En 1851, Arthur Schopenhauer publie un pamphlet intitulé Contre la philosophie universitaire dans lequel il se dresse contre l’enseignement de la philosophie tel qu’il se pratique à l’université : théorique et abstrait.
Ce n’est pas la première fois que le philosophe allemand critique ce qu’est devenue la philosophie, elle n’est plus dit-il « comme chez les Grecs exercée comme un art privé, elle a une existence officielle qui concerne donc le public, elle est principalement ou exclusivement au service de l’État ».
Nous pouvons nous demander si l’État, dans notre espace contemporain, ne serait pas remplacé par les entreprises et s’il ne faudrait pas être « Contre la philosophie d’entreprise ». En effet, la présence de la « philosophie » dans les organisations ne cesse de s’accroître depuis une dizaine années. Et il n’est pas rare de voir des philosophes conclurent des séminaires, de voir fleurir des « agences de philosophie » ou de constater des propositions de « consultations philosophiques en entreprise ».
La philosophie, avant tout un mode de vie
Si Schopenhauer critique avec virulence la philosophie universitaire c’est parce qu’elle ne représente plus un mode de vie tel que les philosophes antiques l’avaient dessinée, qu’ils soient stoïciens, épicuriens ou encore cyniques.
À cette période en effet les vrais philosophes étaient ceux qui mettaient en cohérence leur parole de sagesse en acte. De nombreuses critiques s’élevaient alors contre ceux qui ne s’occupaient pas de la formation éthique de leurs disciples et ne s’engageaient pas réellement dans un mode de vie philosophique.
Platon expliquait par exemple que s’il avait cherché à jouer un rôle politique à Syracuse, c’était pour ne pas passer à ses propres yeux pour un beau parleur incapable d’agir. Polémon quant à lui se moquait des professeurs qui cherchaient à se faire admirer pour leur habileté dans la dialectique et rhétorique et qui se contredisaient dans la conduite de leur vie.
L’enjeu était clair : il ne s’agissait pas de penser « correctement », éthiquement, avec bienveillance, mais véritablement de faire le bien. Et si la philosophie antique est une combinaison entre théorie et pratique c’est bel et bien cette dernière qui est la plus importante.
L’histoire de la philosophie est faite de réappropriations, que ce soit par les religions, par la fonctionnarisation de son enseignement au Moyen Âge ou encore son intégration universitaire qui a fait d’elle une discipline qui s’est dégagée du quotidien, moins destinée à se pencher sur le « comment vivre » qu’à commenter des textes de maîtres.
Cela ne signifie pas que la philosophie comme mode de vie s’est totalement arrêtée et nous avons une série de philosophes contemporains, depuis Emerson et Thoreau à Stanley Cavell et Richard Shusterman en passant par Michel Foucault ou Jean‑Paul Sartre qui montrent que la philosophie peut être encore une manière de vivre.
Il est cependant tout à fait clair que la manière de vivre se tourne vers la sagesse, le combat des passions et des désirs, la lutte contre la gloire, le pouvoir et l’argent. Il s’agit de viser une esthétique de l’existence qui reste décentrée vis-à-vis des structures normatives régies par l’environnement social et économique. Autrement dit, le mode de vie philosophique cherche à développer de nouvelles attitudes face au monde pour tenter de vivre mieux, a minima du moins mal possible.
Alors que l’existence apporte son lot d’obstacles, de difficultés, de tristesses, de soubresauts qu’il s’agit de gérer, que ce soit dans son quotidien professionnel ou privé, la philosophie, au moins depuis 2 500 ans, cherche à apporter des solutions. C’est plus exactement à travers la connaissance et la pratique d’exercices spirituels que les philosophes antiques ont cherché à aider leurs contemporains. Ces exercices (méditation, dialogue, discussion, lecture, écriture, etc.) aident celui qui les intègre et les met en œuvre.
Après de longues pratiques pour changer de posture vis-à-vis de l’existence, le praticien considère désormais le caractère vain de la possession, l’absence d’intérêt pour l’éphémère, il se détache des préoccupations matérielles comme émotionnelles qui ne dépendent pas de lui.
Faire usage de la philosophie
Il est difficile d’imaginer la « philosophie » d’entreprise venir sur ce terrain de la recherche de la sagesse et de la pratique d’exercices spirituels quand son enjeu principal est l’accroissement de la performance, l’obtention de meilleures parts de marché, le développement d’un rendement préférable ou l’accroissement de la productivité des équipes. Dès lors quel est le but de la philosophie en entreprise ? Est-ce pour améliorer ses objectifs ou pour distiller un semblant de réflexion, de prise de hauteur à l’occasion d’une clôture de séminaire ?
Il n’y a pas de doute que les techniques de la philosophie peuvent présenter un intérêt pour l’entreprise. Certains consultants en « philosophie » n’hésitent pas à mentionner l’utilisation de la maïeutique pour mieux comprendre les clients et les employés et à proposer des méthodes de discernement pour un meilleur dialogue social. Ils soulignent également, une abondance de citations des Anciens sous toutes les formes pour promouvoir le développement personnel, ou encore apporter des méthodes permettant de savoir énoncer le clair et le distinct à l’occasion de réunions…
Toutefois, nous sommes très loin de l’enjeu de la philosophie, d’autant que ces « conseils » s’effectuent sous couvert d’une transaction commerciale et dans un but exclusif d’amélioration de la performance de l’organisation.
Comment pourrait-on croire l’inverse ? Avons-nous déjà vu une intervention en entreprise – payée par celle-ci – qui inciterait à remettre en cause l’ordre établi et aurait pour conséquence démissions et rébellion ? Comment pouvons-nous penser que lorsque Google développe son programme de mindfulness au sein de son organisation, il ne s’agit pas d’améliorer la productivité de l’entreprise compte tenu du stress généré par le travail quotidien ?
La philosophie n’est pas « corporate », c’est avant tout une attitude intrinsèque à l’individu qui ne se préoccupe pas de la sphère professionnelle ou privée, qui ne s’intéresse pas au rendement ou encore à la performance des équipes. Attaché au désintéressement, le philosophe ne cherche ni le consensus à tout prix, ni l’apaisement sans avoir réglé le problème de fond, ni l’intérêt particulier, car son enjeu est le bien commun.
L’entreprise au service de la philosophie
La philosophie ne peut pas être au service de l’entreprise, c’est l’inverse qui se doit d’être juste. L’entreprise doit être au service de la philosophie, c’est-à-dire au service du mieux-être, du bien commun, du mieux vivre possible. À ce titre, la finalité de la philosophie pratique prend tout son sens car il s’agit d’utiliser l’entreprise comme moyen d’accès à la philosophie. À titre d’exemple, le développement de travaux sur une philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur est tout à fait dans cette disposition.
L’enjeu de ces travaux de recherches et d’enseignement est de viser un développement de propositions qui ne nuisent ni à l’humain, ni à l’environnement, ni à la société dans son ensemble. Et peu importe si cela est plus contraignant pour l’entreprise qu’innover sans responsabilité. En publiant et en transmettant un savoir philosophique solide sur ce thème en vue de porter de nouvelles solutions, nous pouvons alors considérer qu’il y a de la philosophie.
C’est au prix de plusieurs dizaines d’heures de recherches et de cours que l’on arrive un tant soit peu à faire émerger une pensée, sur un thème précis. Le travail d’un philosophe, c’est de se confronter au réel, c’est aussi de penser le réel, ce qui demande un long et fastidieux engagement. Laisser croire que la philosophie est une affaire de citations (souvent décontextualisées), de bonnes formules associées à un questionnement plus ou moins frappé au coin du bon sens ne sert pas la philosophie, et il n’est pas même assuré que l’on aide ceux que l’on souhaite conseiller.
Être philosophe ou consultant, il faut choisir
Que les entreprises aient besoin de croître, de générer des bénéfices, d’améliorer leur processus et leur productivité, c’est une évidence. Les entreprises créent un tissu économique et social fondamental. Ont-elles besoin de consultant en stratégie, de conseils pour gérer mieux leurs problématiques ? Sans aucun doute, et le recul que les consultants possèdent, leurs compétences leur est certainement d’une grande utilité.
Est-ce pour autant à la philosophie de se fourvoyer dans ses arcanes ? D’utiliser ses propres techniques et qualités, pour un but mercantile aux intérêts privés ? Si la philosophie doit demeurer un mode de vie, ce n’est pas à l’occasion d’un workshop ou d’une conférence de fin de séminaire que cela se fera.
Nous avons à respecter l’entreprise, son rôle et ses apports indispensables, mais ce respect n’est pas moins valable pour la philosophie. Et loin de les écarter, elles peuvent tout à fait cohabiter et même s’entraider, dès lors que la fin a pour objectif le bien de la société ainsi que cela se développe avec l’innovation responsable par exemple ou encore certains travaux concernant le management (par exemple : Essai sur les données philosophique du management, de Ghislain Deslandes).
La « philosophie » d’entreprise telle qu’elle semble être aujourd’hui n’a aucun sens philosophique. La philosophie ne sera jamais achetable ni commercialisable. C’est un usage superficiel de la philosophie qui en est fait pour un enjeu de profit, de communication, voire de sophisme.
Pourtant nous aurions tous à gagner à s’atteler au développement d’une pensée philosophique afin de penser l’entreprise d’une nouvelle manière, non pas pour aider celle-ci, mais comme nous l’avons dit pour que celle-ci soit une aide à la finalité de la philosophie.
Ainsi, il faut s’interroger : comment des organisations peuvent-elles aider au bien commun ? Comment des entreprises peuvent-elles aider à lutter contre les passions et les désirs toujours vains et éphémères ? Comment des sociétés pourraient-elles développer des solutions pour aider à mieux vivre ? Voilà quelques questions philosophiques fondamentales qui doivent être abordées auprès des entreprises. Sont-elles prêtes à cela ? Qui serait prêt à porter ces propos de manière désintéressée ?
Xavier Pavie, Philosophe, Professeur à l’ESSEC, Directeur académique programme Grande Ecole à Singapour et Directeur du centre iMagination, ESSEC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Crédits photo: Buste de philosophe antique, Pixabay ; Platon, Wikimedia; Google, PxHere.
Merci pour cette remise en perspective fort claire et engagée.
Une fois que l’on a répondu aux questions à qui ? pour qui ? par qui ?, il me semble que la solution devient plus simple : la philosophie – particulièrement la philosophie antique qui relève du mode de vie, et plus particulièrement encore la philosophie du Portique pour sa dimension pratique, ce que l’auteur a très bien dit – peut et doit s’appliquer à n’importe quel cadre, sur n’importe quel support, dans (presque) n’importe quelles conditions. J’aurais tendance à dire que c’est même sa raison d’être, puisque d’une part elle ne connaît dans l’idéal aucune restriction extérieure à la partie maîtresse, et d’autre part elle porte précisément sur l’existence dans sa globalité ; existence en grande partie consacrée au travail et à l’entreprise. En ce sens, l’auteur a raison : il a souligné avec grand talent en quoi l’entreprise doit être mise au service de la philosophie, et non l’inverse.
Un passage m’a toutefois interpellé : je ne suis pas persuadé que le stoïcisme – singulièrement adapté aux us sociaux de l’homme – se positionne comme une philosophie qui « inciterait à remettre en cause l’ordre établi et aurait pour conséquence démissions et rébellion ». À mon sens, ce serait même le contraire : nous ne sommes pas dans une optique de sédition comme pouvait l’être par exemple le cynisme.
Peut-être que cette polyvalence stoïcienne – je pense entre autres à la discipline de l’action – rend la Stoa éminemment attractive pour l’entreprise, parce que soluble dans ses contraintes ?
Pour se faire l’avocat du diable, on pourrait revenir à la position initiale : la philosophie au service de l’entreprise. Ne pourrait-on pas alors affirmer qu’à partir du moment où la recherche stoïcienne tient aussi du désir d’insertion naturelle, le bien commun cher à la philosophie est également le bien de l’entreprise ?
Merci pour votre commentaire. Je comprends votre remarque sur l’apparence très conservatrice du stoïcisme, qui invite notamment à accepter ce qui ne dépend pas de nous. Néanmoins, la discipline de l’action nous invite à agir toujours avec justice, à choisir, parmi les options possibles, celle qui apporte davantage au bien commun. Cicéron, dans son traité Des devoirs, est très clair à cet égard, que ce soit dans nos relations personnelles ou dans notre engagement politique, en faveur de la communauté politique dont nous faisons partie. Et les exemples de stoïciens s’étant engagés au service de la cité durant l’Antiquité sont nombreux, y compris en faveur de réformes importantes (y compris, par exemple, en faveur des réformes agraires proposées par les Gracques). Nous aurons dans les semaines à venir un article questionnant la position politique des stoïciens: de gauche ou de droite? conservateurs ou révolutionnaires? Ce sera l’occasion d’approfondir la réflexion j’en suis certain.
Mais nous aurons aussi la semaine prochaine, à la suite de cet article de Xavier Pavie, un deuxième article de sa main consacré à la manière dont le stoïcisme peut nous aider à innover de manière responsable, l’innovation responsable étant au coeur de l’enseignement et des recherches de Xavier Pavie à l’Essec. Et je ne crois pas me tromper en disant que pour les stoïciens comme pour Xavier Pavie, le bien commun n’est précisément pas le bien de l’entreprise. Au contraire, le bien commun doit être le bien visé par l’entreprise, et si ce n’est pas le cas, à chacun de décider s’il souhaite poursuivre son travail au sein de cette entreprise en tant qu’employé, soutenir ou boycotter cette entreprise en tant que consommateur, etc.
Pourquoi? Parce que ce désir d’insertion naturelle que vous évoquez, et que je comprends dans la perspective d’une tendance naturelle à faire société, tendance que mentionne notamment Sénèque, ce désir d’insertation naturelle, à partir de l’âge de raison, doit être raisonné, et ne saurait se faire au détriment de la recherche du bien commun et de la justice. Car en effet, comme le précise Valéry Laurand dans l’introduction de son ouvrage La politique stoïcienne, « Passer des premières impulsions à la sagesse (vertu) revient à passer de la soumission passive à la loi cohérente de la nature à la participation active à cette même loi, à laquelle, une fois découverte, on s’attache préférentiellement. » (p. 20).
Merci pour cette réponse détaillée, Maël, et ô combien éclairante.
Vous avez tout à fait raison, j’aurais dû préciser : “ … à partir du moment où la recherche stoïcienne tient aussi du désir raisonnable d’insertion naturelle”. J’ai d’ailleurs hésité, mais au dernier moment j’ai renoncé, jugeant à tort que c’était implicite.
Vous avez effectivement très bien compris que mon expression se rapportait à la nécessité de faire société, et pour la recherche de la vertu, vous observez fort justement qu’elle consiste en partie “à choisir parmi les options possibles celle qui apporte davantage au bien commun.” Je soulignerais pour ma part l’adverbe “davantage”. Et afin de creuser un peu la question, j’aimerais reproduire ici un extrait d’une réponse que j’ai faite ailleurs à Xavier. Pour pallier la vision trop conservatrice que je suggérais à la fin du premier commentaire – vision qui pouvait facilement basculer, je l’avoue, dans l’argument paresseux -, il pointait l’importance des kathêkonta (les actions droites, les actions appropriées). Je précisais en retour : “Il est vrai que dans le cadre de la vie d’entreprise les kathêkonta peuvent nous aider à demeurer aussi proches que possible d’une pratique kata phusin (selon la nature), mais ces kathêkonta compris dans un environnement contraignant ont nécessairement une composante péristatique ; ils dépendent des circonstances, autrement dit ils nécessitent un travail d’ajustement sans cesse renouvelé”. Cette réflexion pourra peut-être continuer à nourrir le débat, je ne sais pas. Pour ce qui me concerne en tout cas, ces échanges m’aident à clarifier beaucoup de choses. Soyez-en remerciés.