Le stoïcisme: une philosophie pour notre temps ?

Cet article reprend le texte d’une conférence prononcée le 1er décembre 2005 à la Commission Littérature de l’Académie du Var.


Le stoïcisme mérite à bien des égards notre attention, et lui consacrer cette conférence s’impose absolument.

1° C’est de toutes les écoles de philosophie de l’Antiquité celle qui a connu la durée de vie la plus longue. Près de six siècles séparent en effet Zénon de Citium, fondateur de l’école stoïcienne au IVème siècle av. J-C, et Marc Aurèle, dernier grand stoïcien romain au second siècle après J-C.

2° Le stoïcisme est en Grèce un courant philosophique qui apparaît à l’époque de l’effondrement de la civilisation hellénique. A Rome, c’est une école qui atteint son sommet quand l’empire romain commence son déclin.

Stoïcisme = philosophie pour époque troublée ? Philosophie pour notre temps ?

3° Le stoïcisme est une philosophie qui privilégie la dimension existentielle, c’est une philosophie qui nous propose un art de vivre. Or vous savez tous qu’après un long règne de philosophie théorique, intellectualiste, les philosophes n’hésitent plus aujourd’hui à remettre au premier plan cette dimension existentielle, cette recherche du bonheur. Cf. Comte-Sponville, les écrits de Pierre Hadot (par exemple La philosophie comme manière de vivre), ou Alain de Botton, auteur des Consolations de la philosophie auquel j’ai consacré un café-philo à La Garde.

4° Le stoïcisme est une philosophie de l’individu. Ce sont les stoïciens qui ont forgé cette notion d’individu telle que nous la concevons aujourd’hui encore.

Quatre bonnes raisons de se pencher sérieusement sur le stoïcisme, et cela d’autant plus qu’à l’instar des grandes philosophies, le stoïcisme est méconnu et souvent caricaturé.

Les images d’Épinal

– L’image de l’homme stoïque (problème des adjectifs en philosophie)

– La formule Sustine et abstine

– L’anecdote concernant Epictète la jambe dans l’étau

– Vigny et « la mort du loup » (« Gémir, pleurer, prier … »)

– Camus et « le mythe de Sisyphe »

L’homme stoïque serait l’homme qui reste de marbre au milieu d’un monde absurde, l’homme que rien n’atteint. Il y aurait donc une indifférence stoïcienne, le stoïcisme serait un art de la distance par rapport à tout ce qui agit sur nous.

Or nous allons voir que le véritable stoïcisme est infiniment plus subtil, qu’il est fort éloigné de ces simplifications abusives.

Le stoïcisme : une morale fondée sur une physique, sur une représentation de la nature

Les éléments

Les stoïciens distinguent to pan (le monde plus le vide) et to olon (le monde sans le vide).

Le monde est composé de deux principes : le principe passif, c’est-à-dire la matière considérée comme dépourvue de toute qualité, et le principe actif (le logos, ou dieu), qui est un principe corporel, un fluide générateur (logos spermaticos) qui s’étend à travers le tout et qui l’informe en lui donnant son unité. Le principe actif est semblable au Feu d’Héraclite, il met en mouvement la matière et la façonne de façon artiste. Le Feu produit les trois autres éléments : l’air, l’eau et la terre.

L’éternel retour

A la fin de la « grande année », tout retourne au Feu primordial : c’est l’ekpurosis, l’embrasement universel, puis tout recommence dans le même ordre.

« Il y aura à nouveau un Socrate, un Platon … Cette restauration ne se produira pas qu’une fois, mais plusieurs fois, ou plus précisément c’est éternellement que toutes choses seront restaurées. »

Némésius, Arnim., II, 695

L’individu et son « tonos »

L’individualité est une notion fondamentale et constitutive : chaque individu possède une « tension interne » (tonos) qui lui permet de conserver sa forme.

A l’exception de l’exprimable, du vide, du lieu et du temps, tout est corps, et tout est individu dans la physique stoïcienne.

La sympathie universelle

Comme le dit Sénèque, dans une phrase sur laquelle il a été souvent de bon ton d’ironiser, « Tout est dans tout ». L’exemple de la goutte de vin jetée dans la mer est la plus belle image de cette « sympathie universelle » :

Une tasse ou même une seule goutte de vin tombée dans la mer Egée ou la mer de Crète, atteindra l’Océan et la mer Atlantique non pas en les touchant superficiellement, mais en se répandant dans toutes les dimensions, en profondeur, en largeur et en longueur. C’est ce qu’admet d’ailleurs Chrysippe qui écrit au premier livre des « Recherches physiques » : « Rien ne s’oppose à ce qu’une goutte de vin se mélange à la mer » ; et pour que nous ne nous étonnions pas, il dit que « grâce au mélange la goutte s’étendra au monde entier ».

Plutarque, Not. Com., XXXVII

Il s’agit là d’une vision fort proche de la physique la plus contemporaine.

Dieu

Le monde étant un tout parfaitement un, il n’y a qu’un Dieu unique, intelligent, immortel et bienheureux. Les dieux multiples ne sont que les différents noms donnés aux multiples aspects de la puissance divine.

Ils disent aussi que Dieu reçoit des noms différents selon les changements divers que subit la matière dans laquelle il passe tour à tour.

Plutarque, Op. Ph., I, Ch. VII

Cf. l’hymne à Zeus de Cléanthe (l’un des plus beaux textes du stoïcisme grec).

La psychologie stoïcienne

Loin d’être une philosophie de la passivité, le stoïcisme nous propose de multiples techniques qu’on appellerait aujourd’hui psychologiques, afin de subir le moins possible les événements qui nous affectent, et de rester le plus autonome possible en concentrant nos efforts sur les seuls domaines où nous avons la capacité d’être efficaces.

Il s’agit d’agir au niveau des représentations. Les techniques stoïciennes sont très proches des techniques proposées par le bouddhisme.

Il y a ce qui dépend de nous. Il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ; mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage.

Épictète, Manuel, 1, 1-3

Comprendre le fatalisme stoïcien

Le fatalisme ne conduit nullement à la passivité

Cf. la réponse de Chrysippe à l’argument paresseux par la théorie des confataux. Ignorant lequel de ces quatre scénarii m’est destiné :

1° Je suis malade / J’appelle le médecin / Je guéris

2° Je suis malade / J’appelle le médecin / Je meurs

3° Je suis malade / Je n’appelle pas le médecin / Je guéris

4° Je suis malade / Je n’appelle pas le médecin / Je meurs

Il serait illogique de ne pas appeler le médecin sous prétexte que mon sort est déjà scellé.

Le fatalisme stoïcien est l’expression d’un rationalisme indiscutable

Cf. Leibniz et sa distinction des trois fatalismes : Fatum mahumetanum, Fatum stoïcum, Fatum christianum.

Le fatalisme stoïcien (qu’il vaudrait peut-être mieux dénommer « nécessitarisme ») est inséparable de la notion de « sympathie universelle » évoquée plus haut. Il s’agit d’accepter les liens qui nous unissent à l’infinité de la nature. En cela, il s’agit d’une vision beaucoup plus rationnelle que la folle théorie (mérite-t-elle vraiment ce nom ?) du libre-arbitre.

Voilà donc deux raisons pour lesquelles il faut aimer ce qui t’arrive : l’une, que c’est pour toi que la chose s’est faite, qu’elle était ordonnée pour toi, qu’elle t’appartenait en quelque sorte, filée qu’elle était de tout temps avec ta destinée, en vertu des causes les plus antiques ; l’autre, que même ce qui arrive à chaque homme en particulier est cause du succès, de l’accomplissement des vues de celui qui gouverne l’univers, et, par Jupiter ! de la durée même du monde. En effet, le tout lui-même serait mutilé si tu retranchais la moindre des parties, la moindre des causes qui constituent son ensemble et sa continuité : or, c’est en retrancher quelque chose, autant qu’il est en soi, que de montrer de la répugnance à te soumettre ; c’est en quelque façon retrancher l’accident du monde.

Marc Aurèle, Pensées, livre V, 8

Le cosmopolitisme stoïcien

La sympathie universelle a pour corrélat le fait que les homes sont tous « citoyens du monde ». Le sage, loin de s’isoler dans une tour d’ivoire, est naturellement porté vers la vie en commun. Le monde est la Cité divine où règne la loi de la nature. Tous les hommes sont donc frères en tant qu’ils sont doués de raison et destinés à la vertu.

« Si la pensée nous est commune, la raison qui fait de nous des êtres raisonnables nous est aussi commune ; et s’il en est ainsi, la raison, qui ordonne ce qui est à faire ou non, nous est commune ; par conséquent, la loi aussi est commune ; s’il en est ainsi, nous sommes des citoyens ; donc nous avons part à un gouvernement, et par conséquent le monde est comme une cité ; car à quel autre gouvernement pourrait-on dire que tout le genre humain a part ? »

Marc Aurèle, Pensées, IV, 4

Conclusion

Stoïcisme = morale de l’union de l’homme avec la nature (dimension écologique)

Stoïcisme = morale de la culture de soi (dimension individualiste)

Stoïcisme = morale de la fraternité planétaire (dimension des « droits de l’homme »)

Quelle autre philosophie peut nous offrir une morale aussi contemporaine ?


Crédits: Photo by Darryl Low on Unsplash.

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