Sénèque, le stoïcisme et la conflictualité

Lorsque l’on évoque la vie des philosophes de l’époque impériale, une chose peut surprendre : la forte présence des stoïciens dans la sphère politique romaine. On a été jusqu’à parler d’une opposition sénatoriale stoïcienne. Comment expliquer cette présence de représentants d’une des plus importantes écoles morales romaines dans le monde politique ? La recherche de l’ataraxie, de l’absence de trouble, ne commande-t-elle pas plutôt de se tenir éloigné des affaires publiques ?

Le second tome du Livre Noir des Philosophes devait évoquer les nombreux philosophes stoïciens inquiétés par le pouvoir, et souvent morts sur ordre de l’empereur. On peut citer Sénèque et Paulina, Thraséas Paetus, Arria Minor, Helvidius Priscus, Fannia, Herennius Senecio, Dion Chrysostome. On propose ici un éclairage via le cas de Sénèque, en s’appuyant sur la lecture qu’en a donné Paul Veyne (Sénèque, Une introduction, 2007).

Sénèque et Néron

Sénèque vécut sous 4 empereurs successifs : Tibère, Caligula, Claude et Néron.

Monarchiste convaincu selon Paul Veyne, Sénèque ne se rallia nullement à l’opposition sénatoriale et lui préféra un césarisme pur. Sa carrière en est d’autant plus fulgurante. Il monte très vite, très haut, et se lie d’amitié avec la famille régnante.

Toutefois, sa carrière fut rapidement interrompue. Peu après la mort de Caligula, le nouvel empereur Claude l’accuse d’adultère avec une princesse (le philosophe était très apprécié par les femmes de la cour). L’empereur le fait condamner à mort mais sa peine est commuée en exil en Corse. Sénèque a alors 40 ans.

De retour d’exil, Sénèque se voit nommé précepteur du jeune Néron. Il devine en son élève un fort potentiel. En 56, il publie un traité sur la Clémence qu’il adresse à Néron. Paul Veyne, sans ambages, nous avoue qu’il n’y a « rien de plus déconcertant que les philosophies politiques de cette époque ». Dans ce traité, le philosophe latin évoque un gouvernement idéal qui n’est rien d’autre que celui du bon roi. La souveraineté du peuple, les droits de l’homme, l’équilibre des pouvoirs, tout cela ne sont que des concepts bien postérieurs qui n’effleurent pas même l’esprit du penseur antique. La seule question essentielle de la politique est en somme l’attitude morale du maître. La clémence est ce qui distingue, aux yeux de Sénèque, le bon du mauvais roi. Or, dans ses premières années, Néron se montre clément, ne suscite que peu de procès (seul le meurtre de son frère vient entacher ces premiers pas).

Au bout de quelques années Néron change. Son pouvoir personnel veut s’imposer comme le centre du monde. Il a des prétentions artistiques invraisemblables. Le jeune empereur semble vouloir embrasser le goût de la plèbe contre les valeurs sérieuses (notamment la philosophie) et tenir l’art et le plaisir pour supérieur à tout.

Sénèque tentera de prendre ses distances, mais la seule option qui lui restera est celle, toute stoïcienne, du suicide.

Sculpture en plâtre de Néron et Sénèque (1904), par Eduardo Barrón, Musée du Prado, Madrid

Une philosophie intellectualiste

De nos jours le terme de stoïque qualifie une personne qui montre une fermeté inébranlable face aux aléas du sort, la volonté de maîtriser ses émotions, la capacité à rester impassible.

A l’encontre de cette image trompeuse, Paul Veyne affirme que le stoïcisme n’est ni une philosophie volontariste, ni une philosophie attentiste. Nous avons bien plutôt à faire à une philosophie purement intellectualiste.

Il ne s’agit pas d’attendre et de se laisser mener par le destin ou les aléas de la vie. Le stoïcien doit s’efforcer de suivre sa raison, d’être en accord avec la nature, comme avec la société juste.

« Comme on voit, un stoïcien n’est nullement quelqu’un de ‘stoïque‘ : c’est un roi […] Il ignore les coups du sort, qui ne peuvent atteindre sa souveraineté de roi en exil. Non pas silence résigné, mais grandeur d’âme ». Il reste fièrement le maître au milieu des tempêtes.

Alors que Nietzsche évoquait une morale d’esclave, il est opportun de remarquer que Sénèque ne parle jamais de résignation.

Pourquoi n’est-ce pas une question de volonté ?

Il faut en passer par la théorie stoïcienne de la connaissance. Dans cette conception, la sensation n’est jamais fausse. C’est notre jugement qui est trop hâtif. La philosophie stoïcienne développe une philosophie unitaire de l’âme humaine. Celle-ci est toute rationnelle et cohérente. Il ne s’y oppose pas une partie concupiscente à une autre partie raisonnable. Pas non plus d’opposition raison / volonté.

La passion est simplement un problème de jugement faux. Ainsi le stoïcisme dédiabolise le corps : la sensation est puissance d’erreur, mais non le diable. L’idée aristotélicienne de modérer les passions est rejetée. Elles doivent être totalement extirpées par l’usage de la raison. Par conséquent, les exercices spirituels du stoïcien seront purement intellectuels.

Le stoïcisme vise une existence réduite au seul exercice de la raison qui doit lui assurer une quiétude parfaite.

La quiétude et l’altérité

Cette recherche de la tranquillité, individuelle, peut paraître purement égoïste.

Le stoïcien objectera que cette recherche de sécurité consiste à suivre le modèle de la nature et de dieu. L’homme a reçu le statut supérieur d’animal raisonnable afin de pouvoir accéder au même bonheur que celui imparti aux dieux. Vivre selon la raison, c’est vivre comme un dieu. En cela, le stoïcisme n’a rien d’une attente résignée, il est combatif parce qu’il a le projet constructif de rendre l’homme conforme à ce que la nature l’avait préparé à être.

Le stoïcisme est absolument persuadé que le monde est bien fait, fait pour l’homme, pour son bonheur. Une vision parfaitement optimiste qui correspond bien à l’époque. Comme le dit Paul Veyne, l’âge des philosophies sans happy-end est encore loin.

On pourrait parler d’un détour stoïcien par le cosmos. La morale vient de la Nature. Elle veille aussi bien au bien-être de toute l’espèce que de chacun.

Et pourtant, Sénèque est le premier à persifler une société corrompue où l’homme n’agit que selon ses passions. Il y a là une équivoque fondamentale que met en lumière Paul Veyne. D’un côté, le philosophe stoïcien décrie le droit positif comme une histoire de la sottise et, d’un autre côté, il recommande d’obéir à la justice. « Il y a là une incertitude qui devient aiguë en matière politique, un stoïcien doit-il prendre part aux affaires publiques ? »

Quelle doit être l’attitude des stoïciens à l’égard de cette société ?

On peut penser que Sénèque estime s’être attelé à sa mission (accorder le monde et la nature) en éveillant l’esprit du jeune empereur aux questions de philosophie.

On cherchera toutefois en vain un programme politique stoïcien, ou une quelconque influence du stoïcisme sénèquien dans la politique de Néron.

En matière de liberté ou d’indépendance, les stoïciens n’ont qu’une idée : la véritable liberté est de n’être pas l’esclave de ses passions. Seul est digne de commander aux autres celui qui sait se dominer lui-même. Inversement il est indigne de devoir obéir à un libertin.

Mais que faire lorsque un parti libertin arrive au pouvoir ? Lorsque l’ordre social s’éloigne de l’ordre naturel, plonge dans l’obscurité de l’erreur ? Faudra-t-il se conformer à ce nouvel ”ordre” ?

L’exemple de Caton d’Utique est souvent mis en avant par les stoïciens. Avait-il eu tort ou raison d’opter pour la liberté, contre César, quand les dieux avaient jugé meilleur le parti opposé ?

Selon Sénèque, suivre la raison n’est pas forcément suivre l’histoire. Même une tragédie comme la guerre civile peut entrer dans le plan du tout, pour éviter un malheur pire encore. Mais seuls les dieux le savent, connaissent l’entièreté du plan. Caton estimait que le césarisme était un péché d’ambition et l’a combattu. il se trompait… néanmoins Caton fut et demeure un sage aux yeux de Sénèque. Ignorants de l’Avenir comme nous le sommes, « nous devons décider selon la raison et non pas selon la vérité » (Sénèque, Des Bienfaits).

Statue de Sénèque (1965), par Amadeo Ruiz Olmos, Cordoue.

Lorsque le caractère tyrannique de Néron se révéla, vers l’année 63, lorsqu’il devint évident que Néron n’était plus maître de ses passions, Sénèque tenta de démissionner. Il avait quitté le sénat, mais il était toujours l’ami du Prince. Même s’il souhaitait renoncer à cette dignité, cela n’était possible qu’avec l’accord du Prince. Or celui-ci ne pouvait que le lui refuser, considérant à juste titre que cela serait interprété comme une offense publique.

On aurait certes aimé un Sénèque bravant le tyran, lui déclamant ses quatre vérités, et tirant sa révérence, au risque d’y perdre la vie.

La Lettre 73 nous livre une image tout autre. On croit y voir un Sénèque qui se soumet à Néron. Mais Paul Veyne l’interprète autrement.

Contrairement à l’opposition sénatoriale stoïcienne, qui aime crier au scandale, Sénèque refuse de s’opposer ouvertement. La colère est à ses yeux une passion, donc une erreur. Il s’évade de la vie publique sur la pointe des pieds. Il ferme sa porte à ses clients, ne va plus assister en justice sur le forum. Il a renoncé à toute influence, pour ne pas sembler être un foyer potentiel d’opposition.

L’ancien consul suffect ne sera plus que philosophe.

Ce statut, qu’il défend dans sa Lettre 73, va lui permettre de poursuivre la politique par le seul moyen encore disponible à ses yeux : l’écriture.

Il serait toutefois erroné d’y voir comme une forme de lâcheté. Sénèque ne redoute nullement d’être confronté à la mort. Car, conformément à la doctrine stoïcienne, le suicide reste une porte de sortie s’il se révèle impossible de continuer à vivre en conformité avec ses principes. La vie ne vaut rien aux yeux de Sénèque si l’on sauve sa peau au prix du déshonneur.

Dans cette Lettre 73, le philosophe affirme que l’on peut être neutre, tout à la fois ni anti-neronien ni pro-neronien. En défendant ce statut de philosophe Sénèque veut se donner les mains libres pour propager des semences de vérité malgré le despotisme idéologique. Il s’agit de ne pas provoquer le tyran mais de ne pas mettre non plus la vérité sous le boisseau. « Maintenir grâce à la pensée le flambeau de la vérité ».

Le suicide

Jusqu’en 65, Néron reste un despote peu sanguinaire. Mais lorsqu’il découvre la conspiration de Pison, l’empereur en tombe des nues et le sang se met à couler à flots.

Sénèque était très probablement innocent, mais son nom fut prononcé. Dès lors son sort fut scellé. Il l’avait écrit dans ses Lettres, si la situation devient impossible, le suicide lui rendra sa dignité. Le philosophe écrivait en effet : « Ce jour de la mort portera sentence sur toute notre vie ». Il y a quelque part la conviction que la façon de mourir est le test suprême, le seul qui fasse vraiment preuve.

Et le jour venu, il passera à l’acte sans aucune appréhension.

Lorsque Néron découvre la conspiration de Pison, Rome est en état de siège. L’Urbs est quadrillée par la soldatesque et nombre de citoyens sont faits prisonniers sur simple soupçon. Néron envoya chez Sénèque un officier le questionner sur la nature de ses rapports avec Pison. Bien que Sénèque avoua ne pas avoir ouvert sa porte à Pison, il eut des propos peu conciliants sur l’empereur. Quand il l’apprit, l’empereur renvoya l’officier intimer l’ordre à Sénèque d’avoir à se tuer.

Sénèque reçoit l’officier et, après un échange avec sa femme Paulina et ses amis présents, demande à ce qu’on lui apporte une lame pour trancher ses veines. Sa femme préférera, au désespoir de lui survivre, l’honneur de le suivre dans la mort. La mort de Sénèque démontre que le stoïcien n’est en rien une morale égoïste et indifférente au monde qui l’entoure. On peut bien sûr être en désaccord avec les idées monarchistes de Sénèque, mais nul ne peut lui ôter la gloire d’avoir été un philosophe d’une intégrité peu commune.

La mort de Sénèque (1773), par Jacques Louis David, Musée des Beaux-arts de la ville de Paris

Crédits: Sénèque (buste), par PRA, Licence CC BY-SA; Eduardo Barron, Néron et Sénèque, Licence CC BY-SA; David, La mort de Sénèque, Domaine public.

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