La philosophie stoïcienne exhorte à réaliser la dimension de sagesse que nous portons tous mais que nous avons à développer. Ce développement se fait par un travail sur soi de purification (katharsis) de nos jugements afin que nous ne soyons plus soumis aux « mouvements de l’âme », c’est-à-dire les affects comme nos émotions, nos sentiments, nos humeurs, nos pulsions, etc. Nous devons, comme le disait Platon, devenir « le cocher de notre âme »[1]. Cette katharsis[2], ou restructuration cognitive[3], est le produit naturel de l’attention à soi ; or, ce processus n’est pas facile, demande du temps, de la patience et du courage. Il est possible de le comparer à un chemin (hodos) avec plusieurs étapes sur lequel nous sommes tous plus ou moins avancés. Dans la terminologie stoïcienne, celui qui est en progrès (le prokoptôn[4]), compte encore parmi la foule des personnes ignorantes de la philosophie (idiôtikos, apaideutos), mais il est malgré tout séparé d’elles par un grand intervalle.  Même entre ceux qui sont en progrès, on note de grandes différences. Sénèque, dans sa lettre 75 à Lucilius, indique que certains partagent ces progressants en trois catégories, au-dessus des personnes ignorantes d’une part, et en-dessous du sage, d’autre part[5] :

SophosAnthropos Sophia Etat de tranquillité de l’âme et, toute erreur étant bannie, une totale liberté : le sage ne craint pas les hommes, ne craint pas les dieux, ne veut rien d’immoral, rien d’immodéré. Il a tout pouvoir sur lui-même.  
Prokoptôn  1er  degré Ce groupe réunit ceux qui ne possèdent pas la sagesse mais sont établis dans son voisinage : « Ils ne savent pas qu’ils savent »6. Ils ont définitivement échappé aux maladies de l’âme (morbi, nosèmata), mais ressentent encore des affections (affecti, pathè)7. Ils sont encore sur une pente glissante, mais à l’égard des maux qu’ils ont fui, une rechute est impossible.  
2ème degré Ce groupe réunit ceux qui se sont délivrés des maladies (morbi, nosèmata), et des affections (affecti, pathè) les plus graves. Restriction : la sécurité qu’ils ont est précaire, ils risquent des rechutes. 
3ème degré Ce groupe échappe à bon nombre de maladies (morbi, nosèmata) et d’affections (affecti, pathè) considérables, mais pas à toutes :
– on est libre de l’avarice mais on reste sensible à la colère 
– on est plus sollicité par les plaisirs, on l’est encore par l’ambition 
– on ne convoite plus, mais on appréhende encore dans la peur,
– dans la peur, même si on sait tenir tête à certaines menaces, on succombe à d’autres 
– on méprise la mort et on tremble devant la douleur.  
Idiôtês, phaulos 4ème degré Personne sans éducation philosophique (idiôtikos, apaideutos). Les personnes appartenant à ce groupe, sujettes aux troubles mentionnés plus haut, n’ont pas les outils pour s’en défaire, contrairement aux progressants, dont l’entrée en philosophie leur permet de combattre certaines de ces affections ou maladies avec plus ou moins de réussite.  

Sénèque ajoute dans la même lettre 75 que le groupe des progressants du 3ème degré mérite quelques réflexions. Il écrit en effet : « Nous n’aurons pas à nous plaindre, si l’on nous accorde l’entrée dans ce groupe : il faut de grands dons naturels, une grande et perpétuelle contention d‘étude pour atteindre au deuxième degré ; mais la troisième nuance elle-même ne mérite pas de mépris. Songe à toutes les méchancetés que tu vois se faire autour de toi ; regarde combien peu il est de forfaits sans exemple ; comme de jour en jour la perversité progresse ; combien de manquements sont commis soit dans la vie publique soit dans la vie privée. Tu comprendras que nous obtenons suffisamment en ne comptant pas parmi les pires »[8].


[1] Platon, Phèdre, 246a-249c. Dans ce passage, Platon rapporte un mythe concernant la vie de l’âme avant son incarnation. Ce mythe représente notamment le travail nécessaire à l’intérieur de chaque âme individuelle afin de garantir l’harmonie entre les trois parties de l’âme : la partie courageuse doit en effet s’allier avec la partie rationnelle pour contenir la partie désirante, tout comme le cheval blanc (courage) doit s’allier avec le cocher (raison) pour contenir les élans impétueux du cheval noir (désirs). Cette harmonie des trois parties de l’âme, que Platon nomme « justice », permet à l’attelage ailé (c’est-à-dire à l’âme) de contempler les réalités véritables (les Idées platoniciennes), au lieu de retomber sur terre par manque d’harmonie.

[2] Epictète, Entretiens 4.11.5-8.

[3] L’expression « restructuration cognitive » ou « katharsis cognitive » vient de Donald Robertson, qui compare celle-ci à la « distanciation » de la thérapie de Aaron Beck qui consiste en l’aptitude à regarder ses pensées objectivement. A. Beck entendait par le terme « distance » la capacité à regarder une position par le terme « je crois » plutôt que « je sais ». Il décrivait la distanciation comme étant l’aptitude pour une personne à considérer ses pensées comme des hypothèses et, en conséquence, à prendre du recul et à observer ses pensées à distance (Donald Robertson, The philosophy of cognitive-behavioural therapy (CBT), p158-159, Karnac, 2010).

[4] Voir la définition sur la page regroupant les concepts clés du stoïcisme.

[5] Sénèque, Lettres à Lucilius, 75.

[6] Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, trad. P. Veyne.

[7] Voir la définition de ces deux termes grecs sur la page regroupant les concepts clés du stoïcisme : pathos (πάθος) / affectus, us (en latin) : passion, émotion, affect ; impulsion déraisonnable qui excède l’harmonie de la raison, tant de l’homme que du monde, et est pour cela contre nature; mouvement de l’âme injustifiable, soudain, impétueux; impulsion découlant d’un faux jugement, lui-même basé sur une mauvaise compréhension de ce qui est vraiment bon. La passion est parfois directement assimilée à ce faux jugement. Lorsque ces mouvements passionnels de l’âme sont répétés et négligés, ils génèrent les maladies de l’âme (nosèmata), comme un rhume simple et accidentel produit une toux passagère, une infection des voies respiratoires mal soignée une toux continue et chronique.

[8] Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, trad. P. Veyne.


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3 commentaire

  1. […] [xxi]  Lire en complément : Elen Buzaré, « Le chemin philosophique ». Publié sur Stoa Gallica le 17 février 2020. Consulté le 14 avril 2020. Lien : http://stoagallica.fr/?p=386. […]

  2. […] [xxiii] Elen Buzaré, “Le chemin philosophique”. Publié sur Stoa Gallica le 17 février 2020. Consulté le 7 mai 2020. Lien: http://stoagallica.fr/?p=386. […]

  3. Merci pour cet article fort intéressant, dont la thématique est, à mon sens, fort passionnante. J’ignorais qu’il y avait ces plusieurs stades dans le progrès vers la sagesse, aussi clairement mentionnés, dans la littérature stoïcienne. Lisant Epictète, je n’en avais pas connaissance. Je n’ai donc pas encore lu cette lettre de Sénèque et je n’avais guère connaissance de ces « stades » si précis, avant la lecture de cet article. Le seul bémol de cet article que je pourrais remarquer, c’est qu’il est court !

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