Le sujet du « maître spirituel » ou de « l’ami spirituel » – une expression élégante qui tend à s’imposer dans les milieux bouddhistes – est désormais mal compris en occident. En effet, des personnes non qualifiées ont usurpé cette fonction et exploité autrui, ce qui a été à l’origine de plusieurs scandales ayant conduit à une dévalorisation de ce rôle. Pourtant, la tradition grecque savait parfaitement que la relation de maître à disciple était capitale pour conduire pas à pas le disciple sur le chemin de sa propre transformation:
L’homme qui a besoin d’être sauvé, a dit un jour Diogène, doit se chercher un ami dévoué, ou un ennemi acharné: fustigé ou soigné, il sera débarrassé du vice. (Plutarque, Le vice et la vertu, Arléa, p. 130)
Dans son traité intitulé Du diagnostic et du traitement des passions propres de l’âme de chacun, Galien de Pergame prend soin d’insister dès le début du traité sur le fait que quiconque désire devenir un homme de bien (kalos agathos) doit donc s’employer à trouver quelqu’un dans la cité qui accepte de lui signaler les passions qu’il constate chez lui.
Il est nécessaire d’être avisé en la matière et Galien partage avec nous son expérience et nous donne des conseils très précieux pour bien vivre cette relation. Celle-ci n’est visiblement pas une sujétion du disciple : celui ou celle qui désire s’améliorer joue un rôle actif et doit faire preuve de discernement dans le choix de cet ami ainsi que dans son propre examen. C’est aussi un témoignage de l’importance du rôle de la parrêsia. Une des significations de ce mot grec est « dire vrai » et impliquait de la part du maître un devoir de dire les choses, c’est à dire « dire vrai de l’autre ». Il implique aussi de la part de celui qui écoute d’apprendre à accepter d’entendre le vrai, ce qui est en soi un exercice qui demande du courage, signe de progrès:
S’exposer un blâme de soi-même, quand on a commis une faute, dire des passions, révéler ses mauvais penchants au lieu de se réjouir parce qu’ils passent inaperçus, ne pas aimer que cela ne se sache pas, avouer et ressentir le besoin d’être attaqué, morigéné, voilà qui ne parait pas mauvais comme signe de progrès. (Plutarque, Le vice et la vertu, Arléa, p. 129)
Je vous propose dans ce billet de suivre de très près le plan du traité de Galien de Pergame. J’ai conservé le texte du traducteur et donc l’emploi de la deuxième personne du singulier afin que l’impression de proximité avec le lecteur demeure. J’ai toutefois pris la liberté d’enrichir le texte de citations qui ne s’y trouvaient pas à l’origine, comme par exemple la reproduction de la petite fable d’Esope et d’insérer des titres de chapitre pour faciliter la lecture. Je souhaite que cette lecture vous soit profitable.
La suite de l’article est un extrait du traité de Galien intitulé Du diagnostic et du traitement de passions propres de l’âme de chacun (Galien, L’âme et ses passions, traduit par Vincent Barras, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 6-12).
Un constat: nous ignorons nécessairement une grande partie de nos défauts:
Nous portons deux besaces attachées à notre cou, comme dit Ésope, l’une devant avec les choses des autres, l’autre derrière avec les nôtres ; c’est pourquoi nous voyons toujours celles des autres, et sommes incapables de voir celles qui nous sont propres:
Jadis, après avoir façonné les hommes, Prométée leur accrocha à l’épaule deux besaces, dont l’une contenait les vices d’autrui, et l’autre, ceux de chacun. Le sac à vices du prochain fût placé par devant ; quant à l’autre, Prométée le fit pendre dans le dos. Voilà pourquoi l’homme à la vue si perçante pour les vices d’autrui, mais ne voit pas les siens. Cette fable pourrait s’appliquer à l’homme tracassier, aveugle en ses affaires, plein de zèle pour celles qui ne le regardent pas. (Esope, Les deux besaces, fable 266)
Et tous acceptent ces propos comme la vérité. Platon a même fourni la cause d’un tel phénomène. Il dit en effet que celui qui aime est aveugle face à l’objet aimé. Si précisément chacun de nous s’aime lui-même plus que tout autre, il sera nécessairement aveugle envers soi-même. Comment donc verra-t-il ses propres travers ? Et comment saura-t-il s’il commet une erreur ?
La fable d’Esope et les propos de Platon semblent montrer que la recherche de ses propres erreurs est beaucoup plus désespérée. S’il est impossible de se détacher de l’amour pour soi-même, celui qui aime sera nécessairement aveugle face à l’objet aimé […].
Nous avons donc besoin d’un ami spirituel. Comment bien choisir ?
Comment pourrait-on éradiquer les passions si l’on n’est pas préalablement conscient de les avoir ? Or comme nous le disions, il est impossible d’en avoir conscience puisque nous nous aimons avec excès. Pourtant si cet argument ne t’autorise pas à te juger toi-même, il te permet néanmoins de juger un autre que tu n’aimes ni ne hais.
Si donc, de quelqu’un dans la cité [qui ne sait ni aimer ni haïr], tu entends que nombreux sont ceux qui le louent parce qu’il ne flatte personne, fréquente-le et juge par ta propre expérience s’il est tel qu’on le dit. Sache que sa réputation d’homme absolument sincère est vaine, si tu constates tout d’abord qu’il court sans cesse les maisons des riches et des plus puissants, voir celles de souverains – car de telles flatteries sont suivies par le mensonge-, puis si tu le vois saluer de tels gens, les escorter ou banqueter avec elles. En effet, en choisissant une telle vie, non seulement il n’est pas sincère, mais il a aussi nécessairement tous les vices, parce qu’il recherche la richesse, le pouvoir, les honneurs et la gloire – ensemble ou séparément.
En revanche, celui qui ne salue ni n’escorte ni ne banquette avec les riches ou les plus puissants et qui mène une vie disciplinée, efforce-toi, dans l’espoir qu’il soit sincère, de le connaitre plus en profondeur, d’appendre qui il est – c’est le résultat d’un commerce de plusieurs années.
Et si tu trouves qu’il est ainsi, converse une fois seul à seul avec lui, en l’invitant à te déclarer aussitôt qu’il constate en toi l’une des passions susdites, parce que tu lui en sauras le plus grand gré et le tiendras pour un sauveur plus encore que s’il t’avait sauvé le corps d’une maladie.
Quelle attitude avoir avec son ami spirituel lorsque celui-ci nous indique nos défauts ?
S’il a promis de te révéler dans quel cas il te voit en proie à l’une des passions susdites, puis s’il ne dit rien après plusieurs jours où il t’a côtoyé, alors fait-en le reproche à cet homme et prie le de nouveau avec encore plus d’insistance qu’auparavant de t’indiquer aussitôt ce qu’il te voit faire en état de passion.
Et s’il te répond que c’est pour n’avoir rien observé de tel en toi dans l’intervalle qu’il n’a rien dit, n’en soit pas tout de suite convaincu et ne crois pas non plus être devenu d’un coup exempt d’erreur.
Pense plutôt à l’une des raisons suivantes :
- ou bien par nonchalance, l’ami convié par toi n’était pas attentif
- ou bien, par pudeur, il s’est tu pour ne pas te blâmer
- ou bien sachant que pour ainsi dire tous les hommes haïssent d’ordinaire ceux qui disent la vérité, il ne voulait pas être haï
- si ce n’est pas pour ces raisons-là, peut-être s’est-il tu parce qu’il ne voulait pas te rendre service, ou [peut-être] pour quelque autre raison que nous ne pouvons louer.
De fait, il t’est impossible de ne point commettre d’erreurs. Fais-moi confiance maintenant et tu me loueras par la suite si tu observes tous les hommes chaque jour commettre des milliers d’erreurs et agir en état de passion sans pour autant le remarquer eux-mêmes. Ainsi, ne pense pas non plus que tu es autre chose qu’un homme. Tu peux considérer que tu es d’avantage qu’un homme si tu te persuades que tu as bien agi en tout, non pas même pendant un mois, mais pendant un seul jour !
Si tu aimes la contradiction – que tu sois devenu tel par choix ou par vile habitude, ou que par nature tu sois querelleur -, peut-être diras-tu, d’après l’argument que j’ai fourni maintenant, que le sage est d’avantage qu’un homme.
A cet argument tien, oppose le nôtre, qui est double :
- le premier veut que seul le sage soit exempt d’erreurs en tout,
- le deuxième, consécutif à celui-ci, que le sage, s’il est exempt d’erreur, ne soit pas un homme sous ce rapport. C’est pourquoi tu entendras les philosophes les plus anciens dire que la sagesse est l’assimilation au divin.
Mais toi, tu ne saurais jamais devenir comparable à un dieu. Si l’on ne croit pas que ceux qui toute leur vie se sont exercés à l’absence de passions l’ont totalement atteinte, cela vaudra d’autant plus pour toi, qui ne t’y es jamais exercé.
Ne te fie donc pas à celui qui dit qu’il ne t’a jamais vu agir en état de passion ; crois plutôt que s’il parle ainsi c’est :
- soit parce qu’il ne veut pas t’être utile
- soit parce qu’il préfère ne pas prêter attention à tes mauvaises actions
- soit parce qu’il se garde d’être haï par toi
- il se peut aussi qu’il t’a déjà vu pester contre quelqu’un qui aurait réprouvé tes erreurs et tes passions, et que très naturellement il se taise, ne croyant pas que tu es sincère lorsque tu dis vouloir connaitre chacune de tes erreurs.
Mais si au départ tu acceptes en silence d’être délivré de tes actes commis en état de passion, tu trouveras peu après de nombreuses personnes prêtes à te corriger avec sincérité, davantage encore si tu sais gré à celui qui t’a adressé des reproches de t’avoir affranchi de ton tort.
Les bienfaits de l’examen de soi:
Tu ressentiras un grand profit du fait même d’examiner à fond si les reproches qu’il t’a adressés étaient sincères ou faux ; puis, si tu agis continuellement ainsi, tu deviendras celui que tu as choisi de devenir vraiment : un homme de bien.
Dans un premier temps donc, si même après un examen approfondi, tu trouves que l’on t’a accusé à tort et de façon vexante, n’essaie pas de te convaincre que tu n’as point commis d’erreurs ; au contraire,
- ton premier sujet de méditation devra être de supporter la vexation.
- par la suite, lorsque tu te seras aperçu que tes passions sont suffisamment réprimées, tente de te défendre contre celui qui te vexe, et, sans jamais manifester d’amertume ne te montrer péremptoire ou querelleur, ne cherche pas à l’abaisser, mais n’aie en vue que ton propre profit.
S’il répond de manière plausible à ton objection,
- soit tu seras convaincu qu’il a une meilleure connaissance que toi,
- soit, après une recherche poussée, tu te trouveras hors d’atteinte de ses accusations.
Zénon du moins jugeait qu’il fallait agir en tout avec sûreté, comme si nous devions peu après nous défendre face à des pédagogues : c’est ainsi qu’il nommait ces si nombreuses personnes prêtes à réprouver leur proches sans que personne ne les y invite.
Il importe que celui qui écoute ne soit ni riche ni investi d’un rang officiel : la crainte empêchera quiconque de dire la vérité à l’un de ceux-ci, de même que l’intérêt empêchera les flatteurs de la dire aux riches. Et même si l’un de ces derniers se montre sincère, il se tient à distance des flatteurs. Ainsi donc, si quelqu’un de très puissant ou très riche désire devenir un homme de bien, il lui faudra d’abord abandonner tout cela, et surtout maintenant où il ne trouveras pas un Diogène capable de lui dire la vérité, fût-il richissime ou monarque. Mais ceux-ci décideront pour eux-mêmes.
Quant à toi, qui n’es ni riche ni influent dans la cité, permets à tous de te dire ce qu’ils te reprochent, ne t’irrite contre personne et ainsi, comme disait Zénon, tiens quiconque pour un pédagogue.
Il faut bien sûr avoir honte, et éviter aussi de paraître mauvais; mais celui qui juge plus intolérable d’être réellement mauvais que d’être mal vu ne refuse d’entendre dire du mal de lui et d’en dire lui-même afin de s’améliorer. Il est excellent ce mot de Diogène au jeune homme, aperçu au cabaret, et qui était allé se réfugier à l’intérieur: « Plus tu fuis vers l’intérieur, plus tu es dans le cabaret. » (Plutarque, Le vice et la vertu, Arléa, p. 130-131)
Certes, je ne pense pas que tu doives prêter une attention égale aux propos de tous ; fais le surtout à l’égard des vieillards qui ont vécu excellemment. Lesquels sont ceux qui vivent excellemment, je l’ai dit un peu plus haut. Avec le temps, tu reconnaîtras et apprendras sans leur aide combien grandes étaient autrefois tes erreurs. Alors tu t’apercevras à quel point je suis dans le vrai lorsque j’affirme que personne n’est exempt de passions ni d’erreurs, fût-il très doué ou élevé dans les meilleurs manières, amis que l’on se trompe de toutes façons, surtout lorsqu’on est encore jeune.
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