À l’origine : un heureux naufrage ?
Vers 301 av. J.-C., un jeune marchand phénicien, originaire de Chypre, venu livrer une cargaison de pourpre par bateau fait naufrage en abordant le port du Pirée. Il s’appelle Zénon de Citium[1] et il dira plus tard : « En faisant naufrage, j’ai fait une belle navigation[2] ». Déjà initié à la philosophie par son père, il met à profit son arrivée à Athènes pour parfaire ses connaissances. Il fréquente d’abord le philosophe cynique Cratès, dont il peine à suivre l’enseignement atypique. Puis il élargit son horizon philosophique au contact d’autres maîtres illustres de son temps (le mégarique Stilpon, les Académiciens Xénocrate et Polémon) et puise également son inspiration chez d’autres grands philosophes, Socrate d’abord, mais aussi quelques présocratiques (comme Héraclite, qui exercera une grande influence sur sa pensée en construction).
Son intérêt pour la philosophie, doublé de cette curiosité éclectique, le conduit à fonder sa propre école, synthèse des courants philosophiques de son temps qu’il enrichit de sa pensée propre. Les intérêts intellectuels de ces prédécesseurs et contemporains expliquent l’existence des traits propres au stoïcisme, notamment la notion de cosmopolitisme, qu’il retient de l’enseignement de Cratès. Auprès de ce dernier, il apprend aussi le principe selon lequel il convient de vivre en accord avec la nature (phusis). Sa fréquentation des logiciens de l’école mégarique, à travers les personnes de Stilpon de Mégare, Diodore Cronos et Philon de Mégare le sensibilise à l’art de la dialectique. Pour finir, le platonicien Polémon d’Athènes instille en lui son intérêt marqué pour l’éthique et finit sans doute de le convaincre de considérer Socrate comme un modèle accompli du sage (sophos).
Il enseigne sous un portique (en grec : « Stoa Poikilê », qui signifie « Portique Peint ») qui donnera son nom à cette école, le stoïcisme. Il s’agissait d’un bâtiment ouvert par des colonnades sur l’agora athénienne, place centrale servant de véritable poumon culturel et économique à la puissante cité. Le fondateur de l’école, Zénon de Citium, avait pour habitude d’y rassembler ses élèves et d’y enseigner.
Par-delà son enseignement, c’est la conduite de Zénon qui frappait ses contemporains. À la simplicité, l’endurance et la rigueur des Cyniques dont il s’inspirait largement, s’ajoutait la mise en accord de son mode de vie avec son enseignement. Sa maîtrise de soi était proverbiale et l’admiration qu’il suscita lui valut des honneurs, tant de son vivant qu’à titre posthume[3]. Cette école naissante s’épanouit dans une tradition de transmission de maître à élève.
Repères historiques et évolution de la doctrine
On divise généralement l’histoire du stoïcisme en trois grandes périodes :
(1) l’ancien stoïcisme du IVe au IIIe siècle avant J.-C.
(2) le moyen stoïcisme du IIe au Ier siècle avant J.-C.
(3) le stoïcisme impérial du Ier au IVe siècle après J.-C.
Les grands noms de chacun des trois moments de la pensée stoïcienne sont :
(1) Zénon de Citium, Cléanthe d’Assos, Ariston de Chios et Chrysippe de Soles
(2) Antipater de Tarse, Posidonius d’Apamée et Panétius de Rhodes
(3) Sénèque, Musonius Rufus, Perse, Epictète et Marc-Aurèle.
À la lecture de ces éléments, deux choses peuvent frapper. Premièrement, nous avons affaire à une école à la longévité importante, à travers six siècles d’activités ininterrompues. Deuxièmement, les représentants du stoïcisme de la dernière période sont beaucoup plus connus du public. Cela s’explique notamment par le fait que nous possédons encore leurs textes[4]. En ce qui concerne les stoïciens des deux autres périodes, leurs textes sont perdus. Heureusement, nous pouvons connaître leurs opinions à travers de nombreuses citations concordantes d’autres philosophes ultérieurs discutant des points de doctrine. Il y a également les contributions essentielles de Cicéron (Ier siècle av. J.-C.) et de Diogène Laërce (Ier ou IIe siècle de notre ère) dans la transmission des débats de l’époque hellénistique[5].
Notons encore le déplacement des centres d’influence du stoïcisme. Si jusqu’à la fin du IIe siècle avant J.-C., le stoïcisme est un phénomène exclusivement athénien, les deux exportateurs que sont Panétius et Posidonius lui permettent, au Ier siècle avant J.-C., d’atteindre respectivement Rhodes et Rome pour le premier, et tout le bassin méditerranéen pour le second. Les trois représentants majeurs de la période impériale font alors du stoïcisme une école populaire de Rome. Le stoïcisme y trouve en effet un terreau favorable car les anciens romains y puisent des réponses pragmatiques aux questionnements de leur vie quotidienne. Dans ce transfert géographique, il semble qu’il se produise également un réaménagement des priorisations dans l’importance des parties de la philosophie.
Si les premiers stoïciens accordent un rôle capital à toutes les disciplines de la philosophie (physique, logique et éthique), les stoïciens de la période impériale se consacrent surtout à l’éthique, contribuant à la popularisation des préceptes de l’école. Plus précisément, les stoïciens de la deuxième période ont eux-mêmes déplacé le regard de la figure du sage vers la figure du progressant, aspirant à la sagesse. Ce changement de perspective est capital car l’éthique n’est plus alors fondée sur l’idéal rarement réalisé du sage (sophos), mais adaptée à l’imperfection des hommes et aux conditions singulières de chaque individu. Cette adaptation de la philosophie stoïcienne sera ensuite approfondie par les stoïciens impériaux à travers un vaste dispositif pédagogique incluant exercices et conseils pratiques adressés à tout un chacun, sans aucun élitisme. Ce travail de reformulation et l’attention portée par le stoïcisme impérial à la mise en pratique des principes stoïciens rendent les textes de cette période particulièrement attractifs aujourd’hui encore.
[1] Citium (Kition en grec) était une cité de la côte sud-est de l’île de Chypre, aujourd’hui Larnaca.
[2] Cité par Diogène Laërce dans Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 5 (Traduction par E. Bréhier, dans Les stoïciens, t. 1, Paris, Gallimard, 1962).
[3] « Bientôt sa figure devint proverbiale. De fait on disait en se référant à lui : Plus endurant que le philosophe Zénon » (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 27).
[4] Ou du moins, des textes témoignant directement de leurs propos, puisque Épictète n’a pas écrit. C’est à son élève Arrien que nous devons de connaître ce stoïcien majeur à travers le Manuel et les Entretiens.
[5] Pour les historiens, la période hellénistique court de 323 avant J.-C. à 33 avant J.-C., c’est-à-dire des conquêtes d’Alexandre le Grand jusqu’à la bataille d’Actium.
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