Vivre philosophiquement – penser la pertinence de la philosophie d’Epictète et la possibilité du progrès moral

Le présent article constitue une présentation et un résumé de mon récent mémoire de recherche intitulé « Apprendre à vivre – Pratiquer la philosophie d’Epictète », réalisé sous la direction de Thomas Bénatouïl. Il est consultable dans son entièreté par le lien suivant : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03822649.

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Lors de ma dernière année de licence à la faculté, un travail plutôt original m’a été demandé : l’arpentage d’un ouvrage de mon choix, qui devait faire partie de la pile de livres que je n’avais pas encore pris le temps d’ouvrir. Ce travail devait rendre compte de mon approche personnelle du texte, de la pertinence que je pouvais lui trouver, de l’explication de mes passages préférés et de ceux que j’avais le moins aimés.

Mon regard s’est naturellement tourné vers le Manuel d’Epictète. L’explication la plus rationnelle que je trouve à ce choix est celle de mon attrait pour les textes des philosophes de l’Antiquité, que j’adorais toujours découvrir. J’ai trouvé cette lecture agréable, sans y voir, au premier abord, un intérêt personnel particulier.

Cette lecture a pourtant été déterminante pour la suite de mes études, l’écriture de mon premier mémoire de recherche en témoigne. Mais elle a aussi été déterminante, plus généralement, pour la suite de ma vie. Sans que je n’y cherche rien, sans que je n’attende quoi que ce soit, quelque chose a changé. J’appliquais, dans certaines circonstances, les principes que j’avais lus quelques jours plus tôt.

Auparavant, tout m’atteignait. Je vivais tout intensément, et me sentais impliquée dans des évènements qui ne me concernaient pas toujours. Je me sentais facilement coupable et les remises en question qui s’imposaient à moi me menaient à beaucoup douter. Empathique et sensible, les émotions de mes proches étaient les miennes.

Je me suis pourtant trouvé avoir des réflexions dont je ne me pensais pas capable. Je me suis aussi vue réagir avec un recul dont je ne pensais pas pouvoir témoigner. Les évènements n’entraient plus en moi avec la même facilité, je n’étais plus atteinte de la même manière. Ce n’est qu’avec du temps, et qu’avec le travail d’arpentage qui m’a menée à revenir sur les textes, que je me suis aperçue du lien qu’il y avait entre ma lecture et ces attitudes qui ne me ressemblaient pas, mais dont je sentais qu’elles m’étaient bénéfiques.

Il m’a fallu comprendre ce qui avait bien pu causer ce changement, mais surtout exprimer et soutenir une idée qui m’était déjà chère, mais qui a été réaffirmée par ma lecture, qui caractérise mon approche de la philosophie (et celle de beaucoup d’autres) : elle est une manière d’être tourné vers le monde et de s’y engager qui aide à vivre mieux. C’est, selon la fameuse expression des Anciens, une technè tou biou, un art de vie tourné vers l’amélioration de la condition des hommes, vers l’existence heureuse.

C’est ainsi que je me suis dirigée vers le sujet de la philosophie pratique, et que j’ai décidé de travailler plus précisément sur Epictète, afin de voir dans quelles mesures je pouvais soutenir la pertinence du stoïcisme dans les entreprises individuelles. Il m’a semblé qu’apprendre à vivre était urgent : ma lecture avait été un séisme qui m’avait fait voir qu’il n’était plus question de me laisser affecter au gré des évènements extérieurs, qu’il fallait que je poursuive le changement qui avait commencé sans que je ne le demande. J’ai donc voulu retranscrire, à travers mes recherches, la capacité que la philosophie (plus précisément celle d’Epictète) peut avoir lorsqu’il s’agit de se perfectionner et de vivre mieux (E, III, 26, 35[1]).

Pour mener ce travail, je me suis appuyée sur les travaux des différents philosophes et chercheurs qui abordent ces thèmes : Pierre Hadot, Christelle Veillard, Thomas Bénatouïl, Anthony Arthur Long, Théodore Colardeau, Sandrine Alexandre, Jacques Schlanger et d’autres. Je me concentre sur les passages dans lesquels il est question des exercices préconisés par Epictète pour vivre mieux, et de ceux qui abordent la capacité desdits exercices à aider l’homme à vivre. Mon objectif y est principalement de redonner à la philosophie le pouvoir qu’elle possède, mais qui n’est pas toujours exploité, pour ce qui est de permettre aux hommes de se dédier à une amélioration de leurs existences. C’est ainsi que je considère, comme Pierre Hadot, que :

« Philosopher, c’est donc résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique[2]. »

Il s’agit dès lors de voir comment la philosophie d’Epictète s’y prend, et jusqu’où elle peut encore aider les hommes à s’approcher du bonheur. La perspective que j’adopte veut se rapprocher du rôle qu’Epictète lui-même donne à la philosophie sans être historique pour autant : elle veut rendre compte de l’importance de considérer la philosophie comme un perfectionnement et comme un effort de l’individu en tant qu’ils sont vécus par lui, d’où l’usage d’un je générique dans mon travail de recherche.

Le stoïcisme, qui peut sembler ascétique et bien loin de ce que nous entendons communément par vie heureuse m’a paru riche en enseignements : ce n’est qu’en nous concentrant sur ce qui est entre nos mains et qu’en nous dédiant en entier à cette transformation que nous pouvons nous approcher du véritable bonheur.

Mais il me fallait répondre à la question suivante de façon rigoureuse, afin de pouvoir confirmer mon impression : « Une explication et une compréhension du stoïcisme d’Epictète nous permet-elle d’affirmer que la pertinence et l’utilité des exercices qu’il préconise demeure aujourd’hui ? » Pour cela, j’organisais mon travail en trois parties.

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Prendre conscience : aller de ce que nous avons à ce que nous voulons

Dans un premier chapitre, j’étudie le bonheur visé par les hommes, en m’interrogeant sur l’écart qui sépare ce dont nous disposons de ce que nous désirons.

Je commence par m’intéresser à l’insatisfaction dont les hommes font l’expérience. J’exprime que cette dernière témoigne de notre frustration à l’égard de ce qui arrive, de notre mécontentement, du fait que ce que nous voulions n’est pas arrivé. Je pars de ce dont nous pouvons facilement faire l’expérience dans la vie quotidienne : les choses ne se passent pas comme prévu, et cela est généralement la source de notre déception, parce que nous misons souvent sur les évènements à venir la possibilité de notre bonheur, parce que nous attendons qu’il nous soit donné par eux. C’est ainsi que nous nous faisons les esclaves des circonstances extérieures et que nous devenons insatiables (E, IV, 1, 33-41). Mais il m’a semblé que nous pouvons comprendre ce que nous voulons à partir de ce qui nous frustre, que la frustration peut être à l’origine d’une réflexion sur le bonheur. En effet, c’est par l’insatisfaction que nous ressentons que nous faisons l’expérience de l’écart qui existe entre ce qui nous est donné et ce que nous aurions voulu avoir, ce qui signifie que c’est à partir de cette expérience que nous pouvons exprimer ce que nous attendons des évènements. J’ai donc estimé nécessaire de revenir sur l’ambition qui mène les hommes à agir : l’accès au bien et au bonheur, que nous pouvons essayer de définir objectivement à partir des prénotions dont nous disposons et qui nous font voir ce que nous mettons sous ces termes. C’est à partir de cette tentative de définition objective, que j’ai élaborée en m’appuyant sur les démonstrations d’Epictète, que j’en suis venue à essayer d’exprimer une liste des biens qui composent le bonheur. Mon objectif était d’essayer de comprendre ce que l’homme dit ordinaire vise concrètement quand il agit, et de montrer, avec Epictète, que l’homme peut concrétiser ce qu’il entend par bonheur, lui donner une réalité, en s’examinant lui-même. J’ai réalisé, pour essayer de décrire plus clairement ce qui est entendu par bonheur dans les textes d’Epictète, le schéma suivant :

J’ai essayé, à travers ce schéma, de représenter les différentes composantes du bonheur abordées par Epictète. Il m’a semblé que certaines pouvaient se réduire à d’autres, plus fondamentales ; que l’harmonie, par exemple, renvoie à la prénotion fondamentale d’équilibre, et que l’équilibre et les autres prénotions fondamentales réalisées permettent de se rapprocher du bonheur. L’agencement des composantes du bonheur demeure mystérieux jusqu’alors, bien qu’Epictète écrive que les hommes peuvent en prendre conscience par eux-mêmes (E, III, 22, 39). Je me suis donc proposée d’analyser certains passages des Entretiens afin de clarifier la relation des différentes composantes du bonheur, ce qui m’a menée à élaborer certaines conclusions, dont un second schéma que je vous invite à consulter s’il s’agit d’une question que vous aimeriez approfondir. Ce dernier tente de rendre compte plus concrètement de ce que l’homme ordinaire attend dans le bonheur en partant de lui-même et des prénotions dont il dispose par nature. Je m’intéresse également dans cette partie de mon travail à ce qu’est le bonheur selon Epictète, et à la place que la liberté occupe dans ce dernier.

Si nous pouvons à partir de notre situation initiale définir plus précisément ce que nous attendons, nous pouvons également réfléchir sur nos expériences malheureuses. Ces dernières semblent capables de nous faire prendre conscience et avancer : l’analyse de l’écart dont nous faisons l’expérience nous offre la possibilité de sortir de la contradiction et de nous éloigner de l’erreur. C’est à partir de cela que nous pouvons espérer nous éduquer, sortir de l’ignorance. En nous voyant tels que nous sommes, soit en nous regardant nous-mêmes, soit parce que quelqu’un (ici, le philosophe) nous met face à la réalité, nous prenons conscience de l’urgence d’un changement et de la nécessité d’opter pour une voie cohérente pour accéder une bonne fois pour toute au bonheur.  

Le stoïcisme propose justement une voie cohérente pour accéder au bonheur objectivement descriptible que nous voulons tous par nature. Je me propose donc d’exprimer ce que la voie stoïcienne propose aux hommes de viser pour accéder au bonheur : un usage correct des représentations. Je pars pour cela de ce qui cause les expériences malheureuses : nous attendons d’évènements que nous ne pouvons maîtriser en entier qu’ils nous procurent ce que nous voulons. Nos attentes ne sont pas conformes à la nature des choses, nous les jugeons mal, parce que nous leur donnons des capacités et des pouvoirs qui ne sont pas les leurs – des capacités et des pouvoirs qui sont largement responsables de notre condition malheureuse. La voie stoïcienne s’impose ainsi comme une hygiène du jugement ayant pour objectif d’aider les hommes à distinguer clairement ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas afin de ne plus laisser leur bonheur entre les mains d’autre chose qu’eux-mêmes. Cette méthode est infaillible, et j’essaie de l’exprimer dans mon travail : la faculté de choix (prohairesis), qui est libre par nature, permet aux hommes d’avoir des représentations différentes et peut causer des erreurs, et seule la purification de l’âme proposée par Epictète permet l’usage correct de cette faculté de choix. En effet, elle permet aux hommes de juger les choses conformément à ce qu’elles sont, de ne plus manquer ce qu’ils désirent et de ne plus tomber sur ce qu’ils évitent ; puisqu’ils ne désireront que ce qu’ils peuvent avoir et ne chercheront à rien éviter qu’ils ne puissent effectivement éviter.

C’est ainsi qu’il m’a semblé que nous pouvons partir de notre situation initiale pour comprendre ce que nous voulons, et que le stoïcisme propose une voie infaillible pour parvenir à ce que nous poursuivons par nature.

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S’engager : les exercices préparatoires au bonheur

Le problème qui se pose, à ce stade, est celui du passage des mauvaises représentations aux bonnes représentations : comment pouvons-nous purifier notre âme et espérer parvenir au bonheur concrètement ? C’est pour cette raison que, dans le deuxième chapitre de ce travail, je me dédie à l’étude des différents exercices préparatoires au bonheur.

Je m’intéresse dans un premier temps aux conditions et à la définition des exercices préparatoires. Je me concentre sur les conditions requises pour pouvoir s’engager dans les exercices, et me penche plus précisément sur le rôle de la volonté : j’exprime l’importance de cette dernière à partir d’un passage des Entretiens (III, 23, 1-3) dans lequel Epictète dit que nous devons d’abord identifier notre volonté pour pouvoir nous y conformer, c’est-à-dire choisir ce que nous voulons atteindre pour le poursuivre comme il faut. J’associe cette étape à un diagnostic : elle permet à l’homme de se regarder tel qu’il est pour comprendre ce dont il a besoin, donc de se tourner vers sa propre guérison en s’assurant que ce qu’il veut n’est pas contradictoire et en essayant d’y parvenir comme il convient. J’exprime la difficulté d’une telle entreprise, qui demande à l’homme d’adopter un regard particulier sur lui-même et de s’en tenir à ce qu’il est certain de vouloir, coûte que coûte. Avant d’étudier le premier exercice, je m’intéresse à la définition même de la notion d’exercice (askésis) et de la manière avec laquelle cette notion a été traitée par les différents spécialistes pour amener ma propre perspective, et j’aborde la première étape nécessaire aux exercices, qui est un point délicat des Entretiens : l’apprentissage des théories. Ce dernier m’a paru être un passage essentiel, constitutif de l’engagement philosophique et nécessaire au premier topos d’exercice.

Le premier topos d’exercice, selon l’ordre d’importance donné par Epictète (E, III, 2, 1), est celui des désirs et des aversions. Ce dernier a pour objectif d’éloigner les hommes de la frustration en se concentrant sur la tendance qui pousse les hommes à vouloir une chose ou à vouloir l’éviter. Il veut les éloigner des conduites passionnelles, des troubles, les rendre capables « d’écouter la raison » (E, III, 2, 3) en leur faisant appliquer la règle qui divise correctement, et donc en corrigeant leurs représentations. Il s’agit de prendre le dessus sur la représentation, de prendre les devants sur ce qui peut et doit nous mener à agir, mais également d’apprendre à nous contenter de ce qui arrive sans que nous l’ayons demandé (E, I, 1, 7). L’acceptation et le contentement permettent de parvenir à la conduite sage, à celle qui n’engendre pas de souffrance : aimer ce qui arrive et le vouloir, c’est ne plus rien attendre de ce que nous ne pouvons maîtriser en entier, ne plus risquer de souffrir de ce qui nous est extérieur. C’est reprendre le contrôle de notre existence en nous consacrant sur ce sur quoi nous pouvons vraiment quelque chose.

Le deuxième topos d’exercice concerne les propensions et les rejets (E, III, 2, 2), il porte sur ce qui motive l’homme à agir et ce qui l’empêche d’agir, et a pour objectif de lui permettre de toujours savoir comment agir avec ce qui ne dépend pas de lui. Il veut faire en sorte que l’homme agisse toujours conformément à ses devoirs, qu’il peut déduire de sa place dans le monde et de ses relations avec les autres. Ce deuxième domaine est plus extraverti que le premier, puisqu’il est tourné vers l’apprentissage de la conduite adéquate avec les autres, une conduite qui ne doit en aucun cas entraver la poursuite du bonheur de l’individu, mais y participer. Il est également question, dans ce deuxième exercice, de la manifestation des émotions et de la sensibilité des hommes : celle-ci doit être juste, c’est-à-dire adéquate et convenable.

Le troisième et dernier topos d’exercice concerne l’assentiment que l’homme donne à ses représentations, et a pour objectif de le préserver de l’erreur. Il est question pour l’homme d’éduquer son discours intérieur afin qu’aucune représentation qui n’aurait pas été analysée et acceptée par la raison ne puisse être acceptée et avoir la moindre influence sur ses actions. Ce dernier domaine d’exercice consolide le travail qui a été effectué à travers les deux premiers topoï, il veut les rendre infaillibles en systématisant l’examen des représentations par l’habitude et les efforts (E, III, 8, 1-4).

J’exprime ainsi, dans l’analyse des topoï, leur volonté de rendre l’homme capable d’apprendre à ne désirer que ce qui dépend de lui, d’agir comme il se doit dans les différentes circonstances de sa vie, et de ne pas se laisser dépasser par des représentations hâtives et non vérifiées.

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Être heureux, progresser : sagesse, philosophie et bonheur

Le dernier chapitre de mon travail concerne les résultats que les domaines d’exercices peuvent nous permettre d’atteindre. Je me penche plus spécifiquement sur l’application des préceptes que j’ai abordés plus tôt et sur ce qu’ils peuvent permettre.

Je commence par me pencher sur la figure de l’homme de bien, qui peut nous mener à douter de la possibilité de parvenir à être heureux. Jusqu’où pouvons-nous nous améliorer ? L’objectif que nous visons est-il accessible ? L’homme de bien, ou sage, incarne ce que nous visons : il est heureux en toutes circonstances parce qu’il use toujours comme il faut de ses représentations, qu’il agit toujours conformément à ses devoirs et qu’il se montre capable d’analyser chacune de ses représentations avant qu’elles ne le mènent à agir. Il est le seul à paraître absolument heureux et bon : il représente l’aboutissement des différents topoï d’exercice que nous avons évoqués et témoigne d’un contentement à toute épreuve. Il peut tout accepter : la mort, la maladie, l’exil et la torture (E, III, 5, 1-2 ; E, II, 1, 38) et demeurer reconnaissant à l’égard de ce qui lui est donné (E, III, 5, 10). Rien ne saurait être capable de le troubler, il est pour ainsi dire libéré des considérations ordinaires des hommes. Toutes ces caractéristiques mènent à douter de la possibilité, pour l’homme ordinaire, de parvenir au bonheur : nous pouvons peut-être nous améliorer, mais nous ne sommes pas certains d’un jour pouvoir parvenir à la sagesse pour autant. Epictète lui-même doutait de cette possibilité (E, II, 19, 23-25), car ses élèves n’appliquaient pas les préceptes qu’ils avaient appris à l’école dans leur quotidien : le changement radical proposé par le philosophe n’était que trop rarement observé. Personne, nous dit-il, n’emporte chez lui les réflexions opérées à l’école (E, III, 20, 18). Il paraissait aussi douter de la possibilité de devenir un sage du fait que les modèles qu’il donne à ses élèves soient plutôt cités pour leurs conseils que leurs propres comportements, bien qu’il souligne l’utilité de garder de tels exemples en tête lorsque l’on s’exerce (E, IV, 1, 169).

C’est ainsi que la difficulté d’atteindre le but que nous visons peut nous mener à souffrir de notre propre insuffisance, et qu’elle peut aussi mener le philosophe à souffrir. Quel sens peut-il donner au progrès auquel il s’adonne, s’il n’a pas la certitude qu’elle le mène à atteindre ce qu’il vise pourtant ? Il peut être tenté d’abandonner l’entreprise dans laquelle il s’est lancé à cause des sacrifices qu’elle représente et de sa possible incapacité à lui procurer ce qu’il essaie pourtant d’atteindre (E, I, 2, 33-37). La voie stoïcienne est-elle aussi infaillible que cela, lorsqu’il s’agit d’obtenir le bonheur ? Epictète répondrait qu’elle demeure infaillible, et que les erreurs et les difficultés ne font que confirmer la valeur du but poursuivi. Il faut continuer à essayer, et ce envers et contre tout le reste (E, IV, 12, 19) : cela témoigne du fait que l’on s’estime soi-même digne du bonheur bien qu’il soit possible de se tromper parfois sur le chemin pour y parvenir (E, 1, 11, 7). C’est ainsi qu’une conception du progrès moral paraît pouvoir mettre de côté ces considérations : le philosophe peut être comblé par son propre progrès, par ses avancées, et ce progrès signifie déjà beaucoup. Si nous ne pouvons peut-être pas atteindre définitivement ce que nous visons par nature, nous pouvons nous en approcher, et donner une valeur intrinsèque au progrès qui permette d’en mesurer les bénéfices. C’est en adaptant notre progrès à nos besoins d’hommes (être moins colérique, par exemple) que nous pouvons le mesurer, et c’est en le mesurant que nous pouvons prendre conscience du chemin parcouru. Relativiser la perfection pour essayer d’atteindre des résultats qui demeurent d’une grande valeur en eux-mêmes m’a paru être l’un des arguments d’Epictète en faveur de la vie philosophique, certes exigeante et difficile, mais permettant les plus belles avancées. Les intérêts des efforts sont observables, et ils soulagent déjà l’homme de certains des maux qui l’accablent : il n’est peut-être pas encore un sage, mais peut-être souffre-t-il déjà moins de ce qui ne dépend pas de lui, peut-être est-il déjà plus positif à l’égard de ce qui lui arrive, et peut-être parvient-il plus souvent à se concentrer sur ce qui est entre ses mains. Cela n’est pas encore la sagesse, mais cela ne me paraît pas sans valeur pour autant. C’est ainsi que je cite, pour affirmer que le progrès peut déjà être une source de satisfaction pour les hommes, la célèbre phrase d’Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe :

« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux[3]. »

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Mon travail m’a menée à considérer la richesse des exercices spirituels préconisés par Epictète, qui demeurent aujourd’hui. Le rôle de la philosophie et du philosophe dans les expériences particulières du bonheur que nous pouvons faire m’ont semblé essentiels.

Philosopher, c’est alors se dédier à un changement, à une déconstruction. Les exercices que nous avons décrits et ce bonheur que nous visons nous montrent bien que le bonheur n’est pas chose facile ; mais, si nous voulons être plus heureux, alors nous pouvons y faire quelque chose. Nous pouvons faire tout ce qui nous est possible de faire, et faire l’expérience de notre propre progrès. Cela représente déjà beaucoup, et cela mérite beaucoup, puisque, comme Théodore Colardeau l’écrivait :

« Quand l’enjeu est le bonheur, on ne doit reculer devant rien ni, une fois qu’on a cédé, s’abandonner complètement[4]. »

Relativiser le problème de l’existence du sage pour reconsidérer l’ampleur de notre propre avancée en lui donnant une valeur intrinsèque m’a ainsi conduite à confirmer que la philosophie stoïcienne peut continuer à être pertinente lorsqu’il s’agit, pour l’individu, d’essayer de vivre mieux.


[1] Pour les abréviations : E = Arrien, Entretiens d’Epictète (livre, chapitre, paragraphe).

[2] Exercices spirituels et philosophie antique, nouvelle édition rev. et augmentée. Paris : Albin Michel, 2002, p.334.

[3] Paris : Gallimard – Folio essais, 1962, p.168.

[4] Etude sur Epictète, préface de Pierre Hadot, traduction par Jean-Baptiste Gourinat. Paris : Encre Marine, 2004, p.135-6.


Crédits: Photo de Jordi Vich Navarro sur Unsplash

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