Une relecture des notions de telos et skopos dans la tradition stoïcienne à la lumière de Jean Cassien.

Aussi, que tout effort se rapporte toujours à une fin, qu’il vise toujours un but.
(Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 12.5)

Je vous propose par cet article une petite réflexion sur les notions de telos et de skopos suite à la lecture de la Première Collation avec Abba Moise de Jean Cassien sur le sujet[1].

« Jean Cassien, né entre 360 et 365 en Scythie mineure (actuelle Dobrogée roumaine), et mort entre 433 et 435 à Marseille, est un moine et homme d’Église méditerranéen qui a marqué profondément les débuts de l’Église en Provence au Ve siècle. Il est le fondateur de l’abbaye Saint-Victor de Marseille. Il a laissé une œuvre doctrinale importante, dont les Institutions cénobitiques (De Institutis cœnobiorum et de octo principalium vitiorum remediis, écrit vers 420) et les Conférences (Conlationes ou Collationes), ouvrages consacrés à la vie monastique, qui ont profondément influencé le monachisme occidental du Ve siècle à nos jours, notamment en raison de leur reprise dans la règle de saint Benoît, mais aussi parce qu’ils s’appuyaient sur l’expérience que fit Cassien du grand monachisme oriental, celui des déserts de Palestine et d’Égypte. Cassien établit un pont entre le monachisme d’Orient et celui d’Occident. Il est considéré en Occident comme étant à l’origine du semi-pélagianisme, doctrine condamnée lors du Concile d’Orange, en 529. Les Églises orthodoxes le vénèrent comme saint et Père de l’Église, sous le nom de Cassien le Romain[2]. »

Jean Cassien nous présente dans cette collation ces deux notions fondamentales et complémentaires issues du stoïcisme d’une manière significativement différente sur certains points de ce que nous pouvons lire chez les historiens de la philosophie comme Pierre Hadot ou Christelle Veillard. Dès la première lecture, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il était tout à fait possible qu’une une petite incohérence se soit glissée dans la reconstruction de la doctrine stoïcienne et que Jean Cassien nous livrait au contraire le véritable sens de cette distinction, en dépit du contexte chrétien dans lequel il a écrit. En effet, rien n’y manque, pas même l’image de l’archer ! Le cœur de la problématique de cet article sera alors d’essayer de démontrer que Jean Cassien a utilisé les briques conceptuelles de son temps, et en particulier les concepts issus de la tradition philosophique grecque pluriséculaire qui a précédé le christianisme, pour rédiger cette Collation qui serait, au final, teintée de stoïcisme de façon significative.

Il est important avant de commencer de faire un rappel historique pour comprendre le contexte intellectuel dans lequel se sont développées ces notions. Je me suis aidée de la très intéressante étude de Marguerite Harl[3].

Selon l’auteur, la métaphore de la cible (skopos) est déjà employée par Platon pour désigner le but que l’homme doit se proposer dans la conduite de ses actions : la sophrosunê, par exemple, est le skopos qu’il faut avoir sans cesse devant les yeux pour diriger la vie :

« Or, si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer, mais qu’à l’inverse, il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses jambes et surtout s’arranger pour ne pas avoir besoin d’être puni[4]. »

Mieux vaut, précise Platon, avoir un seul et même skopos pour tout ce que l’on est appelé à faire.

Chez Aristote, skopos désigne une sorte de règle selon laquelle on modifie son comportement pour rester dans la bonne note. Le skopos correspond à l’usage de l’orthos logos : on vise droit vers la vertu. Les autres écrits de la morale aristotélicienne, comme les Magna Moralia ou l’Ethique à Eudème, utilisent pareillement skopos, à côté de telos, pour désigner l’objet visé par la vertu, ce dont elle est stochastikê, le beau

Dans ces perspectives, les mots le plus souvent associés à skopos sont ceux qui indiquent que l’on dirige son regard vers le skopos, ou que l’on dirige sa route vers lui, et que cela se fait de manière « droite ». L’expression orthos skopos apparait déjà[5]: c’est la visée droite.

A une date non précisée, skopos fut introduit dans la terminologie stoïcienne, à côté de telos et justement pour se différencier de telos : skopos se distingue de telos comme la visée se distingue du succès. C’est notre sujet. Nous allons donc développer dans une première partie les notions de telos et de skopos en comparant d’une part la position de Jean Cassien avec celle des historiens de la philosophie. Une seconde partie sera l’occasion de réévaluer le rôle de skopos dans la tradition stoïcienne en examinant des sources stoïciennes mises en perspectives avec le texte de Jean Cassien.


Plan de l’article :

1. Présentation succincte des différents points de vue :

1.1 Sur la notion de telos

1.2. Sur la notion de skopos

1.2.1 le skopos stoïcien selon la doctrine généralement admise

1.2.2 le skopos chez Jean Cassien

2. Réévaluation du rôle du skopos chez les stoïciens

2.1. Le skopos est ce qui permet aux inclinations de notre âme de converger vers un point unique

2.2. La vertu comme unique skopos pour un stoïcien

2.3. Le skopos est le guide sur la ligne droite de la Nature

2.4. Réinterprétation de la métaphore de l’archer


1. Présentation succincte des différents points de vue :

Nous commençons par exposer et comparer les notions de telos et de skopos dans les traditions stoïcienne et chrétienne.

1.1 Sur la notion de « telos »

Il ne semble pas y avoir de problème majeur vis à vis du sens de telos. Qu’il s’agisse des stoïciens ou du Chrétien Jean- Cassien, telos a pour sens l’atteinte de la cible – avec une idée de finitude et de complétude. La cible en question n’étant bien sûr pas tout à fait la même selon les traditions.

Jean Cassien décrit Abba Moïse s’exprimer en ces termes :

« Elle aussi [notre profession[6]] a son but et sa fin particulière ; et pour y parvenir, nous souffrons tous les travaux qui s’y rencontrent sans nous laisser rebuter, mieux encore, avec joie ; les jeûnes ni la faim ne nous lassent ; nous trouvons du plaisir aux fatigues des veilles ; l’assiduité à la lecture et à la méditation des Écritures est pour nous sans dégoût ; le travail incessant, la nudité, la privation de tout, l’horreur même de cette infinie solitude n’ont plus rien qui nous épouvante […].

Quel est, dites-moi, le but, quelle est la fin qui vous provoquent à supporter de si bon cœur toutes ces épreuves ?

Comme il persistait à connaitre notre sentiment, nous finîmes par lui répondre que c’était en vue du royaume des cieux que nous consentions à tout souffrir.

Fort bien, reprit-il, c’est finement répondu pour ce qui concerne la fin[7]. »

Alors que l’atteinte de cette cible est pour Jean-Cassien « le Royaume des Cieux » ou le « Royaume de Dieu », pour les stoïciens, il s’agit de l’état de bonheur (to eudaimonein). Stobée précise que cet état de bonheur réside dans une vie harmonieuse et – ce qui revient au même – conforme à la nature. Il écrit :

« Les stoïciens soutiennent que la fin (τέλος) est l’état de bonheur, état en vue duquel toute action est réalisée, mais qui n’est pas lui-même réalisé en vue de quelque chose. Cet état réside selon eux dans une vie conforme à la vertu, harmonieuse et – ce qui revient au même – conforme à la nature. Voici comment Zénon a défini le bonheur : le bonheur est une vie qui s’écoule sans peine. Dans ses écrits, Cléanthe reprend cette définition, ainsi que Chrysippe et tous leurs successeurs, qui affirment que le bonheur n’est pas autre chose que la vie heureuse, en précisant toutefois que le bonheur (εὐδαιμονία) est le but (σκόπος) que l’on se propose d’atteindre, alors que la fin (τέλος) est le fait de l’avoir atteint, autrement dit, l’état de bonheur (τὸ εὐδαιμονεῖν).

De ces considérations, il résulte clairement que « vivre selon la nature », « vivre bellement » et « vivre honnêtement » sont des expressions synonymes, de même que « le beau et le bien » et « la vertu et ce qui participe de la vertu ». Il en résulte également que tout ce qui est bon est beau, et, semblablement, que tout ce qui est laid est mauvais. La notion stoïcienne de fin (τέλος) et celle de vie vertueuse sont par conséquent synonymes[8]. »

Il y a cependant dans ce texte de Stobée une subtilité que l’on ne retrouve pas chez Jean Cassien. Stobée, dans la lignée des écrits de Cléanthe et de Chrysippe, n’utilise pas du tout un substantif – comme eudaimonia – pour exprimer le telos, mais un verbe –to eudaimonein. Le skopos est donc un but idéal, exprimé par un mot abstrait – eudaimonia par exemple ; le telos est la réalisation de cet idéal, un acte ou un état désigné par le verbe correspondant – to eudaimonein. Nous avons donc skopos : la visée de la cible; et telos : l’atteinte de la cible, le succès.

Cette subtilité n’est certainement pas anodine si l’on considère l’importance de la dialectique chez les stoïciens et en particulier la pierre angulaire de la division des parties du langage qu’est la distinction entre le nom ou l’appellation d’une part et le verbe d’autre part[9]. L’expression du telos au moyen d’un verbe a très probablement pour objectif de rendre-compte d’un pôs ekhon, qui est « l’étant en quelque manière » ou la manière d’être propre de l’hègemonikon qui est lui-même un corps (sôma). La manière d’être est l’état actuel d’un être, la manière dont l’individu se comporte par rapport à lui-même, et donc la manière dont il maintient la stabilité de l’essence individuelle (idiôs poion)[10].Ceci peut sembler tout à fait cohérent avec le fait que telos exprime une idée de finitude et de complétude. Jean-Baptiste Gourinat a exposé dans sa thèse de doctorat le débat relatif à l’association étroite des différentes catégories stoïciennes avec les formes d’expression et les formes de l’être et, par voie de conséquence, leur lien profond avec la dialectique[11].

1.2 Sur la notion de « skopos» :

La divergence de vue entre Jean Cassien et la doctrine généralement admise par les historiens de la philosophie apparait clairement sur la notion de skopos

1.2.1 : Le skopos stoïcien selon la doctrine généralement admise :

Les historiens de la philosophie expliquent dans plusieurs exposés que la fin qu’est la vertu est atteinte à l’occasion de la visée d’un but particulier ; ce qui importe n’est pas d’atteindre réellement un but, mais de faire tout son possible pour l’atteindre, exerçant ainsi sa vertu et atteignant donc sa fin[12].

Donald Robertson écrit à ce sujet :

« Le “Caton” de Cicéron explique la théorie de l’action stoïcienne en utilisant la merveilleuse métaphore de l’archer. L’archer peut encocher sa flèche et bander son arc au mieux de ses capacités, mais une fois que la flèche vole, il peut seulement attendre pour voir si elle touche la cible. Un coup de vent inattendu pourrait la faire dévier de sa trajectoire ou la cible (peut-être un animal sauvage) pourrait se déplacer. L’intention est sous son contrôle, comme son “impulsion initiale” ou l’acte de mettre la flèche en mouvement, mais le résultat est finalement laissé au “destin” – ou à des variables extérieures indépendantes de sa volonté. Les stoïciens faisaient parfois la distinction entre la “cible” (skopos) poursuivie dans une action, littéralement la marque sur laquelle nous fixons notre regard, et la “fin” ou l’objectif de l’action (telos), littéralement son “achèvement” ou son “accomplissement”. “Caton” présente cela comme une métaphore de la distinction entre les choses extérieures “préférées” et le but de la vie. Bien que les stoïciens, comme la majorité des gens, recherchent beaucoup de choses dans la vie comme la santé physique et l’amitié, ils le font d’une manière subtilement détachée. Le véritable “but” de la vie est la sagesse pratique, ou la vertu, et cela consiste dans “l’art de vivre”, la façon dont nous allons faire les choses dans le monde, quel que soit le résultat. La cible “extérieure” d’une action, par exemple, pourrait d’être profitable aux amis en les éduquant et en les encourageant à la vertu, comme Socrate l’a fait. Cependant, que cela réussisse ou non est en partie entre les mains du destin, comme le démontrent les disciples les moins honorables de Socrate. Le but d’un Sage ne serait pas de faire du bien aux autres, ce qui est hors de son contrôle, mais plutôt de faire de son mieux pour leur faire du bien. Comme l’archer qui tire sa flèche, son travail est complet s’il a fait de son mieux, agissant avec les vertus de la justice et de la bienveillance, qu’il réussisse ou non à atteindre sa cible[13]. »

Selon cette thèse, skopos (« le but ») est un objectif extérieur précis, en l’occurrence un indifférent « préférable » objet d’une action convenable (kathekon), que nous souhaitons atteindre dans l’action mais qu’il n’importe pas réellement d’atteindre. Seule compte la fin qui est de bien vouloir, et même comme disent certains de « vouloir toujours la même chose ».

1.2.2 : Le skopos chez Jean Cassien

Cassien indique en revanche que skopos (« le but »), appliqué à la « profession » de chrétien est la « pureté du cœur » sans laquelle il est impossible que personne atteigne à sa fin (i.e. le Royaume des Cieux). Il écrit :

« Mais, le but qui, poursuivi sans cesse, nous permettra d’y atteindre [i.e. notre fin, le Royaume des Cieux], quel doit-il être ? Voilà ce qu’il nous faut avant tout savoir.

[…] Tout art, je l’ai dit, toute discipline requière premièrement un but, c’est-à-dire un vouloir de l’âme, une application de l’esprit dont jamais on ne se désiste. Faute d’y être fidèle en toute ardeur et persévérance, on ne parviendrait pas à la fin désirée.[14]

La fin de notre profession, comme nous l’avons dit, consiste en le royaume de dieu ou royaume des cieux, il est vrai ; mais notre but est la pureté du cœur, sans laquelle il est impossible que personne atteigne à cette fin. Arrêtant donc à ce but notre regard, pour y prendre notre direction, nous y courrons tout droit comme par une ligne nettement déterminée. Que si notre pensée s’en éloigne quelque peu, nous y revenons sur le champ et corrigeons par lui nos écarts, comme par le moyen d’une règle. Cette norme, en appelant tous nos efforts à converger vers ce point unique, ne manquera pas de nous avertir aussitôt pour peu que notre esprit dévie de la direction qu’il se sera proposée[15]. »

Dans le sens de Cassien, le skopos (« le but ») est d’abord un objectif intérieur qui est la « pureté du cœur ». Il faut en comprendre par l’expression « purification du cœur » le travail de purification du noûs, puisque celui-ci se situe dans le cœur. Ce skopos est donc justement ce qu’il y a de plus fondamental, car c’est lui qui, poursuivi sans cesse, permet au chrétien d’atteindre sa fin, son accomplissement. Il y a une véritable divergence à ce sujet entre les historiens de la philosophie et ce qu’écrit Jean Cassien.

Nous allons essayer à présent de rechercher dans les sources stoïciennes dont nous disposons s’il est possible de trouver des éléments qui pourraient permettre de démontrer que le texte de Cassien est une clé d’interprétation fiable sur skopos et telos. Le texte de Stobée ci-dessus va déjà tout de même clairement en ce sens, et il semble que cela soit également le cas des autres fragments qui nous sont parvenus.

2. Réévaluation du rôle de skopos chez les stoïciens :

2.1 Le skopos est ce qui permet aux inclinations de notre âme de converger vers un point unique.

Comme le remarque Marguerite Harl dans l’étude précitée sur telos et skopos, l’importance du skopos est consacré chez Marc-Aurèle qui insiste pour que la vie morale soit tendue vers un skopos unique, et cela dans toute la vie, dans les moindres actes afin que l’homme reste toujours « le même ».

« Celui qui n’a pas dans la vie un but unique (skopos), toujours le même, ne peut pas non plus n’être qu’un seul et même homme toute sa vie. Mais ce que je viens de dire-là ne suffit pas : il faut y ajouter quel doit être ce but (skopos). Il n’y a pas d’unanimité d’opinion sur tous les biens quelconques qui paraissent tels au plus grand nombre, mais seulement sur certains biens, je veux dire ceux qui intéressent la société toute entière. Celui qui dirige vers ce but tous ses efforts donnera de l’unité à ses actions et de ce fait, restera toujours le même[16]. »

« C’est folie en effet que de se fatiguer à agir dans la vie, sans avoir un but (skopos) où diriger toutes les inclinations de notre âme et toutes nos idées, une fois pour toute[17]. »

« Cinquièmement, quand ses actions ou ses impulsions n’ont aucun but (skopos), quand elle emploie son énergie au hasard et sans suite, tandis qu’il faudrait diriger nos actes les plus insignifiants en vue d’une fin[18]. »

Platon disait déjà qu’il valait mieux avoir un seul et même skopos pour tout ce que l’on est appelé à faire[19]. Lorsqu’il s’agit d’assurer le salut d’un objet, tout homme sensé regarde dans la direction d’un seul skopos ; ainsi font le pilote, le général, le médecin et l’homme politique parfait[20]. Marc-Aurèle est donc ici fidèle à la tradition platonicienne lorsqu’il mentionne skopos. Il y a également à cet égard une grande proximité entre les écrits de Marc-Aurèle et ce que dit Cassien. Chez l’un comme chez l’autre, le skopos est ce qui permet de diriger toutes les inclinations de notre âme vers un unique point de convergence. À défaut, l’âme qui n’a pas où revenir et se fixer de préférence, change à tout heure, à tout moment, au gré des pensées qui la traversent :

« Si nous nous proposons ce but (skopos), toujours nos actes et nos pensées iront droit à l’obtenir. Mais, s’il ne nous reste invariablement devant les yeux, nos efforts, vains et incertains, se dépenseront en pure perte. De plus, nous verrons surgir en nous tout un monde de pensées les plus diverses et contraires les unes aux autres. Car il est fatal que l’âme qui n’a pas où revenir et se fixer de préférence, change à tout heure, à tout moment, au gré des pensées qui la traversent ; jouet des influences du dehors, elle appartient aussitôt à la première impression qui se rencontre[21]. »

Sénèque dans son traité De la tranquillité de l’âme explique de façon similaire :

« Il en est qui paraissent courir à un incendie et qui font pitié ; ils bousculent ceux qui sont sur leur passage ; ils courent tête baissées, se heurtant et heurtant tout le monde ; quand ils ont bien couru, ce sera pour saluer quelqu’un qui ne leur rendra pas leur salut, pour suivre le cortège funèbre d’un homme qu’ils ne connaissent pas, pour assister au procès d’un habitué des tribunaux, ou aux fiançailles d’une habituée du mariage, ou pour faire cortège à une litière que de temps en temps ils portent eux-mêmes. Puis, rentrés chez eux après s’être inutilement fatigués, ils jurent qu’ils ignorent eux-mêmes pourquoi ils sont sortis et où ils sont allés, alors que le lendemain, ils reprendront le chemin de leur courses vagabondes. Aussi, que tout effort se rapporte à une fin, qu’il vise toujours un but[22]. »

Nous voyons donc que skopos a donc un rôle essentiel car « celui qui dirige vers ce but tous ses efforts donnera de l’unité à ses actions et de ce fait, restera toujours le même ».

Il faut toutefois remarquer dès maintenant une chose : Platon donnait l’exemple de skopos appliqué à plusieurs professions comme celles de pilote, de général, de médecin et d’homme politique. Cassien de son côté parle du skopos appliqué à la profession de chrétien. Marc-Aurèle quant à lui fait référence à la profession « d’homme de bien » pour qualifier le philosophe dans sa méditation 11.5.

« Quelle est ta profession ? C’est d’être homme de bien. Est-il un meilleur moyen d’y parvenir que d’avoir des principes, concernant les uns la nature universelle, les autres, la constitution propre de l’homme[23] ? »

C’est un indice supplémentaire qui indique que Jean Cassien, malgré le fait qu’il soit chrétien, est un homme profondément enraciné dans la tradition philosophique grecque.

2.2 La vertu (aretê) comme unique skopos pour un stoïcien.

Comme nous l’avons vu plus haut, Jean Cassien est très clair : le skopos unique appliqué la « profession de Chrétien » est la « purification du cœur ». Quel peut-être alors, dans la tradition stoïcienne, l’unique skopos applicable à la profession « d’homme de bien ».

Marc-Aurèle s’interroge :

« Celui qui n’a pas dans la vie un but unique (skopos), toujours le même, ne peut pas non plus n’être qu’un seul et même homme toute sa vie. Mais ce que je viens de dire-là ne suffit pas : il faut y ajouter quel doit être ce but (skopos)[24]. »

Nous savons déjà que ce skopos doit être unique et toujours le même. Le fait que les sources s’accordent à dire que le skopos est unique rend à mon sens improbable qu’il puisse s’agir d’un but extérieur car celui-ci sera nécessairement changeant et multiple selon les circonstances de la vie et l’indifférent « préférable » visé à ces occasions. Deuxièmement, et cela découle du premier point, le skopos est ce qui doit permettre à un être humain d’être un seul et même homme toute sa vie. Troisièmement, le skopos est ce qui doit permettre aux inclinations de notre âme de converger vers un point unique. Enfin, la suite des réflexions de Marc-Aurèle de la méditation 11.21 indiquent que ce skopos est quelque chose qui doit être considéré comme un bien :

« Il n’y a pas d’unanimité d’opinion sur tous les biens quelconques qui paraissent tels au plus grand nombre, mais seulement sur certains biens, je veux dire ceux qui intéressent la société toute entière. Celui qui dirige vers ce but tous ses efforts donnera de l’unité à ses actions et de ce fait, restera toujours le même[25]. »

Il n’y a bien sûr pas d’unanimité sur la notion de « bien » entre les philosophes et les non-philosophes. Il n’y avait même pas toujours unanimité d’opinion à ce sujet entre les différentes écoles de philosophie elles-mêmes. Mais en tout cas, pour les stoïciens, il n’y a d’autre bien que la vertu et celle-ci suffit pour une vie parfaitement en harmonie, à laquelle rien ne manque. La vertu est la seule chose « ayant de la valeur » de façon absolue, le seul bien qu’il faut rechercher pour lui-même.

Le « Caton » de Cicéron indique à ce sujet quelques lignes au-dessus de l’exposition de la métaphore de l’archer :

« Consistant en ce que les stoïciens appellent “homologia” (nous disons accord), ce bien auquel il faut tout rapporter, les actions honnêtes, et l’honnêteté même qui seule est comptée dans les biens, doit, quoiqu’il naisse après les penchants primitifs, être recherché seul en raison de son essence propre et de sa dignité ; tandis que, des objets de ces penchants, nul n’est à rechercher pour lui-même[26]. »

Puisque qu’il faut, afin d’être en accord, rapporter au bien suprême les actions convenables – qui sont tout de même des espèces d’inclinations de l’âme – il est tout à fait logique que le skopos stoïcien soit tout simplement la vertu ou l’excellence (arêtê).

Il est intéressant à ce stade de rappeler le fragment de Stobée cité en début d’article. Celui-ci explique :

« Dans ses écrits, Cléanthe reprend cette définition, ainsi que Chrysippe et tous leurs successeurs, qui affirment que le bonheur n’est pas autre chose que la vie heureuse, en précisant toutefois que le bonheur (εὐδαιμονία) est le but (σκόπος) que l’on se propose d’atteindre, alors que la fin (τέλος) est le fait de l’avoir atteint, autrement dit, l’état de bonheur (τὸ εὐδαιμονεῖν). »

Puisque Stobée précise clairement dans son texte que la notion stoïcienne de fin (τέλος) et celle de vie vertueuse sont synonymes, nous pouvons nous livrer, à l’aide d’un raisonnement par analogie, à un petit exercice de pensée et reformuler ce passage de la façon suivante en jouant sur le substantif aretê et le verbe qui lui correspond :

« […] le bonheur n’est pas autre chose que la vie vertueuse, en précisant toutefois que la vertu (aretê) est le but (skopos) que l’on se propose d’atteindre, alors que la fin (telos) est le fait de l’avoir atteint, autrement dit le fait de vivre selon la vertu (to kat aretên zên). »

Curieusement, il semble qu’il n’y a pas de verbe qui puisse être directement construit avec le substantif aretê. Il n’y a même pas d’adjectif. Mais il est toujours possible de dire « le fait de vivre selon la vertu » comme cela a été fait ici. Quoi qu’il en soit, cela semble cohérent avec nos sources puisque Diogène Laërce indique que :

« C’est pourquoi Zénon le premier, dans son traité Sur la nature de l’homme, a dit que la fin (telos) était de vivre en accord avec la nature, ce qui signifie vivre selon la vertu. Car la nature nous conduit vers cette dernière. »[27]

Marc-Aurèle indique concrètement la marche à suivre. Il précise qu’il s’agit alors, pour chaque impulsion des sens, de voir immédiatement ce vers quoi elle tend[28], ou à quoi elle se rapporte et :

  • dans nos représentations, de refuser de donner notre assentiment à ce qui est faux ou incertain (le but est la vertu phronêsis – ce qui va donner la fin correspondante «to phronein »)
  • que les mouvements de notre âme ne nous portent qu’à des actes de solidarité (le but est ici la vertu dikaiosunê – ce qui va donner la fin correspondante «to dikaiôn einai »)
  • de n’avoir d’inclination ou d’aversion que pour ce qui dépend de nous (il s’agit ici d’une référence explicite à Épictète : le skopos est donc ici n’avoir d’inclination que vers la vertu, qui dépend de nous. C’est aussi l’usage correct des impressions.)
  • d’accueillir avec empressement ce qui nous est attribué par la nature universelle (le but est la vertu andreia, ce qui va donner la fin correspondante « to andreiôn einai » et la vertu sophrosunê, ce qui va donner la fin correspondante « to sophronein». Rappelez-vous, Platon disait déjà que la sophrosunê est le skopos qu’il faut avoir sans cesse devant les yeux pour diriger la vie)[29].

Le skopos qui convient permet alors d’éventuellement rectifier l’orientation des inclinations de l’âme. C’est cette voie de purification (katharsis) de notre principe directeur (hegemonikon), ou de conservation de notre génie intérieur (daimôn) libre de toutes souillures qui nous permet de « suivre la bonne voie », la voie droite, celle de la Nature. Il s’agit donc bien comme l’écrit Jean Cassien « d’une application de l’esprit dont jamais nous ne nous désistons ».

Épictète expliquait à ses élèves que :

« Comme nous nous exerçons pour faire face aux interrogations sophistiques, nous devrions également nous exercer chaque jour pour faire face aux représentations, car elles aussi nous posent des interrogations[30]. »

De son côté, Jean Cassien compare cet « exercice de pureté du cœur » aux meules que les eaux d’un canal, en se précipitant, actionnent d’un mouvement giratoire :

« Cet exercice du cœur pourrait, non sans justesse, se comparer aux meules que les eaux d’un canal, en se précipitant, actionnent d’un mouvement giratoire. Elles ne peuvent cesser leur travail, forcées qu’elles sont, de tourner par la poussée des eaux. Cependant, il est au pouvoir du maître du moulin de faire moudre, à son gré, du blé, de l’orge ou de l’ivraie. Ce qui est hors de doute, c’est qu’elles ne moudront que ce qui leur sera fourni par celui à qui le soin de cet ouvrage a été commis.

De même, l’âme se sent-elle pressée durant la vie présente. De toute part, les torrents des tentations se précipitent et lui impriment le mouvement ; c’est en elle un flot continu de pensées bouillantes. Mais le soin est commis à son zèle et à sa diligence de voir lesquelles elle doit admettre et lesquelles elle doit rechercher[31]. »

C’est tout l’objectif des exercices spirituels hérités du stoïcisme. Et surtout :

« Ne te rebute pas, ne renonce pas, ne te décourage pas si tu ne réussis pas toujours à diriger tes actes d’après les vrais principes. Après en avoir été violemment écarté, reviens-y et réjouis-toi si tes actions ont été le plus souvent celles d’un homme : aime la règle à laquelle tu reviens[32]. »

2.3 Le skopos est le guide sur la ligne droite de la Nature

Jean Cassien fait une observation intéressante à propos du skopos :

« Parlant ailleurs de ce but, le bienheureux apôtre emploie le terme même de façon significative : “oubliant ce qui est derrière moi, je me porte de tout moi-même en avant et cours droit au but, vers la récompense à laquelle le seigneur m’a appelé d’en haut” ». Le grec est plus clair encore. Il porte : ”kata scopon diocho”, ”Je cours en me guidant sur le but”. Comme si l’Apôtre disait : ”c’est en poursuivant ce but, d’oublier ce qui est en arrière, c’est-à-dire les vices du vieil homme [i.e. les passions], que je m’efforce de parvenir à ma fin, qui est la céleste récompense”[33]. »

Il s’agit effectivement d’une référence biblique du Nouveau Testament tirée du verset 3 : 14 de l’Épitre aux Philippiens : « je cours vers le but (skopos) pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ ». L’expression « kata scopon dioko » indique donc l’idée d’une course à laquelle a décidé de participer le chrétien et sur laquelle le but sert de guide.

C’est donc une référence tout à fait chrétienne mais qui puise probablement en partie sa source dans la tradition philosophique antérieure. Comme le fait remarquer Pierre Hadot[34], Marc-Aurèle utilise des images qui évoquent la marche dans le bon chemin, dans le bon sens, dans l’accord des désirs, des volontés, des pensées avec le chemin de la Nature. Le bon chemin qui est « la ligne droite », le « droit chemin », celui de la Nature elle-même qui tient toujours une voie droite, une voie courte et directe :

« Il n’a qu’une volonté, marcher dans le droit chemin à l’aide de la loi et suivre ainsi le dieu qui trace le bon chemin[35]. »

« Va toujours suivant le plus court chemin ; le plus court chemin est de suivre la nature. Agis et parle toujours de la manière a plus naturelle. Une telle ligne de conduite t’affranchira de biens des fatigues et des tergiversations, de toute intrigue, et de tout apprêt de langage[36]. »

Ou encore :

« Atteins en ligne droite le terme de ta course, en suivant ta propre nature et la nature universelle, car toutes deux suivent la même voie[37]. »

« Que de temps gagne celui qui ne regarde pas ce que son voisin a dit, fait ou pensé, mais seulement ce qu’il fait lui-même pour que son action soit juste et conforme au bien. Ne cherche pas à voir autour de toi dans l’âme des autres. Cours en suivant la ligne droite, sans dévier[38]. »

Pierre Hadot explique que Marc-Aurèle reprend l’antique image évoquée par Platon :

« Le Dieu qui, comme le veut l’antique tradition tient le commencement, la fin et le milieu de tous les être, atteint en ligne droite, selon l’ordre de la nature, le terme de sa course[39]. »

Selon Pierre Hadot, déjà chez Platon, l’ordre de la nature apparait ainsi comme un mouvement triomphant qui arrive à ses fins, sans jamais se laisser détourner de la rectitude de sa décision et de son intention. Ainsi le mouvement de l’hegemonikon, le mouvement du noûs, va lui aussi en ligne droite, comme le soleil qui illumine ce qui lui fait obstacle et l’assimile en quelque sorte à lui-même[40]. Car, pour les stoïciens, c’est toute action morale qui atteint droit son but dans la mesure où elle est à elle-même sa propre fin, et dans la mesure où elle trouve sa perfection dans son activité elle-même. Il n’a malheureusement pas été possible de trouver des sources qui permettraient de confirmer de façon explicite que chez Platon, Aristote ou les stoïciens, le skopos soit effectivement considéré comme un guide sur le chemin de la nature.

2.4 Réinterprétation de la métaphore de l’archer

Dans le but que l’on ne pense pas qu’il y a deux souverains biens, le « Caton » de Cicéron mentionne la métaphore de l’archer dans un passage très souvent cité du traité intitulé Des termes extrêmes des biens et des maux :

« Le tireur doit tout faire pour atteindre le but (skopos), et pourtant, c’est cet acte de tout faire pour  atteindre le but, pour réaliser son dessein, c’est cet acte qui est, si je puis dire, la  fin (telos) que recherche le tireur et qui correspond à ce que nous appelons, quand il  s’agit de la vie, le souverain bien : tandis que frapper le but n’est qu’une chose que l’on peut souhaiter, mais ce n’est pas une chose méritant d’être recherchée par elle-même[41]. »

Marguerite Harl précise dans son étude que skopos se distingue de telos comme la visée se distingue du succès. Si tout le monde doit avoir en vue le bien suprême (telos), seuls quelques-uns peuvent réellement l’atteindre. L’intention (skopos) est essentielle ; la réussite – l’accomplissement de l’acte – est subordonnée en partie à des facteurs externes. Le skopos est donc un but idéal, exprimé par un substantif – eudaimonia par exemple ; le telos est la réalisation de cet idéal, un acte ou un état désigné par le verbe correspondant – to eudaimonein[42].

C’est en ce sens que l’on peut dire que le tireur doit tout faire pour atteindre le skopos, mais que c’est cet acte de tout faire pour atteindre le skopos, qui est, si nous pouvons le dire, le telos car sans intention d’atteindre un but idéal, il n’y a aucune chance de réaliser celui-ci. Et pourtant, de façon évidente, nous ne pouvons que souhaiter le skopos, puisque c’est l’état de vivre selon la vertu ou en état de bonheur qui mérite d’être recherché pour-lui-même.

Dans sa lettre à Lucilius n°117, Sénèque explique cette doctrine stoïcienne comme suit : « Est objet impératif de la visée (expetendum), selon eux, ce qui est bon ; est objet possible de visée (expetibile), ce qui nous arrive (contigit) quand nous avons atteint le bien. En effet, il est recherché (petitur) en tant que bien, mais il se produit (accidit) du fait de la visée du bien[43]. »

Je vais me permettre ici de faire une petite digression vers la conception stoïcienne de la causalité pour apporter un autre éclairage à cette doctrine singulière.

Dans la même lettre 117, Sénèque indique plus haut : « Selon les nôtres, ce qui est bien est corps, parce que ce qui est bien agit : ce qui agit est corps. Ce qui est bien est utile ; or il faut qu’il fasse quelque chose pour être utile ; s’il agit, il est corps[44]. »

En clair, la vertu est un bien, de sorte qu’elle est un corps. Par contre être vertueux n’a pas le même statut puisqu’il s’agit d’un incorporel en tant qu’accident de la sagesse qui s’exprime par un signifié. Nous savons que les stoïciens avaient une conception opérative de la notion de corps : ainsi, comme détaillé plus haut, est corps ce qui agit, et ce qui agit ne saurait agir que sur un autre corps. Toute action physique se réalise dans la relation entre corps, et cette relation ne saurait produire un autre corps. L’effet n’est donc pas un corps, mais une modification concernant les corps prééxistants, c’est un incorporel. La causalité transforme, elle ne crée pas. Ainsi, si la vertu est un corps, c’est aussi parce qu’elle est une manière d’être du sujet vertueux, qui est un corps, mais le comportement par lequel j’incarne cette vertu, lui, ne saurait être un corps qui s’ajouterait aux précédents, c’est pourquoi il s’agit d’un effet incorporel qui s’exprime par un signifié.

Selon Jean Cassien la métaphore de l’archer s’explique ainsi :

« Il en est comme des archers, lorsqu’ils veulent faire preuve de leur adresse en présence d’un roi de ce monde. Les prix sont peints sur de petits écussons ; et chacun d’y lancer ses dards ou ses flèches. Il est clair pour eux qu’à moins de viser droit au but, ils ne sauraient obtenir leur fin, qui est le prix convoité ; il est à eux, au contraire, s’ils peuvent toucher juste.

Mais suppose que l’on soustraie l’écusson à leur vue : si loin de la bonne direction que leur regard se perde, ils ne s’apercevront pas de l’écart, manquant d’un point de repère qui les avertisse de la justesse de leur tir ou leur en montre le défaut. Ils frapperont l’air inutilement de leurs flèches, sans qu’il leur soit possible de discerner en quoi ils ont failli, ni que leur regard indécis puisse les instruire à rectifier leur tir[45]. »

Si nous ramenons ce qui est dit ci-dessus au contexte stoïcien, l’état de bonheur (to eudaimonein), ou l’état de vie selon la vertu et d’homologia, est une cible bien trop lointaine et inaccessible pour la plupart des progressants stoïciens. Il serait complètement contre-productif de rechercher un si haut niveau de réalisation spirituelle sans passer un intermédiaire, d’autant que le chemin est plein d’embûches. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir un point de repère, un skopos, pour corriger les écarts et se donner une chance de réaliser cet idéal.

Les exercices spirituels, instruments de l’art de « l’homme de bien » doivent être rapportés au skopos unique de processus de purification (katharsis) des passions. Si le progressant stoïcien ne peut accomplir par exemple son programme habituel d’exercices, il ne doit pas succomber au découragement, à la colère ou à l’indignation puisque c’est pour réduire ces mouvements de l’âme qu’il s’exerce. Et Jean Cassien d’affirmer : « On gagne moins par un jeûne que l’on ne perd par un mouvement de colère ; et le profit que l’on retirerait d’une lecture n’égale pas le dommage encouru pour le mépris d’un frère ».[46]

Ce qui est dit ci-dessus tend alors à indiquer qu’en matière d’art de vivre, la performance, si elle est bien réalisée, et si rien ne l’entrave, aboutit nécessairement au résultat attendu, ce qui en ferait un art « non-stochastique ». C’est un texte d’Alexandre d’Aphrodise qui expose la différence entre les arts-stochastiques et les arts non-stochastiques :

« Supposons que la fin (τέλος) des arts stochastiques soit de mettre toutes leurs ressources en œuvre pour atteindre leur but (προκείμενον[47]) ; n’en résulterait-il pas alors nécessairement que la fin (τέλος) qu’ils réaliseraient serait la même que celle qui est propre aux arts non stochastiques ? Or les arts stochastiques se distinguent précisément des autres arts en ce qu’ils ne réalisent pas leur fin (τέλος) de la même manière. […][48] En effet, dans les arts non stochastiques, quand les opérations techniques sont effectuées dans les règles de l’art, le résultat auquel tendent ces opérations est garanti ; à l’inverse, ils n’atteignent pas leur but si une erreur a été commise dans les opérations techniques. Ces arts ont donc pour fin (τέλος) d’atteindre leur but (προκείμενον), puisque dans leur cas, mettre toutes leurs ressources en œuvre pour atteindre leur but c’est, du même coup, atteindre ce but. Quant aux arts stochastiques, leur résultat n’est pas complètement garanti par les opérations techniques parce qu’il manque, pour l’atteindre, un grand nombre de facteurs qui ne relèvent pas de l’art à lui tout seul ; en outre, le champ même de leurs opérations techniques n’est pas bien circonscrit, et celles-ci ne produisent pas le même type d’objets (elles s’appliquent en effet à des objets qui ne se sont pas tout à fait semblables, parce que la totalité ou bien une partie des opérations ne produit pas le résultat escompté). Par conséquent, la fin (τέλος) des arts stochastiques n’est pas d’atteindre leur but (προκείμενον), mais d’accomplir pleinement (ἀποπληρῶσαι[49]) ce qui relève de leur domaine (τὰ τῆς τέχνης[50])[51]. »

Selon la conception stoïcienne, la vertu est tout autant science qu’art de la vie (technê tou biou) : apprendre cette science, c’est avant tout apprendre à la pratiquer, d’où l’importance des exercices spirituels qui doivent tous être rapportés au skopos, afin d’en apprendre les règles de l’art. Elle n’est pourtant pas un art comme un autre d’une part parce qu’elle n’admet aucun degré : les arts comme la sculpture, sont des dispositions (hexeis), susceptibles d’accroissement, tandis que la vertu est un caractère (diathesis). D’autre part, les autres arts ont leur fin hors d’eux-mêmes, là où la vertu trouve sa fin en elle-même. Ainsi les arts qui se rapprochent le plus de l’art de vivre sont la musique ou la danse. C’est à mon sens la signification profonde du choix d’exprimer le skopos par un substantif, et le telos au moyen d’un verbe.


[1]Les collations de Jean Cassien ou l’unité des sources, textes choisis et présentés par Jean-Yves Leloup, Albin Michel, Cerf, Série Spiritualités chrétienne, p 61- 81.

[2] Fiche Wikipédia sur Jean-Cassien Fiche Wikipédia sur Jean-Cassien, contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0. Source : Article Jean Cassien de Wikipédia en français (auteurs).

[3] Marguerite Harl, Le guetteur et la cible : les deux sens de skopos dans la langue religieuse des Chrétiens. In : Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353, Juillet-décembre 1961. Pp 450-468. L’étude est téléchargeable sur le site-web Persée.

[4] Platon, Gorgias, 507 d. Trad. Marguerite Harl.

[5] Platon, Philèbe 60a ;  Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 12, 1144 a8.

[6] Abba Moïse fait ici référence à la profession de chrétien.

[7] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moïse, p 62-63.

[8] Stobée, SVF III 16. Traduction inédite de Pierre Bono.

[9] Voir Jean-Baptiste Gourinat, La dialectique des stoïciens, Vrin, 2000, p. 153-154, pour une présentation du verbe chez les stoïciens : « Le verbe se distingue par le fait qu’il ne peut recevoir de cas (artôton) et signifie, selon Diogène de Babylonie un catégorème isolé, ou, pour d’autres stoïciens « quelque chose qui est susceptible d’être coordonné à propos de quelqu’un ou de quelques-uns » (DL, VII, 58 = SVF III Diog.22 = FDS 536).

[10] Anne Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié, Editions Universitaires de Fribourg, 2001, p 80.

[11] Jean-Baptiste Gourinat, op. cit., p 129-136.

[12] Christelle Veillard, Les Stoïciens, une philosophie de l‘exigence, Ellipses, 2017 p 183.

[13] Donald Robertson, Stoicism and the art of happiness, Teach yourself, p 133-134, Trad. Elen Buzaré.

[14] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moïse, p. 63.

[15] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moïse, p. 64.

[16] Marc-Aurèle, Méditation 11.21, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[17] Marc-Aurèle, Méditation 2.7, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[18] Marc-Aurèle, Méditation 2.16, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[19] Platon, République VII, 519 c.

[20] Platon, Lois XII 961-963.

[21] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moïse, p 66.

[22] Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XII, 4-5, Trad. Emile Bréhier. Voir aussi Lettres à Lucilius, 71.3.

[23] Marc-Aurèle, Méditation 11.5, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[24] Marc-Aurèle, Méditation 11.21, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[25] Marc-Aurèle, Méditation 11.21, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[26] Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 6, 21, Trad. Emile Bréhier.

[27] Diogène Laërce, Vie de doctrines des stoïciens, VII, 87.

[28] Marc-Aurèle, Méditation 7.4, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[29] Marc-Aurèle, Méditation 8.7, Tard Léon-Louis Grateloup.

[30] Épictète, Entretiens, III, 8, 1, Trad. Joseph Souilhé.

[31] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moïse, p. 77.

[32] Marc-Aurèle, Méditation, 5. 9, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[33] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moise, p. 65.

[34] Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc-Aurèle, Le livre de Poche 1997, p. 384-385.

[35] Marc-Aurèle, Méditation, 11.4, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[36] Marc-Aurèle, Méditation 4.51, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[37] Marc-Aurèle, Méditation 5.3.2, Trad. Pierre Hadot.

[38] Marc-Aurèle, Méditation 4.18, Trad. Léon-Louis Grateloup.

[39] Platon, Lois, IV, 716 a1, Trad. Pierre Hadot.

[40] Marc-Aurèle, Méditation 5.14.

[41] Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 6, 22, Trad. Pierre Hadot.

[42] Marguerite Harl, Le guetteur et la cible : les deux sens de skopos dans la langue religieuse des Chrétiens. In : Revue des Etudes Grecques, tome 74, fascicule 351-353, Juillet-décembre 1961, p. 450-468. L’étude est téléchargeable sur le site-web Persée.

[43] Texte établit par Jean-Joel Duhot dans son article Le stoïcisme : une métaphysique de l’information ou le matérialisme impossible, Philosophie antique, n°5 (2005), 31-47.

[44] Texte établit par Jean-Joel Duhot dans son article Le stoïcisme : une métaphysique de l’information ou le matérialisme impossible, Philosophie antique, n°5 (2005), 31-47.

[45] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moise, p. 65.

[46] Jean Cassien, Première Collation avec Abba Moise, p. 67. Voir également à cet égard chez Sénèque la comparaison avec l’archer, probablement empruntée à Ariston. A force de leçons et d’exercices (ex disciplina et exercitationes), l’archer a appris à bien diriger le trait et sait viser correctement, quel que soit le point à atteindre (Lettres à Lucilius, 94.3).

[47] Litt. « Ce qui se trouve devant » = le but que l’on se propose d’atteindre = équivalent de σκόπος.

[48] Les deux phrases des lignes 3 à 6 n’ont pas été traduites.

[49] Litt. « remplir complètement ».

[50] Litt. « les choses de l’art ».

[51] Alexandre d’Aphrodise, SVF III, 19, Trad. inédite Pierre Bono.


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