Le concept stoïcien du bonheur (eudaimonia)

Le texte ci-dessous est un extrait du livre de Donald Robertson, Stoicism and the art of Happiness, Londres, Teach yourself, 2013, p. 59-60. Traduction de l’anglais par Elen Buzaré. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.


 

L’eudaimonia est donc la promesse de la philosophie ancienne. Le mot eudaimonia est habituellement traduit par « bonheur », bien que cela n’en rende pas très bien le sens philosophique. Il se réfère plus à la qualité globale de la vie de quelqu’un plutôt qu’à sa bonne humeur. Des traductions modernes alternatives incluent donc la « bonne fortune », la « prospérité », la « béatitude », le « bien-être » ou l’ « épanouissement », etc. Un ancien dictionnaire de termes philosophiques attribué à Platon, mais probablement écrit par ses successeurs immédiats le définissait comme suit :

  • Un bien constitué de tous les biens
  • La capacité de se suffire à soi-même pour bien vivre
  • La perfection dans la vertu
  • Le fait pour un vivant de se suffire à soi-même dans la conduite de son existence
    (Définitions, eudaimonia)

Il s’agit cependant par essence de la condition bénie ou glorieuse de quelqu’un qui vit une bonne vie. Alors que pour d’autres écoles philosophiques cela peut impliquer une personne qui jouit d’une bonne fortune, pour les stoïciens, être une bonne personne et avoir une bonne vie sont synonymes. Le corps et les choses extérieures sont complètement sans importance (« indifférents ») au regard de l’eudaimonia. Le bonheur et le malheur consistent en la manière dont nous répondons aux évènements, et l’usage que nous en faisons.

Pris littéralement, le mot eudaimonia signifie en réalité « avoir un bon daimôn », l’étincelle ou l’esprit divin à l’intérieur de nous – nous dirions aujourd’hui « être de bonne humeur »[1]. En termes théologiques, Chrysippe interprétait donc l’eudaimonia comme la vie avec un cours harmonieux qui vient du fait d’amener notre daimôn, notre esprit le plus intime, en harmonie complète avec la volonté de Zeus et d’amener notre jugement en accord complet avec notre destin. Des siècles plus tard, Marc-Aurèle interprétera le mot d’une façon similaire, en faisant référence à la perfection de l’étincelle divine en nous ou faculté directrice, en accord avec la nature.

« L’eudaimonia est une condition philosophique dans laquelle une personne d’excellent caractère vit de façon optimale, florissante, étant admirablement bien et profitant constamment du meilleur état d’esprit que les êtres humains puissent atteindre. Les stoïciens en particulier considéraient la réalisation complète d’une telle condition comme presque impossible et pourtant si digne de lutter pour elle, au point qu’aucun être humain ayant saisi son attrait ne voudrait se contenter de moins. » (Long, 2002, p 193)

En fait ils disaient que le sage parfait, qui a atteint l’eudaimonia, devait être aussi rare que le Phénix éthiopien – qui est sans aucun doute très rare ! D’un autre côté, comme l’a dit Pierre Hadot, les anciens stoïciens auraient volontiers appelé le monde « une machine à fabriquer des sages » (Hadot, 1998, p 161). Les stoïciens croyaient que la nature voulait que nous nous épanouissions et que nous nous perfectionnions, et que la vie nous a été donnée dans le but de nous permettre de nous achever en excellant en accord avec la vertu. La nature a planté en nous-même la faculté de rêver et d’envisager un être humain idéal comme s’il existait, appelé le « sage » ou « homme sage » par les stoïciens, et de cette manière, de naviguer vers ce but éloigné.

Quelle différence y a-t-il donc, si elle existe, entre l’eudaimonia et la vertu dans la philosophie stoïcienne ? D’après ce qu’on dit, Chrysippe disait que même si une personne agit avec vertu, sa vie n’est cependant pas encore heureuse, mais que le bonheur lui « survient » lorsque ses actions sont sûres et arrêtées, à travers des connaissances saisies fermement (Anthologie, 5.907).

Comme nous le verrons, les stoïciens font également référence à des « passions saines », qui surviennent de façon automatique avec la vertu. Zénon disait que les bonnes choses incluent des vertus variées, mais également selon certains récits les « passions saines » (eupatheiai) telles que la « joie et la bonne humeur, la confiance et le souhait ». Des siècles plus tard, Musonius Rufus enseignera que lorsque nous agissons vertueusement selon notre nature, « une disposition gaie et une joie sûre accompagne automatiquement ces attributs » (Diatribe 17). C’est une surprise pour quelques personnes d’apprendre que le stoïcisme était conçu comme étant fondamentalement une philosophie de vie gaie et joyeuse !


[1] Cette traduction en français de l’expression « being in good spirits » ne peut rendre le jeu de mot de l’auteur sur le mot « spirits ».

7 commentaire

  1. Vous auriez des auteurs stoïciens et des œuvres particulières à me conseiller ?
    J’ai déjà lu Marc-Aurèle et les pensées pour moi-même
    Et j’ai lu Hadot : qu’est-ce que la philosophie antique, exercices spirituels.

    Que lire d’autres afin de mettre en pratique la pensée stoïcienne ?

    1. Bonjour,
      Vous trouverez sur cette page des conseils de lecture pour commencer l’étude de la philosophie stoïcienne: http://stoagallica.fr/?page_id=310
      Vous y trouverez à la fois des textes stoïciens et des commentateurs modernes du stoïcisme.
      Si vous avez déjà lu les Pensées de Marc Aurèle, vous lirez avec intérêt l’introduction aux Pensées de Pierre Hadot, aussi intitulé La citadelle intérieure. Et puis si vous ne le connaissez pas encore, lisez le Manuel d’Epictète, puis les Entretiens d’Epictète, qui regorgent de conseils pratiques pour vivre en philosophe.
      En espérant vous avoir aidé, je vous souhaite une excellente journée, et de bonnes lectures stoïciennes!

      1. Merci beaucoup !

  2. […] [xvii] Elen Buzaré, « Le concept stoïcien du bonheur (eudaimonia), par Donald Robertson ». Publié sur Stoa Gallica le 23 janvier 2020. Consulté le 14 avril 2020. Lien: http://stoagallica.fr/?p=340. […]

  3. […] Le concept stoïcien du bonheur (eudaimonia), par Donald Robertson […]

  4. Bonjour, je suis étudiant en cycle doctorale et mes recherches sont orientées sur la réception actuelle de l’idée de bonheur chez Marc-Aurèle.
    Quels conseils pourriez-vous me donner pour mener à bien ces recherches ?
    Merci d’avance.

    1. Bonjour,
      je vous conseille de parcourir les articles de blog et les publications des chercheurs qui appartiennent au mouvement du stoïcisme contemporain (modern stoicism en anglais). En anglais, vous trouverez de nombreuses sources sur le blog de l’association Modern Stoicism (https://modernstoicism.com/articles/), mais aussi sur les blogs de Massimo Pigliucci (https://howtobeastoic.wordpress.com/) ou Donald Robertson (https://donaldrobertson.name/), qui vient de publier un ouvrage consacré à l’empereur philosophe: How to think like a roman emperor? Les ouvrages de John Sellars sont également pertinents.
      En français, je vous conseille de confronter la lecture des Pensées de Pierre Hadot défendue dans son Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, et la lecture de Pierre Vesperini, publiée dans Droiture et mélancolie, deux approches divergentes sur le même auteur.
      En espérant que ces quelques éléments vous donnent quelques pistes de recherche, je vous souhaite une très bonne journée.

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