La Mort de Caton d’Utique, peinture de Pierre-Narcisse Guérin (1797)

Nous avons vu dans notre précédent article que si les stoïciens faisaient de l’engagement politique un devoir, il n’y avait pas pour autant une ligne politique stoïcienne, hormis le fait d’agir conformément à la vertu, qui est selon notre école la fin dernière vers laquelle nous devons tendre en toute situation.

Dans la conception républicaine classique de la vertu, celle-ci est vue comme disposition à faire privilégier l’intérêt général sur toute autre chose, et à placer notre intérêt particulier dans l’intérêt général. C’est ainsi qu’elle est, selon Robespierre, ce qui permet aux hommes d’ « attacher leur bonheur individuel au bonheur public »[1]. Cette conception n’est pas spécifiquement stoïcienne, mais s’y accorde parfaitement : cette coïncidence de l’intérêt particulier et de l’intérêt général par le biais de la vertu nous ramène à la question des cercles de l’appropriation présentée par Hiéroclès. Rappelons ce point : nous sommes le centre de plusieurs cercles concentriques, le premier correspondant à notre personne, et, par élargissements successifs, on en arrive finalement au cercle comprenant l’humanité entière. Le développement de la vertu consiste alors à rapprocher les cercles extérieurs vers nous-même, à faire coïncider ces différents cercles. C’est que les autres me sont appropriés, que nos intérêts convergent. Autrement dit, le soin que j’apporte aux autres est le développement du soin que je m’apporte à moi-même, et ainsi, agir dans mon propre intérêt, pour l’homme vertueux, c’est agir dans l’intérêt de l’humanité tout entière.

Mais si l’intérêt général est mon intérêt bien compris, il s’oppose à des intérêts apparents, immédiats : les attraits de la réputation, de la richesse ou des plaisirs. Or ces trois choses sont précisément celles qui sont désignées par Épictète dès l’ouverture de son Manuel comme ne dépendant pas de nous. La philosophie a alors pour rôle de nous apprendre que ces biens apparents ne sont en fait que des indifférents dont il nous revient de faire le meilleur usage possible. Ainsi, si la promotion politique de la vertu n’est pas spécifiquement stoïcienne, le stoïcisme est une pratique devant permettre de rendre réelle cette vertu en politique. (Il est d’ailleurs à noter que Arrien de Nicomédie, le rédacteur du Manuel, poursuivait une carrière politique.)

Le premier écueil de l’engagement politique consiste dans la quête des honneurs, de la gloire et du pouvoir. Il est tout à fait possible, même en partant d’une bonne intention, de passer insensiblement d’une volonté d’agir à un désir d’honneurs, du devoir à l’orgueil. Combien ont trahi leurs idées pour un ministère ou un mandat local ? Ou simplement affaibli leur camps en luttes intestines pour une place éligible ? C’est pourquoi, dans un chapitre de ses Entretiens[2], Épictète compare les hommes se battant pour des mandats à des enfants se battant pour des fruits secs[3]. Ne nous comportons pas comme les enfants, met en garde Épictète, ne nous battons pas pour des choses qui ne sont pas des biens, mais, si une figue vient à nous, ne nous gênons pas pour la manger. Cela ne signifie pas bien sûr qu’il faudrait rester passif et attentiste, ce qui serait contraire au devoir d’engagement, mais qu’il faut garder intérieurement cette distance avec les honneurs pour nous prémunir de toute tentation de trahison. Ainsi, dans son Manuel, à celui qui lui demande « Mais quelle place aurai-je donc dans l’État ? », Épictète répond de la sorte : «  Celle que tu peux avoir en te gardant modeste et sûr. Mais si, pour venir en aide à ta patrie, tu perds ces biens, de quelle utilité lui seras-tu une fois devenu impudent et déloyal ? »[4]

Mais l’ambition n’est pas la seule passion pouvant nous détourner de l’intérêt général, elle est encore renforcée par la quête de richesses. Que ce soit par dépendance matérielle à un mandat ou par cupidité, la quête de richesse peut nous amener à ne pas placer l’intérêt général en critère premier de nos décisions, voire à de la corruption. Or comme le note Épictète, « le maître d’un homme, c’est celui qui a la puissance sur ce que veut ou ne veut pas cet homme, pour le lui donner ou le lui ôter. »[5] Il s’agit donc, pour lutter sans trahir, de se rendre incorruptible. Or l’essentiel du Manuel consiste justement en des conseils et des exercices pour discipliner nos désirs, savoir se contenter de ce que l’on a sans convoiter plus que le suffisant.

Si l’on comprend aisément comment les honneurs et les richesses, deux des trois indifférents cités par Épictète en ouverture du Manuel, peuvent détourner de l’intérêt général, la question du corps pourrait sembler moins évidente. Pourtant, la politique est affaire de corps engagés, en mouvement. C’est bien en matant les corps que les tyrans de l’Antiquité assuraient leur domination, et qui veut ouvrir les yeux sur la forme contemporaine de gouvernement politique verra qu’il opère matériellement par les matraques, les LBD, les grenades de désencerclements, les fumigènes, les canons à eau, etc. La violence et la peur ont toujours été le dernier recours des États. Or la discipline du jugement est la meilleure arme contre ce pouvoir par la peur. Le sage ne craindra que le manquement à son devoir, et nulle menace ne fera plier celui qui est libre, rien ne l’empêchera d’agir. Épictète traite ainsi largement de l’attitude à prendre envers un tyran[6], s’inspirant de l’attitude du stoïcien Helvidius Priscus face à Vespasien, et cette attitude prescrite consiste en de l’ironie, de la moquerie, de l’insoumission. Ainsi, nombreux sont ceux au sein de notre école à avoir agi dans la résistance au tyran, au prix de leur vie, au premier rang desquels peut-être Caton. Certes, nul n’est parfaitement sage, et il serait illusoire de croire que la seule lecture des stoïciens permettrait d’aller sans ciller au devant de la mort, mais il n’en reste pas moins que travailler nos jugements, c’est réduire notre crainte, et réduire notre crainte, c’est réduire le pouvoir du tyran.

Nous voyons donc que la pratique des disciplines d’Épictète doit nous permettre de mettre en œuvre un engagement politique qui ne soit pas détourné de son but par les passions et les indifférents. Le parfait militant serait alors le stoïcien accompli. Les stoïciens formulaient cela sous la forme de leurs célèbres paradoxes : « seul le sage est roi ». Seul le sage, en effet, a la vertu nécessaire pour toujours privilégier l’intérêt général, et seul lui donc devrait gouverner. Mais le sage, celui qui n’a plus de passion et qui agit en ne suivant que la raison, est chose bien rare, il est plus idéal que réel. Il ne faudrait cependant pas en conclure un pessimisme et une résignation à la médiocrité. Si le sage est un idéal, il est un idéal régulateur, qui doit orienter et inspirer nos actions, et la pratique du stoïcisme peut nous permettre de nous en rapprocher autant que possible : « quant à toi, si tu n’es pas encore Socrate, tu dois vivre comme si tu voulais être Socrate »[7].


1 Robespierre, 10 juin 1791, Œuvres, tome VII, p. 475.

2 Livre IV, chapitre 7.

3 Il était de coutume à Rome, lors de certaines fêtes, de jeter des fruits secs dans la foule, comme aujourd’hui des bonbons sont jetés depuis les chars lors du carnaval.

4 Manuel d’Épictète, 24, 5. Traduction par Mario Meunier.

5 Manuel d’Épictète, 14, 2

6 Par exemple dans ses Entretiens, livre I, chapitre 2, chapitre 19, ou bien livre IV, chapitre 7.

7 Manuel d’Épictète, 51.


Crédits: La Mort de Caton d’Utique, peinture de Pierre-Narcisse Guérin (1797), Domaine public.

13 commentaire

  1. Je me suis interrogé sur la nécessité d’un commentaire sur cet article. D’une part je ne suis pas membre de l’association et sans doute n’est-il pas opportun de formuler des critiques, des rectifications sur des analyses qui n’engagent, semble-t-il, que leurs auteurs. D’autre part n’est-il pas vain – et vaniteux – d’ajouter un point de vue à la myriade d’opinions (car il ne s’agit, malheureusement, que d’opinions dans la plupart des cas) qui circulent sur le sujet ?
    Le désir de défendre cette belle philosophie et d’en fournir une image moins gauchie, moins soumise aux biais cognitifs, a néanmoins prévalu.
    Ce nouvel article de Sylvain Brousse m’a paru un peu moins approximatif que le premier, et c’est un bon point.
    En revanche, il est étonnant, pour ne pas dire plus, de croiser le nom de Robespierre dans une réflexion sur le stoïcisme. Il me semble que le Portique a déjà suffisamment d’adversaires. Il n’a pas besoin de ce genre d’amalgame, peut-être sincère mais bien moins innocent qu’on pourrait le supposer. Sauf à constater que même des individus qui ont du sang sur les mains peuvent dire des choses censées de temps en temps, que penser de la mention de Robespierre dans le cadre de l’engagement stoïcien – un homme qui déclarait ailleurs, avec un aplomb digne des plus vils sophistes : “Le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur” ?
    Je crois sincèrement et avec bienveillance que le stoïcisme mérite mieux que ça. Stoa Gallica mérite mieux que ça. Si votre association veut se montrer digne de ce qu’elle prône, elle doit faire preuve de plus de rigueur, de plus de vigilance (comme par exemple lorsqu’elle refuse – tardivement, mais quand même – de s’associer à la Nouvelle Acropole en l’absence de représentation compréhensive) dans le choix des articles censés refléter le stoïcisme actuel en France.
    Il ne m’appartient pas de savoir si vous tiendrez compte de ma remarque, ni même si vous lirez ce commentaire, mais il m’appartient de signaler, comme un ami le signale à un autre ami – certains pièges qui peuvent vous guetter ; qui peuvent guetter tous ceux qui recherchent une certaine forme de sagesse.

    1. Je laisserai l’auteur répondre pour la mention de Robespierre, car je n’ai aucune idée du contexte de cette citation. Ce que je peux dire, par contre, c’est la justesse des propos qui concernent le stoïcisme, à savoir la coïncidence entre l’intérêt général et l’intérêt particulier dans le cadre de la doctrine de l’oikeiosis et du passage de l’oikeiosis personnelle (l’appropriation à soi en tantq u’être raisonnable) à l’oikeiosis sociale (l’appropriation à l’autre et, in fine, à la société, en tant qu’être raisonnable et sociable). C’est en ce sens que Marc Aurèle dit ceci: « ce qui n’est pas utile à la ruche ne l’est pas non plus à l’abeille ».
      J’en profite également pour rappeler que les opinions défendues sur ce blog sont celles des auteurs de chaque article et non celles de Stoa Gallica. Notre blog a pour objectif de montrer la diversité des réappropriations possibles du stoïcisme aujourd’hui. C’est dans ce cadre, par exemple, que nous avons donné la parole à des auteurs qui défendent l’usage du stoïcisme dans le cadre de l’entreprise (comme ici: https://stoagallica.fr/coacher-avec-les-stoiciens-entretien-avec-jordi-pia-comella-et-charles-senard/) mais aussi des auteurs qui sont particulièrement critiques par rapport à cela (par exemple ici: https://stoagallica.fr/la-philosophie-en-entreprise-a-t-elle-un-sens/).

    2. Bonjour AC, vous dites écrire comme un ami à un ami, et c’est sur ce ton que je vous répond, ce qui n’empêche en rien le désaccord. J’ai écrit un article sur le rapport entre vertu et politique, or, s’il y a bien une personne qui a prêché une politique de la vertu en France, c’est bien Robespierre, avec une définition de celle-ci conforme au stoïcisme (sans bien sûr prétendre qu’il fut stoïcien). De ce fait, il me serait paru presque malhonnête de ne pas le citer. Cette mention vous fait tiquer, du fait de la Terreur, je le comprend. Il faut cependant avoir le contexte en tête : ce n’est pas Robespierre qui a proposé la Terreur, mais les hébertistes, il n’était qu’un des douze membres du Comité de salut public, et si les tribunaux révolutionnaires ont été mis en place, c’était pour éviter les « tribunaux » populaires qui exécutaient sans aucune forme de procès. Je vais vite, bien sûr, et cela peut paraître un peu caricatural, mais on ne va pas réécrire l’histoire de la Révolution Française dans ce commentaire (je vous conseille par contre la lecture de l’ouvrage de Marcel Gauchet sur Robespierre). Ainsi, l’Incorruptible n’était ni un saint ni un sage, il a fait des erreurs, mais il a dévoué sa vie à la vertu (définie comme le fait de privilégier l’intérêt général à l’intérêt particulier), et il est mort pour elle. Ceux qui ont construit sa légende noire sont ceux qui l’ont fait tuer par peur qu’il révèle leur corruption, et les mêmes ont vendu la République à Bonaparte quelques années plus tard. Voilà pour Robespierre, tout en gardant bien sûr à l’esprit que la réalité est bien sûr plus complexe et nuancée que ce que j’ai pu écrire en quelques lignes. Venons en au stoïcisme. Quelqu’un qui aurait du sang sur les mains ne saurait être mis en rapport avec le stoïcisme ? Alors il y en eut bien peu… Regardons la politique de Marc-Aurèle (voir par exemple le livre Droiture et mélancolie de pierre Vesperini), et je vous avoue préférer mille fois celle de Robespierre… Pour conclure, je citerai simplement Sénèque, et vous verrez que Robespierre vous apparaitra doux et mesuré : « Le défaut de la colère, dis-je, c’est qu’elle refuse qu’on la dirrige. Si la vérité se fait jour sans qu’elle le veuille, elle s’emporte contre elle. Secouée de convulsions, elle poursuit sa victime à grand bruit en l’accablant d’injures et de malédictions. la raison n’agit pas de la sorte. Pourtant, calme et silencieuse, elle anéantira s’il le faut des maisons entières ; elle détruira les familles qui gangrènent l’Etat, sans épargner les femmes et les enfants ; elle renversera leur toit, rasera leurs murs. Elle abolira le nom des ennemis de la liberté sans grincer des dents, sans secouer la tête, sans faire quoique ce soit d’inconvenant pour un juge dont le visage doit être le plus impassible, le plus serein possible lorsqu’il rend une lourde sentence. » (De la colère, Livre I, XIX)

  2. « seul le sage est roi » me semble plutôt renvoyer au fait que seul celui qui se domine tout à fait n’est pas « esclave »

    1. Vous avez raison sur l’interprétation de cette citation, mais je ne pense pas que cette interprétation soit la seule. Si les anciens stoïciens n’ont pas participé à la vie politique de leurs cités respectives, le stoïcisme part du principe que lorsque cela est possible, il convient, en tant que stoïcien, de prendre part à la vie politique de la cité:
      « Le sage participera, disent-ils, à la vie politique, si rien ne l’en empêche, comme le dit Chrysippe dans le premier livre des Genres de vie, et il contiendra les vices et encouragera à la vertu. » (Diogène Laërce, VII, 121)
      S’il ne peut pas le faire (et c’est le cas de Cicéron, qui est exilé lorsqu’il écrit son ouvrage sur les Paradoxes stoïciens), il pourra toujours montrer par son comportement un exemple de vertu, mais aussi pousser ses concitoyens à la vertu par son enseignement.
      Mais lorsque cela est possible, il me semble bien que l’engagement politique soit pour les stoïciens un devoir (kathekon), qui sera différent selon le rôle occupé par chacun dans la société. L’engagement de Marc Aurèle empereur sera différent que celui d’un citoyen lambda. Mais même le citoyen lambda jouera mieux son rôle s’il est philosophe, comme le rappelle Epictète dans les Entretiens: « Or quel est le rôle d’un citoyen ? De n’avoir aucun avantage particulier, de ne rien décider comme s’il était un élément indépendant, mais d’agir comme le feraient la main ou le pied s’ils pouvaient raisonner et avoir une conscience réfléchie de l’organisation naturelle : c’est-à-dire de n’avoir jamais ni propension ni désir sans les rapporter au tout. » (Entretiens, II, 10)

    2. De la même manière que Maël Goarzin, je répondrai que votre interprétation me semble bonne, mais elle n’est pas la seule : il y a également une dimension politique à ce paradoxe. Si cela vous intéresse, je vous conseille la troisième partie de l’ouvrage de Valéry Laurand, Stoïcisme et lien social, où il en est question.

  3. Maël – Merci pour votre réponse. Je n’avais effectivement aucun reproche à faire sur l’exposé traditionnel de la doctrine.
    Vous dites vouloir refléter les différentes approches du stoïcisme, et votre intention est louable. Mais pourquoi à ce moment-là, dans un souci de clarté pour le lecteur lambda, ne pas préciser en quelques mots d’où parle l’auteur ? Par exemple dans l’article de Pià-Comella et Senard, c’est transparent : ils ne cachent rien de leur parcours. Le papier de Sylvain Brousse, et sa référence intentionnelle et tendancieuse à Robespierre – tout sauf anodine – s’expliqueraient peut-être si l’on savait d’où il vient, ce qui l’anime, pour qui il milite. Sauf qu’en l’absence d’information, on est en droit de penser qu’il se livre à un procédé captieux aux dépens du stoïcisme. L’honnêteté ne s’accommode pas de la dissimulation, qui est la porte ouverte à tous les détournements. C’est en ce sens que je voulais vous inciter à la prudence ; à plus de rigueur ou plus de clarté si vous prônez la pluralité des réappropriations. Vous n’êtes pas, je crois, un simple éditeur de contenus : la vocation pédagogique, protreptique du site vous confère une responsabilité.
    Lorsque l’article est engagé ou polémique, quelques précisions sur l’auteur, en deux ou trois lignes dans un chapô, ce serait peut-être utile, qu’en pensez-vous ?

    1. Je retiens l’idée, merci pour la suggestion. Nous le faisons déjà pour les textes que nous traduisons de l’anglais en présentant l’auteur dans un chapeau, nous pourrions sans doute le faire pour tous les articles publiés.

  4. Sylvain – Merci pour votre suggestion, mais vous ne répondez pas au fond du problème, ce qui accentue mes doutes : que vient faire Robespierre dans une analyse sur le stoïcisme ?

  5. Sylvain _ Je précise le fond de ma pensée : prêcher la vertu en politique est un grand classique. Robespierre n’en a pas l’apanage et n’est en rien représentatif de ce genre de sophisme, qui n’est qu’un grossier détournement du vrai au profit de l’apparence du vrai. Dans tous les camps, de Trump à Macron, en passant par Mélenchon ou Orban, je peux vous citer de très belles “réflexions stoïciennes” sur la nécessité de sacrifier la partie au tout. Ce tour de passe-passe rhétorique existait déjà à l’époque des Trente, on voit parfaitement ce que ça peut donner. Si cette réflexion ne s’inscrit pas dans la dimension holistique que forme le stoïcisme, elle n’est qu’une récupération trompeuse des outils dialectiques de la philosophie. Pour appartenir au Tout, elle ne peut qu’émaner d’un Stoïcien. J’en reviens à ma question de départ : pourquoi le choix de Robespierre parmi la quasi totalité des politiciens qui se sont abrités, s’abritent, et s’abriteront toujours derrière la vertu pour justifier leurs décisions ? Il aurait été moins ambigu, je crois, de signaler en une phrase où vont vos préférences au lieu de déguiser ce choix sous une prétendue objectivité, et en le noyant dans une analyse globale honorable par ailleurs.
    Sur ce point précis, l’honnêteté consistait à mettre sa préférence politique au service du stoïcisme, et non le stoïcisme au service de sa préférence politique.

    1. Bonjour AC. Deux rapides remarques pour vous répondre.
      Premièrement, je ne pense pas que l’on puisse comparer Robespierre à un Macron ou un Trump : en effet, quand je parlai de politique de la vertu, je ne mentionnais pas seulement le fait de privilégier l’intérêt général à l’intérêt particulier (rhétorique que l’on retrouve effectivement fréquement vous avez raison), mais j’y associais une pratique de la vertu en recevant comme indifférents les honneurs, la richesse et le corps. Or observons la vie de Robespierre durant la Révolution : il vivait de manière ascétique, ne se donnant ni à l’argent ni aux plaisirs, pour se consacrer entièrement à son devoir. Membre de la constituante, c’est lui qui a émis le voeu que ceux-ci ne puissent être réélus dans la nouvelle assemblée, alors qu’il y aurait eu intérêt. Enfin, alors qu’il se savait probablement condamné, il a continué à agir comme il le pensais juste en allant au devant de sa mort. Bref, j’ai cité Robespierre au début de l’article, mais j’aurai pu le citer en exemple pour chacun des points qui suivent. De ce fait, j’ai l’intime conviction (mais vous me direz, et vous aurez raison, que ce n’est pas un argument) que si des stoïciens avaient observé la Révolution française, c’est en Robespierre qu’ils se seraient reconnus.
      Deuxièmement, c’est une question d’écriture. Vous vous demandez, pourquoi inclure Robespierre dans la rédaction d’un tel article, et je vous comprend, mais la question ne s’est pas posée à moi de la sorte. En effet cet article est en fait un extrait d’un travail personnel plus vaste, où la présence de Robespierre fait sens. De ce fait, quand j’ai retravaillé mon écrit pour lui donner la forme d’un article, la question pour moi n’était pas celle d’inclure Robespierre ou non, mais de le supprimer ou non. Or je n’ai pas jugé nécessaire de le supprimer : il y a depuis sa chute une censure sur sa personne (en 1797 est paru un décret indiquant que la seule mention de 1793 en rendait l’auteur passible d’être fusillé sur l’instant), et encore aujourd’hui parler de lui est très mal vu (comme vos commentaires en témoignent), à moins de le condamner. Du fait de ce contexte, alors que, si j’avais écrit cet article à partir de zéro, je n’en aurais peut-être pas fait mention, je ne me voyais pas participer de cette omerta généralisée sur l’incorruptible. (Ayant ces éléments, probablement continuerez vous à être en désaccord avec mon choix, mais au moins vous pouvez le comprendre.) Je vous souhaite une bonne journée.

  6. Merci pour ces précisions, Sylvain. Même si nous ne sommes ni d’accord sur ce que doivent être une action, une parole, un comportement qualifiés de stoïciens (c’est-à-dire effectué, prononcée, adopté avec une conscience aiguë des dimensions physique, éthique et logique de la pratique, « compacte comme un œuf », et la volonté de s’accorder à ce système), ni sur la rigueur d’un exposé doctrinal, je comprends mieux votre démarche et le cheminement de votre pensée. Je crois que ces éclaircissements étaient nécessaires pour éviter de « brûler le Capitole ». (sourire)
    Bon courage pour le travail au long cours que vous effectuez, si j’ai bien saisi, en partie sur Robespierre.
    Belle journée.

  7. […] Nous voyons qu’il n’y a pas de réponse nette à la question de savoir si le stoïcisme serait de gauche ou de droite : la bourgeoisie conservatrice pourrait très bien s’en revendiquer, tout comme le militantisme révolutionnaire. Mais il ne faudrait pas voir là une inconséquence de l’école stoïcienne : en effet, celle-ci a vécu sept siècles sous différents régimes politiques, et a été la doctrine dominante sous la République et l’Empire romain. De ce fait, il est nécessaire que y aient adhéré nombre de penseurs d’horizons et de bords politiques fort divers, d’un Blossius à un Panétius. Mais alors, y a-t-il un sens à parler de politique stoïcienne ? Oui, mais celle-ci trouvera son unité dans sa pratique plus que dans sa doctrine. Le stoïcisme promeut l’engagement politique comme un devoir, et non comme une quête d’honneur, de sorte que celui qui s’en réclame doit avant tout suivre la vertu, comme nous le verrons dans le prochain article. […]

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