Stoïcisme: de gauche ou de droite ?

Cicéron dénonce Catilina devant le Sénat romain, par Cesare Maccari

Pour les stoïciens, l’engagement politique est un devoir, théorisé comme tel. C’est ainsi que Caton, Rufus ou Sénèque, entre autres, ont eu un engagement politique actif (coûtant la vie à deux d’entre eux), et que ceux d’entre nos philosophes qui sont restés en retrait de la vie politique, tel Épictète, ne l’ont pas moins promu. Mais alors, s’il faut s’engager, pour quoi s’engager ? Pour défendre quelle ligne, quelles idées ? C’est ainsi que l’on peut se demander si le stoïcisme serait de gauche ou de droite. Formulé de la sorte, il s’agit évidemment d’un anachronisme, puisque la spatialisation de la vie politique et de ses doctrines n’est apparue qu’avec la Révolution française, mais on peut se demander si les lignes défendues par le stoïcisme se retrouveraient aujourd’hui plutôt à gauche ou à droite.

Un conservatisme libéral

Dans un premier temps, il semble que l’on pourrait trouver chez les stoïciens une ligne idéologique que l’on pourrait qualifier de conservatisme libéral, et qu’ils se situeraient ainsi à la droite de l’échiquier politique.

La pensée conservatrice se fonde bien souvent (en particulier chez les catholiques, héritiers d’Aristote via Thomas d’Aquin) sur une compréhension finaliste du monde : la nature assigne une finalité à chaque chose, et bien agir serait respecter la nature des choses, leur destination naturelle (ainsi, par exemple les femmes auraient pour rôle naturel d’enfanter, et ce serait alors leur devoir). Or ce cadre de pensée finaliste est tout à fait partagé par le Portique, et un conservatisme stoïcien serait ainsi tout à fait cohérent. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut trouver chez Épictète une apologie du mariage, de la famille traditionnelle, et même des injonctions sur l’apparence que doivent prendre les uns et les autres en fonction de leur sexe, dans une vision parfaitement réactionnaire qui serait qualifiée aujourd’hui de transphobe :

« Es-tu un homme ou une femme ? Un homme. c’est donc un homme que tu dois embellir, non une femme. La nature a fait celle-ci imberbe et délicate ; si elle est couverte de poils, c’est un monstre, et on l’exhibe à Rome parmi les monstres. Mais c’est la même chose pour l’homme de ne pas avoir de poils : si c’est par nature qu’il n’en a pas, c’est un monstre, mais si lui-même se les arrache, s’il s’épile, qu’en ferons nous ? Où l’exhiberons-nous et quel sera notre boniment ? « Je vous montrerai un homme qui aime mieux être une femme qu’un homme. » Le hideux spectacle ! »[1]

Et ce conservatisme ne s’arrête pas à l’apparence et au mœurs, mais touche également la considération de la morale, du devoir. Épictète dit ainsi : « du moment que nous ne pouvons prévoir les événements, notre devoir est de nous attacher à ce qu’il est le plus convenable selon la nature de choisir »[2]. Là encore, c’est le finalisme de la nature qui doit déterminer notre comportement : nos types de relations seraient déterminés par la nature qui attacherait des devoirs spécifique pour chacune d’elle, et c’est ainsi que ce chapitre des Entretiens se nomme « Comment par les noms on peut découvrir les devoirs ». Quelques lignes plus loin, il prend l’exemple d’être conseiller d’une ville, jeune, vieux, père ou encore frère : « chacun de ces noms, si on les considère attentivement, suggère les actes appropriés »[3]. Or l’anthropologie nous a montré que notre modèle familial n’en est qu’un parmi de nombreux autres possibles, de même qu’il y a une évolution des mœurs et des systèmes politiques. Ainsi, la doctrine stoïcienne du devoir semble bien naturaliser des institutions sociales, et donc des hiérarchies instituées (le patriarcat ne pourrait ainsi que se réjouir de cette naturalisation des devoirs, surtout envers le père), ce qui est bien le propre du conservatisme.

Aussi, au-delà de la considération des mœurs, comme tout conservatisme, cette doctrine viserait en fait à conserver la hiérarchie sociale en place, en protégeant la propriété privée. On peut ainsi lire le propos suivant chez Cicéron :

« Avant tout, celui qui administrera les affaires publiques devra veiller à ce que chacun conserve sa propriété et à ce que l’on ne fasse pas de prélèvement sur la fortune des personnes privées au nom de l’État. C’est en effet de manière très pernicieuse que se comporta Philippus au cours de son tribunat, alors qu’il proposait une loi agraire, dont il supporta pourtant le rejet, en quoi il se montra très mesuré ; mais en défendant son projet, il multipliait les déclarations démagogiques, et surtout cette idée funeste, qu’il n’y a pas, dans la cité, deux mille propriétaires : discours criminel, visant à la répartition égale des biens ! Quel fléau pouvait être plus grand ? C’est en effet pour ce motif surtout, la conservation de la propriété, que les États et les cités se sont constituées. De fait, bien que les hommes se rassemblassent en suivant pour guide la nature, ils recherchaient toutefois la protection des villes dans l’espoir d’assurer la sauvegarde de leurs biens. »[4]

Et un peu plus loin :

« Ceux qui se veulent des démagogues et qui, pour ce même motif, tentent de faire passer une mesure agraire afin de chasser les propriétaires de leurs terres ou songent devoir accorder aux débiteurs la remise de leurs créances, ceux-là ruinent les fondements de l’État. »[5]

On le voit, on trouve dans la pensée stoïcienne l’idée selon laquelle le rôle de l’État serait de protéger la propriété, et ainsi que toute atteinte à cette dernière serait une atteinte contre l’État, contre la société même. Encore une fois, la bourgeoisie conservatrice ne pourra qu’applaudir.

Mais alors, si l’on consacre la propriété privée, que penser de la pauvreté, de la misère, qui en est la fille ? Sur ce point également, la doctrine stoïcienne permettra d’accepter cette situation, puisque la richesse et la mort sont catégorisées comme choses indifférentes[6]. Surtout, les disciplines d’Épictète auraient pour rôle de nous les faire accepter. Pour résumer cela en une phrase, la pratique du stoïcisme nous permettrait d’atteindre le bonheur en se centrant sur ce qui dépend de nous et en nous détachant de tout le reste. Cela ressemble fort à du « développement personnel » ou à la « psychologie positive » qui accompagnent le devenir néo-libéral de nos sociétés[7]. En effet, si nos troubles ne proviennent pas des choses extérieures (les situations que l’on est amené à vivre) mais du jugement que nous portons sur ces choses, alors l’individu troublé ne peut s’en prendre qu’à lui même. On pourrait alors assister à une culpabilisation de la détresse, en lieu et place d’un élan de solidarité. « Untel n’a pas de quoi se vêtir, se loger et se nourrir correctement ? Peu importe, ce sont là des choses indifférentes, le seul vrai bien réside dans la vertu, et celle-ci dépend de lui, nous ne pouvons la lui fournir. » Une telle doctrine contribuerait alors à individualiser nos états psychiques, et donc à les concevoir indépendamment des situations socio-politiques qui déterminent le cadre de nos vies : « Vous n’êtes pas satisfaits de votre vie ? N’en accusez pas la société, mais adonnez-vous à une discipline personnelle, devenez entrepreneur de vous-même ! » Ainsi, le stoïcisme permet de développer notre résistance, ou, selon le jargon contemporain, notre résilience ; or quel meilleur salarié espérer pour le patron que celui qui endurera sans broncher l’exploitation qu’il subit, et culpabilisera s’il ne parvient pas à garder sa sérénité ? Le stoïcisme serait ainsi la meilleure des techniques managériales, et c’est bien pourquoi notre société capitaliste donne tant de retentissement au développement personnel. Et non seulement le stoïcisme nous amènerait à accepter notre situation personnelle, mais il nous amènerait surtout à accepter le monde tel qu’il est, c’est ainsi que Descartes, reformulant Épictète, indique qu’il vaut mieux changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde.

Un stoïcisme révolutionnaire ?

Ainsi, nous voyons bien qu’un stoïcisme conservateur, de droite, aurait toute sa cohérence. Cependant, on s’en doute, il serait réducteur de ne voir dans le stoïcisme que cela. Si l’école stoïcienne avait une unité doctrinale forte, des interprétations différentes en étaient (et en sont) possibles, et il y aurait de nombreuses choses à opposer aux arguments présentés ci-devant.

Premièrement, revenons sur la question du conservatisme des mœurs, que nous avions illustré avec Épictète. Selon la doctrine stoïcienne, il faut certes se conformer aux mœurs de la « petite cité » (celle instituée selon le droit positif) au sein de laquelle nous vivons, mais sans nécessairement s’y résigner : il est du devoir de philosophe d’éduquer ses semblables afin qu’ils puissent se détourner des us et coutumes contraires à la raison. Autrement dit, on peut voir ce conformisme comme provisoire, étant un simple outil pour gagner plus facilement les oreilles des insensés : « il ne faut pas, en effet, même par son extérieur, écarter de la philosophie la multitude en l’effarouchant »[8]. Mais quant à l’idéal de ce que serait une vie conforme à la raison, la position stoïcienne est là bien loin de tout conservatisme. Ainsi, dans sa République, Zénon proclamait l’amour libre (quelle que soit l’orientation sexuelle), l’indistinction sexuelle des rôles, le rejet des pratiques religieuses traditionnelles et l’inutilité de l’argent.

Sur la question de l’argent, nous avons vu plus haut que, selon Cicéron (et conformément à toute une tradition stoïcienne), la Cité avait pour vocation de protéger la propriété privée, que toute atteinte à celle-ci était criminelle, et c’est là la raison pour laquelle il s’opposait aux réformes agraires proposées par les Gracques. Mais il s’avère que les stoïciens étaient alors divisés, et que certains défendaient au contraire le partage des terres : ce serait même le stoïcien Blossius qui en serait à l’origine[9]. Au-delà, Sénèque fait l’apologie de la propriété commune en ces termes : « La folle avidité des mortels, avec ses distinctions de possession et d’exclusive propriété, croit que rien n’est à elle de ce qui est le bien de tous. En revanche, le sage estime que rien n’est mieux à lui que ce qu’il a en partage avec tous les hommes. Ce ne seraient pas, comme on les appelle, avantages communs, si une part n’en revenait à chaque individu. On est copartageant de tout ce qui, même dans une minime proportion, est avantage commun. »[10] Pour ce qui est des principes économiques donc, si un conservatisme capitaliste peut être cohérent avec la doctrine stoïcienne, il en va de même du communisme.

Aussi, nous avons noté plus haut que le stoïcisme pouvait servir à déresponsabiliser la société vis-à-vis de la condition matérielle des plus précaires, arguant que ce sont là des choses indifférentes et que le seul bien réside dans la vertu. Mais la vertu exige la justice ! Ainsi, le stoïcisme appelle une discipline personnelle permettant de se détacher des indifférents, mais la justice implique d’œuvrer à l’intérêt commun. De plus, avons-nous dit, il nous faut accepter (et même désirer) le monde tel qu’il est, ce qui semble contre-révolutionnaire. Mais une telle injonction n’est pas nécessairement conservatrice : le monde tel qu’il est, c’est à dire son état immédiatement présent, n’est pas en notre pouvoir, outre nos assentiments. Il ne dépend donc pas de nous, et nous ne pouvons donc que l’accepter, de gré ou de force. Mais se résigner à accepter l’état présent du monde, cela ne signifie pas accepter de laisser se perpétuer cet état dans l’avenir, alors que ce dernier dépend en partie de nous. Autrement dit, accepter l’état présent (et donc toujours déjà passé) du monde ne s’oppose nullement au fait de lutter pour déterminer l’état futur de la société, et donc à la révolution.

Une politique de la vertu

Nous voyons qu’il n’y a pas de réponse nette à la question de savoir si le stoïcisme serait de gauche ou de droite : la bourgeoisie conservatrice pourrait très bien s’en revendiquer, tout comme le militantisme révolutionnaire. Mais il ne faudrait pas voir là une inconséquence de l’école stoïcienne : en effet, celle-ci a vécu sept siècles sous différents régimes politiques, et a été la doctrine dominante sous la République et l’Empire romain. De ce fait, il est nécessaire que y aient adhéré nombre de penseurs d’horizons et de bords politiques fort divers, d’un Blossius à un Panétius. Mais alors, y a-t-il un sens à parler de politique stoïcienne ? Oui, mais celle-ci trouvera son unité dans sa pratique plus que dans sa doctrine. Le stoïcisme promeut l’engagement politique comme un devoir, et non comme une quête d’honneur, de sorte que celui qui s’en réclame doit avant tout suivre la vertu.


1 Épictète, Entretiens, Livre III, chapitre 1, 27-29. Traduction par Joseph Souilhé.

2 Épictète, Entretiens, Livre II, chapitre 10, 6

3 Épictète, Entretiens, Livre II, chapitre 10, 11

4 Cicéron, Des devoirs, II, 73. Traduction par Stéphane Mercier.

5 Cicéron, Des devoirs, II, 78

6 A vrai dire, ce serait là une vision caricaturale du stoïcisme, puisque si les indifférents n’ont pas de valeur morale, l’usage que l’on en fait en a une. Or c’est précisément en cela que consiste la vertu, et celle-ci recommande d’agir pour le bien commun. Il n’empêche, une lecture rapide pourrait tout à fait mener à cette interprétation.

7 Pour une critique approfondie de la psychologie positive, voir Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, Premier Parallèle, 2018

8 Épictète, Entretiens, Livre IV, chapitre XI, 22

9 I. Hadot, « Tradition stoïcienne et idées politiques au temps des Gracques », Revue des études latines

10 Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 73, §7. Traduction par Henri Noblot revue et par Paul Veyne.


Crédits: Cicéron dénonce Catilina devant le Sénat, fresque de Cesare Maccari (1889), Domaine public.

2 commentaire

  1. Merci pour ce développement intéressant, par exemple lorsqu’il montre l’utilisation, l’instrumentalisation du stoïcisme à des fins managériales ; une sorte de retournement de la philosophie contre elle-même.
    En revanche, il me paraît nécessaire d’apporter une ou deux précisions sur certains points de l’article.
    Je suis conscient des contraintes de la synthèse, mais il me semble un peu expéditif d’affirmer d’emblée « Pour les stoïciens, l’engagement politique est un devoir ». Ce « devoir » est une notion forgée par Cicéron. Les Grecs parlaient de kathêkon, d’action préférable conforme à la nature (applicable par exemple aux plantes et aux animaux). Il y a un distinguo de taille, d’autant plus que Cicéron n’était pas stoïcien. Je ne sais pas si l’on peut se réclamer de lui comme vous le faites plus loin dans l’article pour exprimer un point de vue stoïcien. L’Arpinate précise d’ailleurs dans Les Devoirs qu’il ne parle pas comme « interprète des stoïciens », même s’il « puise à leur source » . Les passages que vous citez relèvent de surcroît de la casuistique, c’est à dire d’une problématique purement latine.
    Cela m’amène au deuxième point que j’aimerais relever : votre perspective se rapporte manifestement au stoïcisme impérial. Sans doute aurait-il été utile de le préciser, car le stoïcisme se compose de plusieurs périodes ayant chacune un rapport particulier au pouvoir. Paul Veyne évoquait ainsi l’ancien Portique : «… les fondateurs même de la secte […] ne prirent pas part au gouvernement de la cité… » (Lettres à Lucilius, II, 14, note 1). Et Plutarque se moquait du « soin particulier [qu’ils montraient] à s’affranchir de l’action politique ». On se souvient que Chrysippe avait refusé l’invitation d’Antigone Gonatas. Pour en revenir au stoïcisme impérial, Sénèque lui-même ne s’était-il pas justement retiré de la vie publique pour se consacrer au stoïcisme ? Ne conseillait-il pas aux Gallion, aux Paulinus, aux Lucilius de l’imiter ?
    Voilà pour les Stoïciens dont les siècles ont conservé l’empreinte. Il me semble que l’on avait affaire à des adeptes qui côtoyaient la politique parce que cela appartenait aux usages et à leur rang, et non à des politiciens qui s’engageaient à cause du stoïcisme. Élargissons la question : quid des anonymes, des « simples particuliers » qui se contentaient de pratiquer plutôt que de professer ou d’écrire ? Qu’il y ait une nécessité de participer au « fait social voulu par Zeus » et d’accomplir ses devoirs civiques, cela me paraît évident : mais n’oublions pas qu’y participer, c’était aussi être charpentier, arpenteur,marchand… et ne laisser aucune trace de son passage à travers le temps (« Le petit métier que tu as appris, aime-le et donne-lui tout ton acquiescement », Marc Aurèle, IV, 31).
    Mon but n’est évidemment pas de polémiquer, mais peut-être de nuancer ce portrait du sage stoïcien raidi comme un croyant sur l’engagement politique. Sans remettre en cause les fondements du Portique, la réalité est plurielle. La Stoa reste ouverte. Sur ces questions-là comme sur d’autres, il existait et il existera, je crois, autant d’avis, d’options, que de sensibilité, d’âges, de situations…

    1. Bravo! argumentation vraiment très brillante, merci à vous!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×