Un puissant souffle religieux traverse les Entretiens. Ce n’est pas simplement une façade ou quelque chose de facultatif mais au contraire un élément clé de toute la perspective adoptée par Épictète pour enseigner l’art de la vie. La manière dont nous comprenons Dieu et notre relation à lui est une préoccupation centrale pour le sage de Nicopolis. Épictète décrit notamment Dieu comme étant omniscient[1], le père de tous[2], ayant créé les hommes pour le bonheur et la sérénité[3], prenant soin de nous comme il faut[4], dont on peut invoquer le secours et l’assistance[5], qui nous a donné ce dont nous avons besoin, dont les vertus et l’usage des représentations[6], et enfin totalement providentiel[7]. En conséquence, le stoïcien considère Dieu comme un créateur et un ami bienveillant[8], cherche à se comporter comme un ami du Dieu[9], ne formule ni reproche ni blâme à son égard[10], s’efforce de faire la volonté de Dieu, de lui obéir et de lui plaire[11] , de suivre Dieu et accepter le destin qu’Il lui réserve[12], montre de la révérence et de la gratitude envers lui[13], comprend que chacun est littéralement une partie ou un fragment de Dieu[14] et partage sa Raison[15].

Notons immédiatement qu’Épictète n’utilise pas le même mot pour désigner ce que les penseurs ultérieurs appelleront la faculté de volonté (en latin voluntas)[16]. Bien que la faculté de choix (en grec προαίρεσις ; trans. prohairesis) telle qu’il la comprend soit assez proche de la voluntas, on trouve dans les Entretiens une autre expression qu’il convient de signaler rapidement puisque cette différence est parfois négligée par les traducteurs qui utilisent « vouloir » ou « volonté » pour traduire les deux[17]. Épictète utilise en effet le verbe θέλειν (trans. thelein), qui signifie vouloir bien, consentir à, désirer, rechercher, aimer. Ce verbe est très lié à la notion de prohairesis, nom qui vient du verbe prohairein qui signifie choisir de préférence, préférer, tirer d’abord pour soi, etc. Les Grecs utilisaient également – et c’est le cas d’Épictète – le terme ἑκών (trans. hekṓn) qui signifie qui agit de son plein gré, spontanément et son contraire ἄκων (trans. ákṓn). Cela étant dit, comment comprendre l’expression vouloir ce que veut Dieu ?

1. Dieu veut que nous nous développions en accord avec notre nature

Dans un passage des Entretiens, Épictète stimule ainsi ses disciples :

Souviens -toi seulement des principes généraux : « Qu’est-ce qui est à moi, qu’est-ce qui n’est pas à moi ? Qu’est-ce qui m’a été accordé ? Qu’est-ce que le dieu veut que je fasse maintenant, qu’est-ce qu’il ne veut pas que je fasse ? » Il y a quelques temps, il voulait que tu aies du loisir, que tu converses avec toi-même, que tu écrives sur ces questions, fasses des lectures, écoutes, te prépares. Maintenant il te dit : « Entre dans la lutte, montre-nous ce que tu as appris, comment tu t’es entrainé. Jusqu’à quand vas-tu t’exercer dans la solitude ? Le moment est venu pour toi de savoir si tu fais partie des athlètes qui méritent de vaincre ou de ceux qui parcourent le monde en vaincus ».[18]

Épictète se représente Dieu produisant des évènements dans le monde qui font alterner pour les hommes des périodes d’étude et de réflexion et des périodes de mise en pratique. On comprend que la mise en pratique est réalisée au travers de situations de la vie plus ou moins difficiles auxquelles sont confrontés les apprentis philosophes. Épictète nous rappelle alors qu’il suffit de se souvenir seulement des principes généraux – c’est-à-dire des dogmata stoïciens – de les garder à l’esprit afin que cela nous aide à vivre bien. Nous devons parcourir le monde en vainqueurs et non en vaincus.

Dieu est ainsi présenté par Épictète comme un entraineur qui a notre meilleur intérêt à cœur parce qu’il veut que nous nous développions harmonieusement selon notre nature[19]. Il ne cesse donc de nous présenter inlassablement des occasions qui nous permettent de croître. Pour les stoïciens, les évènements produits dans le monde sont l’expression d’une sagesse supérieure à la nôtre, d’une providence divine « qui veille et pourvoit aux besoins de toute chose »[20] ; ils voyaient la marque de cette providence dans de nombreuses observations[21].

Et de même que les autres natures naissent, croissent et se maintiennent toutes par leurs propres semences, ainsi la nature du monde a ses mouvements volontaires, ses tendances et ses appétitions, que les Grecs appellent hormai, et c’est conformément à eux qu’elle agit, comme nous-mêmes, qui sommes mûs par nos âmes et nos dispositions intérieures. Puisque telle est l’âme du monde, et que pour cette raison on peut l’appeler à juste titre sagesse ou providence (on dit en effet pronoia en grec), elle a pour tâche principale de veiller d’abord à ce que le monde soit le plus possible en état de se maintenir, ensuite à ce qu’il ne manque de rien, mais surtout à ce que soient en lui une exceptionnelle beauté et une parure totale.[22]

Il est donc totalement contraire à la nature de dieu que celui-ci nous veuille du mal. Ce n’est que dans les mythes que les dieux sont représentés infligeant des calamités aux hommes. Or, les stoïciens considéraient ces mythes comme de simples superstitions et les interprétaient de manière allégorique comme l’explique Cicéron :

Voyez-vous donc que, à partir des réalités physiques, dont la découverte était bonne et utile, la raison s’est laissé entrainer à forger des dieux imaginaires ? Et cela a produit des croyances fausses, des erreurs qui troublent les esprits et des superstitions quasiment de vieilles femmes. Nous connaissons en effet la figure des dieux, leur âge, leurs vêtements et leurs parures, mais aussi leur lignée, leurs unions et leurs liens de parenté ; tout cela est ramené à la ressemblance de la faiblesse humaine. Ils se laissent conduire par les troubles de leur âme, on nous a raconté leurs désirs, leurs chagrins, leurs colères, et loin de se contenter de prendre parti pour des camps différents lorsque deux armées s’affrontent, comme chez Homère, ils mènent aussi leurs propres guerres, comme avec les Titans et les Géants. Voilà ce qu’on dit, et qu’on a la bêtise de croire ; fatras de futilités, sommet de frivolité. Pourtant, tout en rejetant ces fables avec mépris, on pourra comprendre par là qu’il y a un dieu répandu à travers la nature de toute chose, Cérès à travers la terre, Neptune à travers la mer, d’autres, à travers les autres parties du monde, et savoir qui et quels sont les dieux, et sous quel nom la tradition nous les fait connaitre. Nous devons vénérer les dieux et leur rendre un culte. Cependant, le meilleur culte, le plus pur, le plus saint, le plus pieux consiste à les vénérer d’une âme et d’une voix toujours pures, irréprochables et innocentes,[23]

La bienfaisance du dieu est telle que nous pouvons même lui demander de l’aide pour résister aux représentations puissantes et tenir bon ;

Songe au dieu, invoque son secours et son assistance comme les navigateurs invoquent les Dioscures dans la tempête. Quelle tempête est plus grande, en effet, que celle provoquée par des représentations intenses, à même d’abattre la raison ?[24]

2. Comment pouvons-nous comprendre ce que le dieu attend de nous ?

Dans le sens le plus général, nous pouvons comprendre la volonté de dieu en examinant ce dont il nous a fait don.

2.1 Dieu nous a donné une faculté directrice

Épictète répète plusieurs fois dans les Entretiens que Dieu nous a donné la faculté directrice ou principe directeur (en grec ἡγεμονικόν ; trans. hegemonikon) qui est un fragment du divin en nous. Ce principe directeur nous a été donné comme faisant partie intégrante de la nature humaine et Épictète affirme que c’est la seule faculté (en grec δύναμις ; trans. dynamis) qui se connaisse elle-même et par suite formule un jugement d’approbation ou de désapprobation[25]. C’est donc une faculté de choix (en grec προαίρεσις ; trans. prohairesis), c’est-à-dire une faculté de préférence marquée entre le vrai et le faux dans l’assentiment, entre le convenable et le non convenable dans l’impulsion, entre l’utile et ce qui n’est pas utile dans le désir.  

Il nous a également donné d’autres choses dont notre corps et la vie qui l’accompagne. Mais ce corps, contrairement à la faculté directrice, n’est pas divin et doit plutôt être considéré en quelque sorte comme une charge :

Dès lors, comme de juste, les dieux ont fait dépendre de nous uniquement ce qui est supérieur à tout et commande à tout le reste, à savoir l’usage correct des représentations ; les autres choses, ils ne les ont pas fait dépendre de nous. Est-ce parce qu’ils ne l’ont pas voulu ? Je crois que s’ils l’avaient pu, ils nous les auraient confiés aussi ; mais ils ne le pouvaient absolument pas. Car étant donné que nous vivons sur la terre, que nous sommes liés à un corps tel que le nôtre et à des compagnons tels que les nôtres, comment pouvions-nous ne pas être entravés en ces matières par les choses extérieures ?[26]

Épictète explique quelques lignes plus loin que si cela avait été possible Zeus aurait également fait libre et sans entraves nos pauvres corps et nos petits biens ; mais nous ne devons pas oublier que ce corps n’est pas à nous, c’est de l’argile habilement pétri[27].

A l’inverse, la faculté directrice est une partie de son propre être que Dieu a détachée de lui et nous a donnée et :

[…] cette partie de son propre être que Dieu a détachée de lui et nous a donnée, s’il l’avait faite telle qu’elle pût être empêchée ou contrainte, par lui ou par un autre, il ne serait plus dieu, et il ne prendrait plus soin de nous comme il faut.[28]

Épictète vit cette parenté divine sur le mode d’une relation personnelle fortement chargée d’affectivité. Il rappelle à l’un de ses interlocuteurs :

Tu es, toi, un être de premier rang, tu es un fragment du dieu ; tu possèdes en toi une partie de dieu. Pourquoi donc ignores-tu ta parenté ? Pourquoi ne sais-tu pas d’où tu es venu ? Ne veux-tu pas, quand tu manges, te rappeler qui tu es, toi qui manges, qui tu nourris ? Quand tu as des rapports sexuels, te rappeler qui tu es, toi qui a ces rapports ? Et quand tu vis en société ? Quand tu fais des exercices physiques, quand tu discutes ? Ne sais-tu pas que tu nourris un dieu, que tu exerces un dieu ? Tu portes partout un dieu avec toi, malheureux, et tu l’ignores ![29]

Dieu a inscrit dans notre être même la possibilité de se conformer à la nature, nous rendant capables d’orienter notre faculté de choix vers lui. La conscience de cette parenté fonde la dignité humaine.

2.2 Cette faculté nous a été donnée pour être développée et utilisée afin de contempler et interpréter le monde

Depuis un siècle, l’éthologie a bouleversé notre vision des capacités cognitives des animaux. À mesure que les chercheurs découvrent la richesse de l’existence animale – les animaux peuvent tisser des relations sociales complexes, sont capables d’innovation, éprouvent de la souffrance, font preuve d’empathie… – nous avons certainement acquis une représentation plus nuancée des facultés des animaux que les anciens stoïciens.  

Pour Épictète, la différence fondamentale entre les animaux et l’être humain ne réside cependant pas dans ce panel plus ou moins étendu de capacités cognitives que les stoïciens auraient probablement liées à l’usage des représentations. La différence entre les animaux et l’être humain réside dans le fait que celui-ci a été doté par Dieu d’une faculté dont il avait spécialement besoin : l’usage réfléchi des représentations, c’est-à-dire l’aptitude à se connaitre soi-même :

Ces derniers [les animaux] ont-ils une conscience réfléchie de ce qui arrive ? En aucun cas. Car l’usage est une chose et cette conscience en est une autre. Le dieu avait besoin de ces êtres qui usent des représentations, et aussi de nous qui avons la conscience réfléchie de cet usage. C’est pourquoi les premiers se contentent de manger, de boire, de se reposer, de s’accoupler, et d’accomplir tout ce que chacun accomplit en propre ; mais à nous il a donné de surcroît la faculté d’avoir une conscience réfléchie, nous ne pouvons nous contenter de ces actes. Si nous n’agissons pas selon la convenance, avec ordre, et en conformité avec la nature et la constitution de chacun, nous n’atteindrons jamais notre fin propre.[30]

C’est certainement un des aspects les plus importants de la philosophie stoïcienne car les stoïciens affirment que ce n’est que par le développement de cette faculté que nous pouvons atteindre notre fin :

Car aux êtres qui ont des constitutions différentes, appartiennent aussi des fonctions et des fins différentes. Ainsi, l’être dont la constitution est faite uniquement pour l’usage peut-il se contenter du simple usage ; mais celui dont la constitution comporte en plus la conscience réfléchie de cet usage n’atteindra jamais sa fin si ne s’y ajoute la convenance.[31]

C’est l’aptitude à un usage réfléchi des représentations qui assigne aux êtres humains la fin de leur existence :

Quant à l’homme, le dieu l’a introduit dans le monde pour qu’il le contemple, lui et ses œuvres ; et non seulement pour qu’il les contemple, mais encore pour qu’il soit leur interprète. Aussi est-il honteux pour l’homme de commencer et de finir là où commencent et finissent également les êtres sans raison ; ou plutôt, il doit commencer comme eux ; mais finir au terme où finit en nous la nature. Ce terme, c’est la contemplation, la conscience réfléchie, et une conduite en harmonie avec la nature. Veillez donc à ne pas mourir sans avoir contemplé tout cela.[32]

Épictète rappela cela un jour à l’un de ses interlocuteurs dans une véhémente diatribe :

Qui es-tu pour réagir ainsi, et pourquoi es-tu venu en ce monde ? N’est-ce pas lui qui t’y a introduit ? N’est-ce pas lui qui t’a fait voir la lumière ? Lui qui t’a donné des collaborateurs, des sens, la raison ? En quelle qualité t’a-t-il introduit dans ce monde ? N’est-ce pas comme un être mortel ? Comme un être destiné à vivre sur terre avec un misérable petit morceau de chair, et, pour un temps, contempler son gouvernement, à lui faire cortège, à participer avec lui à la fête ? Ne veux-tu donc pas contempler, aussi longtemps que cela t’a été accordé, le cortège et l’assemblée réunie pour la fête, puis quand il te fait sortir, t’en aller après avoir humblement salué et remercié pour ce que tu as entendu et vu ?[33]

Jean-Joël Duhot explique que « participer à la fête, c’est substituer la contemplation à l’usage du monde. On n’a pas à se retirer du monde, dont l’harmonie et la perfection montrent qu’il est l’œuvre de Dieu. […] Le mal n’existe pas en dehors de nous, l’épreuve n’est que l’occasion pour nous de nous exercer et de constater que nous adhérons à l’ordre divin. »[34]

Épictète raconte :

Peu nombreux sont ceux qui viennent à la foire[35] par amour du spectacle : « Qu’est donc que le monde ? Qui le dirige ? Personne ? Et comment est-il possible qu’une ville, ou une maison ne puisse subsister si peu de temps que ce soit, s’il n’y a personne pour la diriger et s’occuper d’elle, et qu’une construction si grande et si belle doive à l’aventure et au hasard d’être gouvernée avec un tel ordre ? Il y a donc quelqu’un qui la dirige ? Qui est-il et comment dirige-t-il ? Et nous, qui sommes-nous, nous qui sommes nés de lui, et pour quelle œuvre ? Avons-nous un lien et un rapport avec lui, ou aucun ? Voilà ce qu’éprouvent ces rares spectateurs, et désormais, ils consacrent leurs loisirs à une seule chose : essayer de comprendre la foire avant de s’en aller.[36]

Et d’en conclure :

Si nous étions sensés, faudrait-il faire autre chose, en public et en privé, que chanter un hymne à la divinité, la célébrer, parcourir la série de ses bienfaits ?[37]

Nous ne pouvons pleinement déployer notre humanité que dans la contemplation du gouvernement divin, le célébrer et par l’usage réfléchi des représentations nous conduire en harmonie avec celui-ci. C’est en ce sens que les hommes sont des êtres doués de raison (en grec λογικός ; trans. logikos), c’est-à-dire raisonnable, mais plus fondamentalement signifiant conforme au logos. C’est ainsi qu’ils peuvent choisir de coopérer avec le gouvernement du dieu.

2.3 Dieu ne veut pas que nous revendiquions les choses qui sont en dehors de notre faculté de choix pour être libres de le suivre

Épictète affirme que Dieu ne veut pas que nous revendiquions les choses qui se trouvent en dehors de notre faculté de choix :

Il n’y a qu’une route qui conduise à la vie heureuse (que cette pensée soit présente à ton esprit dès le point du jour, et le jour et la nuit), c’est de renoncer aux choses soustraites à notre choix, de n’en regarder aucune comme nous appartenant en propre, de les abandonner toutes à la divinité, à la fortune, d’en confier la gestion à ceux à qui Zeus les a confiées ; de nous consacrer nous-même à une seule tâche, à ce qui nous appartient en propre et ne subit aucun empêchement ; de pratiquer la lecture en rapportant cette lecture à cette fin, et d’y rapporter de même ce que nous écrivons et ce que nous écoutons.[38]

Comment expliquer cela ? Dieu n’est pourtant pas un dieu punitif qui nous dirait : « je sais que je vous donne peu de liberté, mais je ne veux pas vous en donner trop pour éviter les excès ».

Au contraire, c’est parce que Dieu veut ce qui est réellement le mieux pour nous qu’il a circonscrit notre faculté de choix à une activité réflexive sur les représentations afin qu’elle travaille sur elle-même et la manière dont elle va faire usage des biens extérieurs. Car ce n’est, comme l’explique Jean-Joël Duhot, « que dans le rejet des prétentions excessives du corps que peut se découvrir le Dieu intérieur ».[39]

Dieu est secourable[40] ; mais le bien lui aussi est secourable. Il est donc vraisemblable que là où se trouve l’essence du dieu, là se trouve également celle du bien. Quelle est donc l’essence du dieu ? Est-elle chair ? Loin de là ! Champ ? Jamais de la vie ! Réputation ? En aucun cas. Intelligence, science, droite raison, voilà ce qu’elle est. Cherche donc là l’essence du bien et nulle part ailleurs. Voyons, la chercherais-tu par hasard dans une plante ? Non. Et dans un être sans raison ? Non. Donc, puisque tu la cherches dans un être doué de raison, pourquoi continuer à la chercher ailleurs que dans ce qui distingue cet être de ceux qui sont privés de raison ? Les plantes ne font pas même usage des représentations, et c’est pourquoi tu ne parles pas de bien à leur égard. Par conséquent, le bien réclame l’usage des représentations.[41]

Cette activité restreinte est donc ce qu’il y a de mieux pour nous car elle est la source de notre liberté et de notre santé.  En effet, revendiquer sans cesse ce qui ne relève pas de notre faculté de choix revient à exercer une sorte de tyrannie sur notre esprit :

Avons-nous chassé les tyrans qui résident en nous, qui pèsent quotidiennement sur chacune de nos activités, tantôt les mêmes et tantôt différents ? C’est par là qu’il faut commencer, en partant de là qu’il faut abattre la citadelle et expulser les tyrans : laisser le pauvre corps et ses membres, les talents, les biens, la réputation, magistratures, honneurs, enfants, frères, amis et regarder tout cela comme choses étrangères.[42]

C’est n’est qu’en expulsant ces tyrans que nous pouvons joindre notre volonté à celle de Dieu :

Pour ce qui me concerne, je n’ai jamais été empêché de faire ce que je voulais, ni contraint de faire ce que je ne voulais pas. Comment est-ce possible ? J’ai joint ma propension au dieu. Il veut que j’aie de la fièvre, je le veux aussi. Il veut que je dirige ma propension vers tel objet, je le veux aussi. Il veut que j’éprouve un désir, je le veux aussi. Il veut que j’obtienne telle chose, je le souhaite aussi. Il ne veut pas, je ne le souhaite pas. Je veux donc mourir ; je veux donc être torturé. Qui peut encore m’empêcher ou me contraindre en s’opposant à ce que je me représente bon ? Aussi impossible que d’empêcher ou de contraindre Zeus.[43]

Si nous nous libérons de ces tyrans, nous pouvons unir notre volonté à celle de Dieu et le monde devient alors une fête. Nous contribuerons alors à la fête en vivant de la meilleure façon possible et en remplissant leurs devoirs en qualité de citoyens de la « grande cité » Fde Dieu, seule cité véritable.

3. La loi divine

Épictète affirme qu’il existe une loi divine :

Pour ce qui est des autres choses, il n’en est aucune que je doive revendiquer : ni corps, ni biens, ni magistrature, ni réputation, rien en un mot. Il ne veut pas que je les revendique ; s’il l’avait voulu, en effet, il en aurait fait des biens pour moi. Mais en réalité il ne l’a pas fait ; en conséquence, je ne peux transgresser aucune de ses instructions. Veille sur ton bien en toutes circonstances ; quant au reste, selon ce qui t’es donné, qu’il te suffise d’en faire un usage raisonnable. Sinon, tu seras éprouvé par le malheur et l’échec, tu rencontreras obstacles et entraves. Telles sont les lois envoyées de là-bas, telles sont les prescriptions ; c’est d’elles que tu dois te faire l’interprète, c’est à elles que tu dois être soumis, non à celles de Mansurius et de Cassius.[44]

Il ne s’agit pas d’une loi qui nous aurait été donnée par Dieu au sommet du mont Sinaï ou qui serait transmise par la bouche des prêtres, mais d’une loi que nous pouvons comprendre par la Raison. Cette loi est tissée dans la substance même du cosmos ; elle manifeste la volonté divine et existe pour le bien de tous. Il la détaille dans le passage suivant :

Et quelle est la loi divine ? Veiller sur ce qui nous appartient en propre, ne pas revendiquer ce qui appartient à autrui, mais faire usage de ce qui nous est accordé sans regretter ce qui ne l’est pas ; si quelque chose nous est enlevé, le rendre sans barguigner et sur le champ, plein de reconnaissance pour le temps durant lequel nous en avons usé.[45]

Lorsque nous décidons de ne pas suivre ces prescriptions, ce qu’il nous est possible de faire, nous souffrons en conséquence. Nous souffrons, non pas parce que Dieu va nous frapper d’un éclair ou nous envoyer la peste, mais parce nous sommes préoccupés des choses qui ne sont pas nos affaires.

4. Remplir nos devoirs avec ordre (eutaktos) et suivre droitement dieu

Si le monde est une fête dont nous sommes les spectateurs, nous en sommes aussi acteurs. Dieu nous a attribué un rôle, c’est à nous de le jouer sans discuter, remplissant, les devoirs imposés par nos relations de manière ordonnée en suivant Dieu :

Mais tant que je continue à vivre à ton service, que veux-tu que je sois ? À Rome, à Athènes, à Thèbes, à Gyaros ? Seulement souviens-toi de moi quand j’y serai. Si tu m’envoies dans un endroit où il n’est pas possible de mener une vie d’homme conformément à la nature, je t’obéirai et j’irai, mais dans la pensée que tu me donnes le signal de la retraite ; je ne t’abandonne pas, au grand jamais ! Mais je comprends que tu n’as pas besoin de moi. Si par contre il m’est accordé de vivre conformément à la nature, je ne chercherai pas d’autre endroit que celui où je ne me trouve ni d’autres hommes que ceux avec qui je vis.[46]

Épictète indique qu’il faut accepter les conditions dans lesquelles nous sommes placés comme étant celles voulues par Dieu et en tirer le meilleur parti. Nous venons au monde entouré de parents, au sein d’une famille spécifique et dans un pays particulier. Nous devons nous efforcer d’honorer nos parents en dépit des erreurs qu’ils ont pu parfois commettre à notre égard et respecter les lois applicables dans le pays où nous vivons. Nous pouvons bien sûr combattre ces lois si elles ne sont pas conformes à la justice, mais il faut être prêt à en accepter les conséquences.

S’il existe des conditions où nous ne pouvons pas vivre en homme de bien, alors nous devons quitter cette vie comme si Dieu nous rappelait aux éléments de base dont nous sommes composés. Si au contraire il est possible de vivre conformément à la nature alors je dois m’efforcer de vivre à cet endroit et avec les gens qui s’y trouvent.

C’est une leçon importante sur la manière dont nous devons nous comporter. En dépit de la composante religieuse très forte de l’enseignement d’Épictète, le stoïcisme n’est pas une religion révélée. Ce n’est d’ailleurs même pas une religion, comme le rappelle Jean-Joël Duhot :

Si religieux qu’il soit, le stoïcisme n’est pas une religion. Il n’est donc pas en concurrence avec les cultes et la piété traditionnelle, de sorte qu’il s’y adapte en leur donnant une nouvelle profondeur […] Nous serions tentés de croire que l’allégorisme stoïcien tend à dissoudre le polythéisme religieux dans la physique, puisqu’il fait des dieux l’expression des propriétés du pneuma agent qui organise l’univers. La statue peut être trompeuse si on la prend pour une représentation réaliste, et le temple qui l’habite est aussi une œuvre humaine, mais loin de dévaloriser la piété, l’allégorisme trace à travers le culte une voie d’accès au divin. La physique, la piété cosmique, la ferveur personnelle et les cultes, loin de s’exclure, expriment sur des modes différents la relation de l’homme à Dieu.[47]

Dieu est à la fois dans le cosmos et en nous, dans notre raison ; il nous guide. Épictète affirme que nous devrions vouloir ou que nous devrions choisir ce que Dieu veut pour nous et il propose des pistes intéressantes pour guider les apprentis philosophes et quelques règles pour les éclairer dans leurs choix difficiles du quotidien.


[1] Epictète, Entretiens, I, 14, 9-10.

[2] Epictète, Entretiens, I, 3, 1-2 ; I, 9, 6.

[3] Epictète, Entretiens, III, 24, 2.

[4] Epictète, Entretiens, I, 17, 27 ; voir également III, 24, 3.

[5] Epictète, Entretiens, II, 18, 29.

[6] Epictète, Entretiens, I, 1, 12 ; voir également I, 6, 28-29, I, 25, 3 ; I, 29, 3-4 ; II, 16, 13-14 ; II, 23, 6-9 ; III, 24, 3 ; IV, 1, 100 ; I, 5, 34.

[7] Epictète, Entretiens, I, 16 ; voir également II, 14, 11 ; II, 23, 2-4 ; III, 17.

[8] Epictète, Entretiens, I, 16 « De la Providence » ; voir également III, 26, 28-37.

[9] Epictète, Entretiens, IV, 3, 9, III, 24, 60.

[10] Epictète, Entretiens, I, 14, 16 ; III, 10, 13 ; III, 22, 13-48 ; III, 4, 58 ; IV, 7, 9.

[11] Epictète, Entretiens, II, 6, 9-10 ; II, 7, 13 ; II, 16, 42 ; III, 1, 37 ; III, 24, 110 ; IV, 1, 99, IV, 3, 9, IV, 12, 11.

[12] Epictète, Entretiens, I, 12, 1-7 ; I, 20, 15 ; I, 30, 4, IV, 7, 20 ; Voir également le Manuel 53, 1-3.

[13] Epictète, Entretiens, I, 4, 32 ; II, 23, 5 ; III, 7, 26 ; IV, 4, 18 ; IV, 7, 9.

[14] Epictète, Entretiens, I, 14, 6 ; I, 17, 27 ; II, 8, 10-14.

[15] Epictète, Entretiens, I, 9, 5.

[16] Voir par exemple Saint Augustin.

[17] Voir, par exemple, Gabriel Germain, Épictète et la spiritualité stoïcienne, Points, 2006, p 107.

[18] Épictète, Entretiens, IV, 4, 29-31, trad. Muller.

[19]  En grec phusis, littéralement « croissance ». Chaque être individuel a sa propre phusis, sa propre façon de croitre, de se comporter et de se déployer selon ce qui est habituel et bénéfique pour l’espèce à laquelle il appartient.

[20] Cicéron, De natura deorum, XXII, trad. Duhot.

[21] Lire notamment Épictète, Entretiens, I, 16 « De la Providence ».

[22] Cicéron, De natura deorum, XXII, trad. Duhot.

[23] Cicéron, De natura deorum, II, 28, trad. Duhot

[24] Épictète, Entretiens, II, 18, 29-30, trad. Muller.

[25] Épictète, Entretiens, I, 1, trad. Muller.

[26] Épictète, Entretiens, I, 1, 7-9, trad. Muller.

[27] Épictète, Entretiens, I, 1, 10, trad. Muller.

[28] Épictète, Entretiens, I, 17, 27, Trad. Muller.

[29] Épictète, Entretiens, II, 8, 10-12, Trad. Muller.

[30] Épictète, Entretiens, I, 6, 13-15, Trad. Muller.

[31] Épictète, Entretiens, I, 6, 16-18, Trad. Muller.

[32] Épictète, Entretiens, I, 6, 19-22, trad. Muller.

[33] Épictète, Entretiens, IV, I, 104-106, trad. Muller.

[34] Jean-Joël Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, Bayard, 1996, p. 117 et p. 122.

[35] La comparaison qui suit figure aussi dans Cicéron (Tusculanes, V, 3, 9), qui l’attribue à Pythagore.

[36] Épictète, Entretiens, II, 14, 23-29, trad. Duhot.

[37] Épictète, Entretiens, I, 16, 15, trad. Muller.

[38] Épictète, Entretiens, IV, 4, 39-40, trad. Muller.

[39] Jean-Joël Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, Bayard, 1996, p. 94.

[40] Du grec ὠφέλιμος, trans. ophelimos : utile, au sens de avantageux ou de bienfaisant.

[41] Épictète, Entretiens, II, 8, 1-5, trad. Muller.

[42] Épictète, Entretiens, IV, I, 86- 87, Trad. Muller.

[43] Épictète, Entretiens, IV, I, 89- 90, Trad. Muller.

[44] Épictète, Entretiens, IV, 3, 10-12, trad. Muller.

[45] Épictète, Entretiens, II, 16, 28, trad. Muller ; voir aussi I, 14, 16 et IV, 12,15.

[46] Épictète, Entretiens, III, 24, 99-102, trad. Muller.

[47] Jean-Joël Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, Bayard, 1996, p 87-88.


Crédits: Photo de Klemen Vrankar sur Unsplash

3 commentaire

  1. Article qui aborde un thème passionnant. Je nuancerai l’affirmation que « Dieu réside dans notre raison » cependant, car le terme « raison » qui renvoie pour certains philosophes, uniquement au calcul, ne saurait être « divin » si l’on considère la raison au sens moderne de faculté de calcul et de raisonnement logique. Parler d' »esprit » ou d' »âme » serait peut-être à mon sens plus pertinent pour traduire « logos ». Car il y a une mauvaise interprétation contemporaine du stoïcisme notamment dans la Sillicon Valley, qui consisterait à être un « stoïcien rationnel », voire « scientiste » qui vit dans la logique, le calcul froid et l’indifférence, sans aucun mysticisme, sans aucune religiosité, sans aucune profondeur. Cet article va dans le sens inverse et reflète donc mieux le stoïcisme tel qu’il était et qu’il est censé être : un profond mysticisme, et bien que le mot ne soit, d’une façon très étonnante, jamais employé pour désigner le stoïcisme : une spiritualité, et une spiritualité occidentale. Merci pour cet article qui confirme mon hypothèse que j’avais qui est la suivante : le stoïcisme est politiquement une lutte contre la tyrannie, mais plus généralement une lutte contre le tyrannie sous toutes ses formes, et toutes les tyrannies sont avant tout intérieures. La véritable « lutte politique », mal comprise, là encore, par les « modern stoic », ne peut qu’être intérieure, en somme. Principalement, en tout cas. Les actions extérieures sont accessoires, sont nécessaires, avec tempérance je trouve, dans des sociétés où nous sommes dans l’excès d’actions pour l’action, avec un cruel manque d’introspection. Le stoïcisme est aussi une réponse à l’exubérante et rocambolesque attitude de beaucoup face aux actualités médiatiques : l’hystérie collective face à l’élection démocratique de Trump, mais aussi l’éco-anxiété face au « dérèglement climatique », et les conflits en Palestine et en Ukraine, qui sont des événements voulus par la Providence. Rappelons que le stoïcien travaille principalement selon Epictète à, non pas « accepter » les choses telles qu’elles sont, comme le disent les « modern stoic », mais à « vouloir » les événements tels qu’ils arrivent (Manuel) c’est-à-dire vouloir tout ce qui se passe dans le monde exactement comme cela se passe, puisque c’est la volonté de Dieu. Loin d’être de la passivité, c’est vouloir activement ce qui se passe afin de mieux user de notre volonté dans ce qui relève de notre pouvoir, une volonté pleine d’énergie puisque accordée à celle divine en voulant les choses extérieures comme elles sont. C’est aussi exactement ce qui est proposé et enseigné dans la psychothérapie de la méthode Vittoz : vouloir les événements comme ils arrivent, « et le cours de ta vie sera heureux » nous dit Epictète dans le Manuel. Ce qui, on le sait moins, a pour effet d’éviter le gaspillage de notre énergie psychique dans les choses extérieures, et donc d’avoir une pleine énergie dans notre volonté pour ce qui relève de notre pouvoir, pour être pleinement actif dans notre rôle dans la cité. C’est donc la condition nécessaire à toute politique. Le poète français Charles Péguy disait « Tout commence en mystique et finit en politique ». Arrien qui a écrit ces Entretiens et ce Manuel deviendra un acteur politique très actif suite à cette pratique stoïcienne.

  2. Spinoza dit bien « Deus sive Natura » autrement dit Dieu n’existe pas seule la Nature existe, éternelle et infinie. Nous devons vivre suivant notre nature voilà le message essentiel du stoicisme. Il faut s’assumer, se dresser et s’affirmer comme être humain en l’absence de toute divinité.

    1. Plus exactement l’expression latine reprise par Spinoza « Deus sive Natura » ou « Deus seu Natura » (en latin : « Dieu ou la Nature », ou encore, d’une façon moins littérale, « Dieu, c’est-à-dire la Nature ») lui permet d’identifier Dieu à une Nature « nécessaire » dans le Le Traité théologico-politique et l’Éthique en un concept de Dieu-Nécessité par lequel le philosophe se rapproche du panthéisme.

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