Si le stoïcisme fut le courant philosophique majeur de l’Antiquité grecque et romaine pendant plus d’un demi millénaire, il a irrémédiablement disparu au IIIe siècle, alors qu’un autre courant se dessinait (le néoplatonisme). On en trouve néanmoins de nombreuses traces dans le christianisme[1], en particulier dans les premières communautés monastiques[2].
Il y a bien des arguments pour affirmer qu’il serait absurde de suivre la doctrine stoïcienne aujourd’hui. D’abord, il n’existe plus de nos jours d’écoles de philosophie telles qu’elles existaient dans l’Antiquité. De plus, cette philosophie apportait des réponses à une époque et à des problématiques qui ne sont plus les nôtres (et dont nous ne pouvons pas nous faire une idée juste). Par ailleurs, la philosophie était un mode de vie reposant sur une pratique indissociable d’une théorie (l’enseignement de l’école). Or la philosophie telle qu’elle est conçue et pratiquée aujourd’hui est devenue quasi exclusivement spéculative[3].
Les objections universitaires
Si l’on interroge les philosophes (francophones) « universitaires[4] », leurs objections ne sont guère plus engageantes. Il ne peut plus y avoir de stoïcisme ni de stoïciens, en particulier nul ne peut prétendre enseigner une doctrine dont nous n’avons conservé qu’une mémoire mutilée par la disparition de la quasi-totalité des textes (sans parler de la transmission de l’enseignement oral). Et même en admettant qu’il soit possible de restituer par la mémoire les fondements de la doctrine stoïcienne, celle-ci s’appliquait à une époque à jamais révolue. Ils mettent également en avant l’impossibilité de défendre les thèses épistémologiques[5] et théologiques sur lesquelles reposait la doctrine (et sans elles le système tout entier s’effondre). Certains avancent également qu’il existe aujourd’hui d’autres formes de « médecines de l’âme (psychanalyse, psychotropes, thérapie cognitive, psychothérapies, etc.) » plus à même de conduire à un « art de la sérénité[6] ».
D’autres arguments sont plus spécieux, au premier rang desquels l’idée selon laquelle le sage stoïcien serait un être froid et austère, dépourvu de sentiments et d’une tristesse infinie, ou l’orgueil inacceptable de ces hommes qui prétendent tout maîtriser par la seule force de leur volonté[7].
Nombreux sont pourtant les exemples de personnages célèbres et bien postérieurs au stoïcisme qui, sans se dire ouvertement stoïciens, se sont largement inspirés de la pensée du Portique. Ce fut le cas par exemple de Descartes et de Pascal en France au XVIIe siècle, ou de l’Anglais Anthony Ashley Cooper, troisième comte de Shaftesbury[8] au XVIIIe. Plus près de nous, Michel Foucault (1926-1984) s’est livré, dans les dernières années de sa vie, à un exercice d’écriture reconnu comme un exercice stoïcien de retour sur soi et de transformation de soi[9]. Philosophe populaire, Alexandre Jollien ne cache pas qu’Épictète est pour lui une inépuisable source d’inspiration[10].
Les exemples de personnes moins connues sont légions et trois valent d’être cités ici tant leur mode de vie stoïcien pleinement assumé semble répondre en acte aux objections qui précèdent.
James Bond Stockdale : officier et disciple d’Épictète
James Bond Stockdale (1923-2005) fut officier de l’US Navy durant la guerre du Vietnam. Fait prisonnier, torturé, humilié par les forces ennemies durant sept ans, il raconte comment il dut sa survie à la manière dont il mit en pratique la philosophie d’Épictète[11]. Sam Sullivan fut maire de Vancouver de 2005 à 2008. Tétraplégique à l’âge de 19 ans suite à un traumatisme rachidien, il explique avoir puisé dans le stoïcisme la force de sublimer son handicap. Durant son mandat, il n’a jamais caché l’inspiration stoïcienne de son action politique et a toujours privilégié l’action droite à l’aspect populaire des décisions, ne se laissant jamais troublé par le jugement de l’opinion publique[12].
Lawrence C. Becker : pour un nouveau stoïcisme
Nous nous attarderons un peu plus sur Lawrence C. Becker (1939-2018), un universitaire américain qui s’est attelé à répondre aux objections formulées ci-dessus. Diplômé de l’université de Chicago, il a enseigné la philosophie morale et juridique à Hollins College, dans l’état de Virginie. Lui aussi a vécu en stoïcien, mais de plus, en tant que philosophe et enseignant chercheur, il a déconstruit ces objections, rationalisé et justifié la possibilité de vivre en stoïcien aujourd’hui[13].
Lawrence C. Becker postule une uchronie : si le stoïcisme avait persisté en dépit des nécessités de l’Histoire, il se serait conformé aux évolutions de la civilisation, en particulier il aurait adapté sa doctrine aux découvertes scientifiques. Ce postulat répond à l’objection épistémologique avec vraisemblance car il ne fait que reprendre ce que fit le Portique tout au long de son histoire. Surtout, Becker propose ensuite une relecture de la doctrine à la lumière de la science d’aujourd’hui. Dans une analyse très développée, il reprend les arguments épistémologiques et théologiques, non pour les contourner ou les dénigrer, mais pour en proposer une réinterprétation tenant compte des connaissances actuelles. Ce qui, selon lui, invaliderait d’abord ces thèses, « serait le telos cosmique – la notion selon laquelle le monde de la nature est un système déterminé, avec une fin ou un but que la raison pratique nous commande de suivre[14]. »
Les thèses théologiques des stoïciens sont à comprendre dans un sens particulier. Dieu n’est pas pour eux un être personnel et transcendant ; le stoïcisme n’est pas une religion et l’usage que font les stoïciens de la mythologie est intégré symboliquement à leur vison du monde. Il s’agit bien d’un système du monde agencé selon une sympathie universelle et régi par le Logos, la Raison universelle. La théologie, ici, en appelle plus à la raison qu’à la foi ou à un système de croyances[15]. Le telos cosmique ne constitue pas un dogme intangible sur quoi reposerait tout le système, mais une explication rationnelle des phénomènes et des événements qui se produisent. Les références à Dieu (theos), comme nous l’avons vu, apparaissent comme un moyen commode de cette explication, non comme un principe religieux auquel devrait s’attacher une croyance. Becker ne conteste pas l’argument qui nous force à abandonner l’idée de téléologie mais en appelle plutôt à la plasticité de la doctrine qui doit s’adapter sans dogmatisme aux évolutions de la science. On trouve d’ailleurs dans les Entretiens un indice tendant à montrer qu’en dépit de l’importance considérable qu’occupent les références à Dieu, aux dieux et aux rites, et plus généralement à la théologie, leur relation à la doctrine stoïcienne (au moins chez Épictète) est étroitement liée à l’esprit du temps (c’est-à-dire ici à la religion qui était un fait social incontestable) :
C’est le lieu et l’opportunité qui font l’utilité des mystères ; c’est avec des sacrifices, avec des prières, après s’être purifié et s’être mis dans la disposition d’esprit nécessaire qu’on abordera ces lieux sacrés et ces sanctuaires traditionnels. Voilà comment les mystères sont utiles, voilà comment nous arrivons à l’idée que toutes ces pratiques ont été instituées par les anciens pour l’éducation et le redressement de la vie[16].
La religion est donc pour les stoïciens un moyen opératoire qu’ils utilisent avec opportunisme (et beaucoup d’opportunité) pour expliquer la physique, davantage qu’un système de croyances, ce que notre esprit contemporain a du mal à saisir. Dans notre perception moderne du phénomène religieux, nous oublions souvent que, dans l’Antiquité, le besoin religieux était aussi un problème social et politique : « toute la vie quotidienne de l’homme antique est ponctuée par les cérémonies religieuses. Et prières et sacrifices n’auraient pas de sens s’il n’y avait pas de providence actuelle et particulière[17] ». Si cette conception opératoire de la théologie ne remet pas vraiment en cause la théorie du telos cosmique, elle confirme cependant la thèse de L. C. Becker selon laquelle, fondamentalement, la doctrine stoïcienne s’adapte sans dogmatisme aux évolutions de la science. Le telos cosmique ne constitue donc pas un dogme intangible sur quoi reposerait tout le système. Si l’homme croit discerner une fin dans le système du monde, cette fin résulte de la Raison (logos), non d’une intelligence pourvue d’une intentionnalité consciente.
Pour ce qui est de la célèbre maxime « suivre la nature », Becker propose une réinterprétation à la lumière des textes anciens (en particulier un dialogue entre Caton et Cicéron, et un célèbre passage de l’Éthique de Hiéroclès qui soutient la tendance naturelle de l’homme à aider autrui). « Suivre la nature » devient « suivre les faits ». Cela veut dire considérer l’éthique à partir des faits en construisant des propositions normatives a posteriori, ou encore d’ajuster ces propositions normatives pour adapter les changements dans les faits, puis accepter ces ajustements pour ce qu’ils sont, ni plus ni moins. « Et cela signifie vivre parmi les faits – au sein du domaine des normes actuelles plutôt que de normes hypothétiques[18] ».
Il serait fastidieux de passer en revue toute la déconstruction des objections opérée par Lawrence C. Becker, mais la conclusion qui s’impose est que la plasticité de la doctrine du Portique, qui n’est en rien dogmatique, la rend parfaitement compatible avec le monde actuel.
Le stoïcisme, un mode de vie toujours pertinent aujourd’hui
Certes, il n’existe plus d’écoles de stoïcisme et l’on peut déplorer la disparition d’une partie considérable des enseignements, mais l’esprit stoïcien persiste et a traversé siècles et époques (d’ailleurs pourrait-on reprocher aux chrétiens d’aujourd’hui de vivre selon des préceptes enseignés il y a deux-mille ans ?). Il n’est en outre pas question de vivre dans le regret d’une époque qui n’est plus et l’expérience relatée par J. B. Stockdale montre à quel point le stoïcisme peut répondre concrètement à des problématiques ancrées dans la réalité du moment présent. Quant à l’objection soutenant qu’il existe des thérapies plus pertinentes, elle oublie que le stoïcisme s’adresse à tout un chacun et n’est pas une thérapie à usage exclusif de personnes malades[19].
Mais finalement, au-delà des discussions théoriques remettant en cause la pertinence d’un mode de vie stoïcien à notre époque, la réponse qui pèse le plus est le fait incontestable que nombre de nos contemporains ont choisi de s’inspirer de cette philosophie et témoignent de l’épanouissement que ce choix leur apporte au quotidien[20]. Il est d’ailleurs curieux de noter que ces objections ne sont exprimées que par des universitaires francophones et sont absentes chez leurs confrères anglo-saxons. Les premières associations prônant la promotion d’un stoïcisme contemporain ont vu le jour dans des pays de langue anglaise et nous avons sans doute un peu de retard à rattraper ! Et ma foi, si un mode de vie stoïcien nous apporte joie et ataraxie (à défaut de la sagesse), ne boudons pas notre bonheur : au contraire, partageons-le !
[1] Voir Michel Spanneut, Le Stoïcisme des Pères de l’Église, de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris, Éditions du Seuil, 1957 et « Épictète chez les moines », Mélanges de sciences religieuses, vol. 29, 1972, p. 49-57.
[2] Des moines réécrivirent même le Manuel d’Épictète en l’adaptant à la doctrine chrétienne.
[3] C’est-à-dire qu’elle s’intéresse uniquement à l’étude des théories philosophiques.
[4] Ceux qui enseignent à l’université.
[5] C’est-à-dire les « théories scientifiques » de l’époque, si je puis me permettre cet anachronisme assumé.
[6] Voir T. Bénatouïl, Les Stoïciens III, Paris, Les belles Lettres, 2009, p. 205-209).
[7] « Pour ma part, rien ne m’insupporte plus que l’image du sage stoïcien […] qui a vaincu héroïquement ses passions et trouvé un « bonheur » que reflète l’impassibilité de son visage. Cet idéal, si à la mode, me paraît sinon foncièrement bête, tout du moins d’une tristesse infinie », Pierre Henri Castel, « L’idéal du sage stoïcien me semble d’une tristesse infinie », Philosophie Magazine, n° 59, mai 2012, p. 79.
[8] Voir Shaftesbury, Exercices, traduits de l’anglais, présentés et annotés par Laurent Jaffro, Paris, Aubier, 1993.
[9] Voir Pierre Hadot, « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault. Convergences et divergences », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 305-309, et Laurent Jaffro, « Foucault et le Stoïcisme. Sur l’historiographie de l’Herméneutique du sujet », dans F. Gros et C. Lévy, Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003, p. 53 : « Mais c’est un geste éminemment stoïcien que de méditer, comme le fait Foucault, la disparition et l’altérité radicale de l’ascétique stoïcienne et d’y trouver la matière d’un nouvel exercice de transformation de soi ».
[10] « Comment Épictète a changé ma vie », témoignage d’Alexandre Jollien dans Philosophie Magazine, N° 59, mai 2012, p. 70-71.
[11] J. B. Stockdale, Courage Under Fire: Testing Epictetus’s Doctrines in a Laboratory of Human Behavior, Stanford, Hoover Institute, 1993.
[12] Voir Jules Evans, « The Stoic Mayor », in Stoicism Today.
[13] Dans L. C. Becker, A New Stoicism, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1998.
[14] L. C. Becker, A New Stoicism, op. cit., p. 6.
[15] Voir la section intitulée « Le divin » de la page intitulée Vivre en accord avec la nature.
[16] Epictète, Entretiens, III, 21, 14-15 (Traduit par E. Bréhier, dans Les Stoïciens, Paris, Gallimard, 1962)
[17] Pierre Hadot, La citadelle intérieure, Paris, Fayard, 1997, p. 80-81.
[18] Il faut se rappeler que le stoïcisme est une philosophie du particulier : on part du général pour une application à des cas particuliers, non l’inverse.
[19] Une confusion regrettable vient de l’idée que les thérapies cognitivo comportementales (TCC) s’inspireraient du stoïcisme. La réalité est plutôt inverse : ces thérapies qui ont fait la preuve de leur efficacité montrent simplement que les exercices stoïciens sont efficaces de tout temps. On ne fait que redécouvrir ce qui existait déjà et il ne s’agit pas d’un vulgaire copier-coller.
[20] Voir par exemple le livre de Patrick Ussher, Stoicism Today, Selected Writings, Published September 2014 by Stoicism Today. Pour un apercu des activités du stoïcisme contemporain sur internet, voir le billet de Jean-Baptiste Roncari, « Le stoïcisme sur internet : tour d’horizon »
Bravo ! Il s’agit du dernier chapitre de la formation. Vous trouverez des ressources complémentaires dans le sommaire, en bas de page.