conserver, être reconnaissant d’avoir pu en bénéficier quand ils disparaissent.
  • Non-préférables : ne rien faire d’indigne pour les éviter, les supporter quand ils sont présents (avec courage), ne rien faire d’indigne pour en être débarrassé, être reconnaissant d’en être débarrassé quand ils disparaissent.

« Cesse d’interpréter à mal un bienfait de la Fortune : elle a repris, mais elle avait donné. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, 63, 7.

L’usage des indifférents c’est l’objet de la vertu, et chacune des vertus particulières s’applique à une catégorie d’indifférents, ainsi que le rappelle Diogène Laërce :

« L’homme vertueux possède en effet la théorie et la pratique des actions qu’il doit accomplir. Or les actions à accomplir sont à la fois ce qu’il faut choisir, ce qu’il faut supporter, ce sur quoi il faut se montrer ferme et ce qu’il faut distribuer, de sorte que s’il fait certaines choses en choisissant bien, d’autres en supportant, d’autres en distribuant, d’autres en gardant, il est en même temps prudent, courageux, juste et tempérant.

Chacune des vertus concerne un chef particulier, par exemple le courage s’applique aux choses à supporter, la prudence aux actions à accomplir, à celles qu’il ne faut pas accomplir et à celles qui sont ni l’une ni l’autre. De façon semblable les autres vertus s’attachent à leur objet propre. »

Que la Fortune vous sourît ou non, rien ne vous empêche de sourire, quelle que soit votre Fortune, du moment que vous faites preuve de vertu.

« C’est l’âme qui fait l’être noble ; partie de n’importe quelle condition, elle a licence de s’élever au-dessus de la Fortune. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, 44, 5.


[1] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre VII, 104, traduit sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Librairie générale française, 1999.

[2] Idem.

[3] Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle, Paris, Librairie générale française, 2005, p. 344.


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