L’aventure philosophique de James Bond Stockdale (1923-2005) commence par un heureux concours de circonstances[1]. En 1962, alors âgé de 38 ans et officier de l’US Navy, il déambule l’humeur mélancolique dans le bâtiment de philosophie de l’université de Stanford lorsqu’un professeur, le prenant pour un enseignant égaré, l’aborde pour lui proposer son aide. Ils trouvèrent rapidement un sujet commun de conversation et sympathisèrent au point que l’enseignant lui proposa de suivre ses cours. La découverte de la philosophie fut un choc pour Stockdale (« Phil Rhinelander opened my eyes[2] »). À l’issue du dernier cours, Rhinelander lui offrit un exemplaire du Manuel d’Épictète, disant simplement : « Je pense que cela va vous intéresser ». Très vite, Stockdale se passionna pour la philosophie antique, et plus particulièrement pour le stoïcisme d’Épictète et de Marc Aurèle, qui partageront sa table de chevet avec Xénophon et Homère lors de ses trois missions en opération au Vietnam.
Le 9 septembre 1965, son avion est abattu dans une embuscade. Il put s’éjecter, mais atterrit au milieu de la rue principale d’un petit village. Dans l’intervalle de temps entre l’éjection et son atterrissage (une trentaine de secondes), il pensa : « Je quitte le monde de la technologie pour le monde d’Épictète », son esprit faisant simultanément la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas ; conscient aussi que le contrôle qu’il allait pouvoir exercer sur sa propre existence était réduit à une quantité négligeable et qu’il allait être traité comme un criminel, pour une durée d’au moins cinq années de réclusion[3]. Il réalisa en un instant la fragilité de son existence. Et, durant ce bref intervalle de temps, il se rendit compte qu’il devenait désormais un homme chargé d’une nouvelle mission. En effet, dix ans plus tôt, après la guerre de Corée, il avait été marqué par la diffusion d’une série de reportages d’où il ressortait que, dans les camps de prisonniers américains, c’était la règle du chacun pour soi. En réaction à certains comportements indignes, le Président Eisenhower avait ordonné la rédaction d’un Code de conduite des combattants américains qui enjoignait aux prisonniers de guerre à se faire confiance mutuellement, à ne pas divulguer d’informations et à ne pas prendre part à des actions pouvant porter préjudice aux autres prisonniers, demandant enfin au plus haut gradé de prendre le commandement et aux autres de lui obéir. Toutes ces dispositions s’appliquaient à sa situation présente.
Blessé au dos et à la jambe, il fut opéré à vif et dut se déplacer à l’aide de béquilles durant deux mois, puis il se traîna pendant un an en attendant la guérison. Mais ce n’était qu’un moment de répit avant une situation plus pénible encore, à la tête d’une colonie d’expatriés américains sans possibilité de communication avec Washington avant longtemps. Pour tous, dit-il, le choc psychologique fut bien plus intense que toutes les blessures physiques. Des séances de traitements dégradants s’enchaînèrent : soumissions, confessions forcées, des mois de « douche froide » en complet isolement censé leur faire « contempler leurs crimes ». C’est là, ajoute-t-il, qu’il a vraiment compris la signification du mal au sens stoïcien du terme. Le conditionnement fut tel que son voisin de cellule s’était convaincu qu’il était un traître avec qui il valait mieux ne pas parler. La vie des nouveaux prisonniers basculait dès les premiers instants, et les instructions reçues dans les sessions d’entraînement à la survie ne leur étaient d’aucun secours.
Stockdale ponctue le récit de ses conditions de vie atroces de sentences d’Épictète qu’il se répète inlassablement, au point d’en chuchoter une ritournelle pour lui-même[4]. Autant de techniques visant à une maîtrise intérieure, un contrôle des émotions certes difficile, mais lui conférant un extraordinaire sentiment de puissance.
Les prisonniers instituèrent une société clandestine, avec ses lois, ses traditions, ses coutumes et même ses héros, à l’aide d’un code frappé sur le mur de leur cellule. Ce code leur permettait aussi d’expliquer comment se comporter lors des séances de tortures, pour ne pas se soumettre à certaines demandes et déceler la ruse des geôliers afin de les amener vers d’autres intentions et, surtout, à maintenir le respect envers soi, par-delà les traitements dégradants auxquels ils ne pouvaient échapper. Il résume ainsi son état d’esprit : « nous, ici, sous la menace des armes, sommes des experts, nous sommes les maîtres de notre destin ; ignore la culpabilité induite par de vains édits, jette le livre et écris le tien[5] ».
Stockdale explique que les régimes de détention des prisonniers américains à Hanoi n’étaient pas homogènes, certains d’entre eux jouant un double jeu et étant utilisés par le gouvernement nord-vietnamien à des fins de propagande. Les tentatives du groupe de Stockdale pour étouffer les efforts de propagande suscitèrent dans l’autre groupe (le « monstre à deux têtes ») un esprit de vengeance visant à briser le moral de ces prisonniers. En représailles, Stockdale et dix de ses hommes furent éloignés de leur groupe pour être placés en observation. Il se retrouva ainsi séparé des soldats en qui il avait le plus confiance, placé comme eux en cellule d’isolement, les chevilles entravées par des fers et des chaînes, dans une petite prison de haute sécurité pendant une période de deux ans. Même s’il affirme qu’il y a des astuces pour minimiser les conséquences néfastes de la torture, il soutient qu’un homme, aussi fort mentalement soit-il, qui se retrouve à l’isolement pour une durée égale ou supérieure à trois ans cherchera un ami – « n’importe quel ami, sans souci de sa nationalité ou de son idéologie[6] ». Il cite à ce propos Épictète : « Une école philosophique, hommes, est un cabinet de médecin. En en sortant, ce n’est pas du plaisir, c’est de la douleur qu’il faut éprouver[7] » et ajoute : « Si l’école philosophique d’Épictète fut un hôpital, ma prison était un laboratoire – un laboratoire du comportement humain ».
Stockdale déplore que dans les conférences qu’il donna par la suite[8] les gens posaient toujours les mauvaises questions (« Comment était la nourriture ? Vous ont-ils fait souffrir physiquement ? De quels stratagèmes usaient-ils pour vous faire souffrir ? »), car au contraire, loin d’anéantir la volonté, toutes ces choses étaient autant d’occasions de l’exercer, ce qui était à l’opposé de ce qu’attendaient les bourreaux. « Je réalisais la vérité de cette idée centrale du stoïcisme : que ce qui brise un homme n’est pas la douleur, mais la honte[9] ! »
Stockdale tient à souligner qu’à aucun moment il n’a « prêché ces choses en prison », considérant que si d’autres se portaient bien, c’est qu’ils avaient leur propre philosophie. Cette précision est à considérer attentivement car elle confirme la thèse du glissement de l’usage du stoïcisme d’un exercice et d’un enseignement public originels à un usage moderne strictement privé, ce qui disqualifie la critique d’anachronisme qu’on pourrait être tenté d’adresser à Stockdale.
Un laboratoire du comportement humain
par James Bond Stockdale*
*Courage Under Fire: Testing Epictetus’s Doctrines in a Laboratory of Human Behavior, Stanford, Hoover Institute, 1993, p. 1-2, traduit en français par Pierre Haese.
Je suis venu à la vie philosophique à l’université de Stanford, alors que j’avais trente-huit ans et étais un pilote gradé de la marine. Il y avait vingt ans que j’étais dans la marine, et je venais à peine de quitter un cockpit. En 1962, j’ai commencé ma deuxième année d’études en relations internationales afin de devenir planificateur stratégique au Pentagone. Mais le cœur n’y était pas. Je n’avais pas encore trouvé d’inspiration à Stanford et me voyais seulement en train de traiter des documents fastidieux sur la façon dont les nations s’organisent et se gouvernent. J’étais trop vieux pour ça. Je savais comment fonctionnent les systèmes politiques ; je m’étais battu contre les systèmes pendant des années.
Alors, dans ce que l’on qualifie en voltige de « moment de relâche », je déambulais un matin d’hiver dans le département de philosophie de Stanford. J’avais des cheveux gris et portais des habits civils. Une voix me parvint, sortant d’un bureau : « Puis-je vous aider ? » C’était Phil Rhinelander, doyen des Sciences et Humanités, qui dispensait le cours de philosophie n°6 : Les problèmes du bien et du mal.
Il m’avait d’abord pris pour un professeur, mais nous trouvâmes vite un terrain commun de discussion car il avait servi dans la marine durant la seconde Guerre mondiale. En à peine un quart d’heure, nous convînmes que je suivrai la deuxième moitié de son cours et que, pour compenser mon manque d’expérience, je le rencontrerai une heure par semaine, dans son bureau du campus, pour un soutien privé.
Phil Rhinelander m’a ouvert les yeux. Alors, tout se mit en place pour moi, par cette étude – mon inspiration, mon engagement dans la vie philosophique. J’étais sorti des relations internationales – j’avais suffisamment de crédit pour le master – et j’étais entré en philosophie. Nous passions de Job à Socrate, d’Aristote à Descartes. Puis à Kant, Hume, Dostoïevski, Camus. Dans le même temps, Rhinelander sondait mon esprit, essayant de comprendre ce que je cherchais. Il releva particulièrement mon intérêt pour les Dialogues sur la religion naturelle, de Hume. Lors de mon dernier cours, il alla fureter tout en haut de son mur de livres et en descendit une copie de l’Enchiridion. Il dit : « Je pense que ceci va vous intéresser ».
Enchiridion signifie « à portée de main ». En d’autres termes, c’est un manuel. Rhinelander expliqua que son auteur, Épictète, était un homme d’une intelligence et sensibilité peu communes, qui retira plus de sagesse que d’amertume de son exposition précoce à une cruauté extrême et à sa vision non moins précoce des abus de pouvoir et de la corruption.
Épictète est né esclave vers 50 av. J.-C. et grandit en Asie Mineure, parlant le grec de sa mère esclave. Il avait une quinzaine d’années lorsqu’il fut embarqué pour Rome, enchaîné, dans un convoi d’esclaves. Il subit de sauvages maltraitances durant les mois que dura le voyage. On l’amena sur la place où se tenait la vente aux enchères des esclaves de Rome, alors qu’il était définitivement mutilé, un genou brisé et laissé sans soins. Un homme libre, Épaphrodite, l’un des secrétaires de l’empereur Néron, l’acheta pour presque rien. Il fut placé dans le palais de Néron qui, à cette époque, négligeait sa charge d’empereur, préférant les tournées en Grèce où il jouait l’acteur, le musicien, et participait à des courses de chars. De retour à Rome, Néron s’occupa de faire tuer son demi-frère, son épouse, sa mère, sa seconde épouse. Finalement, ce fut le maître d’Épictète, Épaphrodite, qui trancha la gorge de Néron tandis que, ayant raté son propre suicide, les soldats enfonçaient sa porte pour l’arrêter.
Cela jeta le discrédit sur Épaphrodite et, incidemment, Épictète réalisa qu’il avait accès librement à Rome. Comme Épictète était un jeune homme sérieux, sans doute également dégoûté, il put se joindre aux lectures publiques de haut niveau des maîtres du stoïcisme qui étaient les philosophes de ce temps-là. Pour finir, Épictète devint l’élève du meilleur maître de stoïcisme de l’empire, Musonius Rufus et, à l’issue d’une dizaine d’années d’études, parvint au statut de philosophe lui-même. C’est ainsi que naquit à Rome la véritable liberté dont le caractère précieux fut légitimement célébré par l’ancien esclave. Les chercheurs ont établi que, dans son œuvre, les références à la liberté individuelle sont six fois plus fréquentes que dans le Nouveau Testament. Les stoïciens tiennent pour acquis que tous les êtres humains sont égaux aux yeux de Dieu : hommes et femmes, noirs et blancs, esclaves et hommes libres.
[1] Les faits relatés dans cette section sont tirés du livre de J. B. Stockdale, Courage Under Fire: Testing Epictetus’s Doctrines in a Laboratory of Human Behavior, Stanford, Hoover Institute, 1993.
[2] « Phil Rhinlander m’ouvrit les yeux. »
[3] Celle-ci se prolongera finalement sept ans !
[4] « I whispered a « chant » to myself as I was marched at gunpoint to my daily interrogation: « control fear, control guilt, control fear, control guilt » » ; « The judgement seat and a prison is each a place, the one high, the other low; but the attitude of your will can be kept the same, if you want to keep it the same, in either place », Courage Under Fire, op. cit., p. 14. (« Je me fredonnais un « chant » tandis qu’on me menait sous la menace d’une arme à mon interrogatoire quotidien : « contrôle la peur, contrôle la cuplabilité, contrôle la peur, contrôle la cuplabilité » » ; « Le siège du jugement et la prison sont chacun un lieu, l’un élevé, l’autre bas, mais l’attitude de ta volonté peut rester la même, si tu veux la garder la même, dans l’un ou l’autre lieu ».)
[5] Ibid.
[6] « But keep a man, even a strong-willed man, in isolation for three or more years, and he starts looking for a friend – any friend, regardless of nationality or ideology », ibid., p. 18. (« Mais gardez un homme, même un homme de forte volonté, en isolement pendant trois ans ou plus, et il commence à chercher un ami – n’importe quel ami, quelle que soit sa nationalité ou son idéologie ».)
[7] Entretiens, III, 23, 30.
[8] Il fut libéré en 1973, soit après sept ans de détention.
[9] Ibid., p. 19.
Crédit photo: James Bond Stockdale, Domaine Public; James B. Stockdale descendant de son avion, Domaine Public.