L’activité physique est une composante fondamentale de notre bien-être. Pour rester en bonne santé et éviter la sédentarité (qui peut être renforcée par notre métier), l’Organisation Mondiale de la Santé préconise 10.000 pas par jour et 150 minutes d’activité physique modérée par semaine. Que l’on soit sportif occasionnel ou bien compétiteur de haut niveau, nous avons des objectifs et une perception de notre pratique qui peuvent parfois noircir nos envies et nos besoins, ainsi que la pratique en elle-même. Comment les principes stoïciens peuvent permettre de garder une pratique saine et en adéquation avec nos envies ?
La difficulté de comparaison et le respect de nos envies
Nous vivons actuellement dans une société où nous sommes sans cesse comparés, épiés ou encore classés dans des cases qui nous poussent parfois à défier la Nature. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, dans tous les domaines de notre vie. Pour le sport, STRAVA est l’un des réseaux sociaux préférés des sportifs amateurs et professionnels. Les sorties avec les données essentielles sont pour beaucoup publiques et poussent à faire toujours plus. La course au like n’a évidemment pas lieu comme sur d’autres plateformes (quoique), mais beaucoup d’entre nous, pour en avoir discuté à maintes reprises, ont ressenti de la gêne ou de l’embarras à l’heure de télécharger une activité qui n’a pas affolé les compteurs statistiques. Les principaux concernés prennent donc moins de plaisir à pratiquer selon leurs envies car ils se sentent presque poussés à accélérer la cadence. La peur d’être jugé en est la principale raison, de ne pas être à la hauteur ou meilleur qu’autrui. Mais à la hauteur de qui ?
« Je me suis souvent demandé avec étonnement pourquoi chacun de nous, tout en s’aimant plus que tous les autres, néglige à ce point son propre jugement sur lui-même au profit de ce que les autres pensent de lui. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, XII, 4, trad. M. Goarzin).
Se concentrer sur notre propre progression sans se préoccuper du regard d’autrui, quel que soit notre niveau, doit être l’une des bases saines de notre pratique sportive et peut nous permettre de progresser dans la Vertu. La Vertu est un concept clé de la philosophie stoïcienne qui prône la sagesse et qui permet d’atteindre l’eudaimonia (le bonheur). Vivre une vie vertueuse indique qu’il faut vivre en harmonie avec soi-même, les autres et plus globalement la Nature. Autrement dit, avoir des comportements qui requièrent de la simplicité, du courage, de la tempérance et qui nous poussent à évoluer intérieurement de manière continue et de façon à ne faire qu’un avec le cosmos. Vivre une vie simple en essayant d’éviter les troubles (ataraxie) et en se libérant de nos passions (peur, colère, jalousie) pour ne pas être esclave de ses émotions. Néanmoins, la Vertu n’est pas seulement un entrainement de l’âme. Prendre soin de son corps en pratiquant une activité physique va justement nous permettre de développer toutes ces qualités et est complémentaire avec le soin de l’âme, dans une optique de mener une vie vertueuse. C’est justement ce que nous allons détailler dans les prochaines parties, à savoir la raison pour laquelle le sport est une voie vers la Vertu et le développement de toutes les qualités énumérées plus haut !
« Si tu endosses un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté. » (Épictète, Manuel, 37, trad. M. Meunier)
Se concentrer sur notre progression passe donc par choisir des objectifs et des pratiques en accord avec notre volonté intérieure, mais également en prenant en compte nos qualités physiques naturelles. Nous devons respecter les capacités que nous a imposées le destin et le prendre en compte dans la pratique que nous souhaitons avoir. Nous avons tous des qualités propres à notre constitution corporelle et à notre caractère et il est important de ne pas les oublier lorsque l’on veut se fixer des objectifs viables. Nous devons respecter notre rôle, de sorte à se sentir bien dans notre pratique ! Avec l’avènement du digital et des réseaux sociaux, le culte du corps est devenu une pression constante pour celui ou celle qui cherche à plaire ou à se conformer aux normes de notre société. Il est donc important de se recentrer et définir ses propres motivations.
La perception de l’échec et le rapport à la compétition
« Quand tu es affligé par une chose extérieure, ce n’est pas cette chose qui te trouble, mais le jugement que tu portes sur elle. » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, VIII, 47, trad. M. Goarzin)
Comme nous le savons, nos jugements et perceptions sur les évènements qui surviennent (les blessures, les défaites, les mauvaises sorties, une progression trop lente à notre goût) influencent nos émotions et sont à l’origine de stagnation ou de régression. La perte du plaisir survient car le sportif ne prend pas la pratique du bon côté. Pour appuyer le propos, prenons deux exemples. Le premier nous vient de Roger Federer, qui, lors d’une remise de diplôme à Genève en 2024, a dit ceci « Au tennis, la perfection est impossible. Sur les 1526 matches de simple que j’ai joués au cours de ma carrière, j’ai gagné près de 80 % d’entre eux. Quel pourcentage de points pensez-vous que j’ai gagné dans ces matches ? Seulement 54 %. Même les joueurs les mieux classés gagnent à peine plus de la moitié des points qu’ils jouent. Lorsque vous perdez un point sur deux, en moyenne, vous apprenez à ne pas vous attarder sur chaque coup. Vous apprenez à penser : d’accord, j’ai commis une double faute. Ce n’est qu’un point.” (L’Equipe).
Si l’un des meilleurs joueurs de tennis de tous les temps a gagné seulement 54% des points joués durant sa carrière, qu’attendons-nous de notre propre pratique, nous, sportifs amateurs ? La perfection ? Des séances parfaites toute la semaine ? Des courses gagnées à chaque participation pour les compétiteurs ? Non ! Nous devons accepter que certaines séquences soient de moins bonne qualité et surtout distinguer l’effort que nous mettons dans l’action, que nous maitrisons, et le résultat en lui-même, qui ne dépend pas entièrement de nous.
« Le tireur doit tout faire pour atteindre le but (skopos), et pourtant, c’est cet acte de tout faire pour atteindre le but, pour réaliser son dessein, c’est cet acte qui est, si je puis dire, la fin (telos) que recherche le tireur et qui correspond à ce que nous appelons, quand il s’agit de la vie, le souverain bien : tandis que frapper le but n’est qu’une chose que l’on peut souhaiter, mais ce n’est pas une chose méritant d’être recherchée par elle-même. » (Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 6, 22, trad. P. Hadot)
Nous devons nous détacher de tout ça et voir le but fixé (qui n’a peut-être pas été atteint) comme une occasion de progresser, toujours. Pour les stoïciens, la fin recherchée est le progrès et une séance peu concluante peut aussi être un signe de progression. Sinon, la pratique sportive, qui plus est pour les amateurs, devient vite un fardeau aussi lourd à porter qu’un poids de 100kg sur le dos.
« Quand tu es affligé par une chose extérieure, ce n’est pas cette chose qui te trouble, mais le jugement que tu portes sur elle. Et ce jugement, il dépend de toi de le supprimer immédiatement. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VIII, 47, trad. M. Goarzin)
Le rapport à la compétition est également une problématique chez certains sportifs. Et là-encore, tout est une question de perception des évènements. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la compétition en elle-même n’est pas le problème malgré l’enjeu qui peut parfois prendre le pas sur le jeu pour certains. Léon Marchand, quadruple médaillé d’or olympique à Paris, en est le meilleur exemple. La nouvelle star française voulait arrêter la natation il y a quatre ans, avant de faire appel à un préparateur mental, Thomas Sammut, pour changer son regard à la compétition et à l’échec : « J’aime bien me dire “qu’est-ce qui se passe si j’échoue ?”. Je me rends compte qu’il ne va rien se passer de spécial. Ma famille sera toujours aussi contente pour moi. […] Maintenant je n’ai plus peur de l’échec et je suis plus en mode “je profite et j’essaie”. » (extrait tiré d’une interview BRUT).
« Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. » (Manuel d’Épictète, 1, 1, trad. O. D’Jeranian)
Il est donc important de changer notre perception des choses (notamment de la compétition) et de différencier ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, ce que certains commentateurs nomment la « dichotomie du contrôle ». L’effort que nous produisons et les actions dépendent de nous, à savoir notre préparation, notre stratégie sur certaines courses, nos pensées face à l’entrainement à venir… En revanche, les blessures, la météo, les adversaires, la victoire ou la défaite, ou encore les infrastructures ne dépendent pas que de nous et ne doivent pas nous troubler outre mesure.
« Que les événements à venir ne te troublent pas. Tu y arriveras, s’il le faut, muni de la même raison dont tu te sers aujourd’hui. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 8, trad. M. Goarzin)
Le chemin est d’ailleurs plus important que le résultat, dans la vie comme dans le sport. Puisque nous ne contrôlons pas totalement le résultat d’une course ou d’un objectif final, pourquoi n’en profiterions-nous pas pour nous concentrer sur le chemin à parcourir pour arriver à nos objectifs ? Beaucoup de paramètres nous échappent, y compris pour les sportifs amateurs ne souhaitant pas évoluer en compétition. Alors, profitons du moment présent et acceptons avec sérénité et détachement ce qui nous échappe !
Persévérance, discipline, courage et résilience
« Sur la douleur : si elle est insupportable, elle nous tue ; si elle dure, elle est supportable. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 33, trad. M. Goarzin)
Autre point important : notre rapport à l’effort. En sport, surtout pour les sportifs de haut niveau qui ont des objectifs de performance, il va sans dire que l’effort est un facteur clé de la réussite. Pour les stoïciens, nous pouvons supporter ce qui ne nous tue pas. Autrement dit, nous pouvons supporter bien plus que ce que l’on pense lors d’un effort physique et ainsi pouvoir réaliser notre plein potentiel et atteindre l’excellence, la pleine réalisation de soi en tant qu’être humain, moralement comme physiquement. Mais pour atteindre son plein potentiel, il faut s’entrainer, avec discipline et constance. Les grands penseurs stoïciens prônent un entrainement quotidien de l’esprit (l’ascèse mentale) pour progresser mentalement. Il en est de même pour la partie physique. Des séances régulières nous permettront évidemment de favoriser une progression et nous donneront l’occasion de cultiver notre rapport à l’effort, à la douleur et à la souffrance. Évidemment, nos capacités physiques sont limitées et il ne suffit pas de dire « abstiens-toi ». Ici, c’est surtout l’intention qui est importante et doit tendre dans le sens de la pleine réalisation de soi.
« Les difficultés sont ce qui révèlent les hommes. » (Épictète, Entretiens, I, 24, trad. R. Muller)
C’est dans la difficulté que les progrès sont parfois les plus impressionnants. La difficulté d’un entrainement, la difficulté de se motiver à sortir de chez soi pour aller s’entrainer après une journée de travail (sans pour autant ignorer les signaux de notre corps, car il faut parfois accepter que notre corps ne puisse pas pratiquer le temps d’une journée), montre notre discipline. Alors oui, certaines séances sont parfois difficiles à avaler car les blocs d’entrainement à haute intensité se succèdent, mais c’est à ce moment que notre chemin se trace. Par ailleurs, la discipline et le rapport à l’effort que nous allons développer dans notre pratique sportive nous servira aussi dans les autres aspects de notre vie quotidienne !
« Que signifie cette expression, je vais dès maintenant l’expliquer : si nous gardons nos qualités physiques et nos aptitudes naturelles avec soin et sérénité, dans la pensée qu’elles sont éphémères et fugaces, si nous ne subissons leur servitude et que nous ne soyons pas le jouet des objets extérieurs, si les satisfactions adventices du corps sont pour nous au même rang que dans un camp les auxiliaires et les troupes légères (à eux de servir, non de commander), dans cette mesure seulement ces choses-là sont utiles à l’âme. »(Sénèque, De la vie heureuse, VIII, 2, trad. A. Bourgery revue par P. Veyne)
Il y a un parallèle important entre la pratique sportive et le développement moral[1]. Ce parallèle était déjà le cas dans l’antiquité puisque Épictète et Sénèque en parlent dans leurs écrits. Pour eux, la gymnastique est un moyen de développer nos facultés mentales et de soigner l’âme, si et seulement si cette pratique est fixée dans un but de nous développer intérieurement. Selon ces derniers, la gymnastique perdrait toute valeur et utilité philosophique si nous pratiquons une activité pour parader ou se mettre en évidence face à autrui (on peut faire le parallèle de nos jours avec les activités Strava ou le culte du corps uniquement dans un but extérieur).
« Ce qui gêne l’action favorise l’action. Ce qui barre le chemin devient le chemin. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, V, 20, trad. M. Goarzin)
L’effort répété et la souffrance physique liés à un exercice peuvent notamment travailler la tempérance, c’est-à-dire la maitrise de soi (des séries difficiles en natation qui adonnent à une grande souffrance physique sont bénéfiques puisque nous saurons, par l’effort, gérer nos pulsions pour atteindre un objectif fixé). Le courage, notion très importante chez les stoïciens, est aussi une qualité que l’on peut développer en pratiquant une activité régulière, car il faut faire face à l’adversité (blessures, maladie) avec calme et résilience, tout comme faire face à la défaite ou un obstacle.
Transformer nos échecs sportifs en opportunités de grandir est une pensée qui peut nous permettre de percevoir le sport d’une autre façon. Une façon beaucoup plus légère et moins prise de tête dans une société où il est déjà assez complexe de se faire une place en accord avec la Nature et en penchant vers la Vertu.
« Être comme la falaise contre laquelle se brisent continuellement les vagues. Elle se tient debout, et autour d’elle s’apaise l’agitation des flots. (…) Souviens-toi, à l’avenir, dans toute situation pénible, de faire usage de ce principe : non seulement ce n’est pas un échec, mais la supporter avec courage est une victoire. » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 49, trad. M. Goarzin)
Le risque de la dépendance
« C’est le propre d’une âme grande de mépriser les grandeurs et de préférer le juste milieu à l’excès : l’un s’en tient à l’utilité, aux nécessités vitales ; mais l’autre, parce qu’il implique surabondance, fait du mal. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, 39, 4, trad. H. Noblot revue par P. Veyne)
Le stoïcisme nous enseigne qu’il est imprudent de trouver une certaine liberté dans les pratiques extérieures. Attention donc à ne pas tomber dans une dépendance au sport, qui pourrait être une entrave très vicieuse à la liberté. Car cette dernière est intérieure. Que se passe-t-il si nous pratiquons du sport en excès et que nous nous blessons plusieurs mois, voire pire ? Comment allons-nous réagir si notre bonheur est étroitement lié à notre pratique physique excessive ?
« Vivre de la plus belle des manières. Cette puissance appartient à l’âme elle-même, si elle reste indifférente aux choses indifférentes. » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, XI, 16, trad. M. Goarzin)
Se détacher du résultat et se concentrer sur nos actions est déjà un début de liberté. Nous devons néanmoins faire attention à garder de la tempérance pour garder une tranquilité d’esprit et un équilibre bienvenu pour faire de notre pratique sportive un moment agréable et qui respecte nos envies les plus profondes.
[1] Sur ce point, lire l’article de M. Goarzin, « Sport et philosophie antique : Platon, Aristote et les stoïciens étaient-ils de grands sportifs ? », Comment vivre au quotidien?, Consulté le 29 octobre 2024 à l’adresse https://biospraktikos.hypotheses.org/2822
Crédits: Photo de Bruno Nascimento sur Unsplash.
Article intéressant qui articule stoïcisme et pratique sportive. La question que je me pose est : à quelle fin devrions-nous pratiquer le sport ? En vue de la santé ? (chose indifférente) En vue du plaisir ?(chose indifférente) Ou en vue de la vertu, qui est synonyme pour les stoïciens de « santé de l’âme » ou « santé mentale » ? Donc en vue de la sagesse ? Combien de personnes pratiquent-elles vraiment une activité sportive en vue de la sagesse ? Personnellement, je pratique l’activité « sportive » du yoga, dans lequel il n’y a aucune compétition et où seule la sagesse et l’épanouissement spirituel sont censés être recherchés. Bien que dans le yoga même, beaucoup le pratiquent pour « perdre du poids », « contre le stress », pour « se détendre », « se relaxer ». L’idée que je veux développer pour approfondir ce bel article est la suivante : quelles sont nos intentions ? Quelle est la finalité que nous recherchons à travers nos actions ? Et notamment dans le sport. Dans mon cas, c’est plus spécifiquement le yoga, qui, bien qu’il a une dimension spirituelle, est souvent utilisé pour d’autres finalités que la sagesse : maigrir, arrêter de fumer, etc.