Amour et compassion selon Epictète

Ce texte est une traduction en français, par Elen Buzaré, de l’article de William O. Stephens, « Epictetus on How the Stoic Sage Loves », Oxford Studies in Ancient Philosophy, XIV (1996), p.193–210. Nous remercions l’auteur de cet article de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.


Amour et compassion selon Epictète

Par William O. Stephens

Alors que beaucoup d’excellentes études ont été réalisées sur la doctrine stoïcienne des émotions en général[1], et quelques travaux sur la conception stoïcienne de l’amitié[2], on trouve très peu d’études systématiques sur l’idée que se faisaient les stoïciens du spectre des émotions décrites par notre terme contemporain « amour ».

De quel « amour » le sage stoïcien (phronimos) est-il capable ? Le Caton de Cicéron déclare : « Et même l’amour, s’il est chaste, n’est pas, selon eux, étranger au sage. »[3]

Sénèque dit :

Je trouve bien fine la réplique de Panétius à un tout jeune homme désireux de savoir si l’amour sera le fait du sage. « Pour le sage, lui dit-il, c’est à voir. Pour toi et moi, qui sommes encore loin de l’état de sagesse, gardons-nous bien de tomber à la merci d’une passion orageuse, emportée, esclave d’autrui, vile à ses propres yeux » (Lettres à Lucilius, 116.5, traduction Paul Veyne).

Une source abondante, mais largement négligée, sur l’amour stoïcien peut être trouvée chez le stoïcien tardif Épictète. Chez Épictète, les termes grecs utilisés pour traduire le concept de l’amour chez le sage stoicien sont les verbes stergein, philein et chairein, le nom philostorgia et l’adjectif philostorgos. Nous souhaitons montrer ici que, d’après Épictète, (1) le sage aime authentiquement (stergein) et montre de l’affection (philostorgos)à sa famille et à ses amis ; 2) que seul le sage stoïcien est à proprement parler, capable d’amour – c’est à dire que lui seul a le pouvoir d’aimer (philein) ; et (3) que le sage stoïcien aime d’une façon fortement rationnelle qui exclut l’amour passionné, sexuel, « érotique » (eros).

En condamnant toute forme d’eros comme étant une forme de pathos inacceptable, Épictète se range du côté de Cicéron et des autres stoïciens romains, Sénèque et Musonius Rufus, et contre les stoïciens grecs des origines. La conception de l’amour d’Épictète, qui exclut la passion érotique inévitablement excessive et incontrôlable qui met en danger la sérénité mentale, met au contraire l’accent sur la joie sobre et purement rationnelle liée à l’affiliation interpersonnelle. Le compte rendu d’Épictète sur la façon d’aimer du sage stoïcien est, nous pensons, plus cohérent et moins problématique que celui des stoïciens grecs.

Épictète explique que le stoïcien identifie son propre bien avec le noble, l’honorable et le juste. C’est pourquoi la préservation des relations naturelles et acquises du stoïcien est nécessaire pour conserver sa prohairesis dans un état de santé, c’est à dire en accord avec les normes de la nature. Ainsi, la conduite vertueuse envers les autres est requise pour la préservation de cet état et de sa sérénité intérieure (eudaimonia). De plus, Épictète soutient que le stoïcien ne doit pas être insensible comme une statue puisqu’il est par nature affectueux (philallelos), doux (hemeros), fidèle (pistos), serviable (sunergetikos) et aimant, et qu’il doit être par conséquent naturellement amené à remplir tous ses devoirs sociaux, familiaux et civiques comme un être humain dont le fonctionnement de l’esprit est harmonieux et sain.

Néanmoins, il ne doit pas laisser ses sentiments pour les autres troubler cette sérénité mentale car :

Voici à peu près comment nous représentons la tâche du philosophe : il doit adapter sa propre volonté à tous les évènements, de façon que rien n’arrive contre notre gré et que rien ne manque d’arriver si nous voulons que cela arrive. D’ou il résulte pour ceux qui ont ainsi compris cette tache, qu’ils ne sont point déçus dans leurs désirs, qu’ils ne doivent point subir ce qu’ils ont en aversion, qu’en ce qui les concerne, ils passent une vie exempte de peine, de crainte, de trouble, observant vis à vis du prochain l’ordre des relations naturelles et acquises : relation de fils, de père, de voisin, de compagnon de route, de chef, de sujet (Entretiens, II, 14, 7, trad. E. Bréhier et P.M. Schuhl).

Mais comment le stoïcien peut-il entretenir ses relations avec les autres personnes sans être insensible et pourtant, dans le même temps, ne pas être terriblement affecté lorsque les personnes qui lui sont chères souffrent ou disparaissent ?

Épictète nous dit que non seulement la tendre affection (philostorgia) pour nos enfants est naturelle mais que, de plus, une fois devenus parents, il n’est pas en notre pouvoir de ne pas aimer (stergein) nos enfants. Alors, comment le stoïcien peut-il aimer ses enfants dans le sens ordinaire que nous donnons à ce terme, sans en même temps ressentir de la peine et de l’angoisse lorsqu’ils sont blessés ?

Pour résoudre ce dilemme, nous devons tout d’abord faire la distinction entre les sentiments naturels du stoïcien – l’affection, la gentillesse, la serviabilité, etc. – qui sont entièrement positifs d’une part, et les sentiments qui détruisent sa sérénité mentale d’autre part.

Par exemple, dans la perspective stoicienne, la mort d’un enfant, qui génère la douleur – une passion qui détruit la sérénité intérieure – n’est pas naturelle dans le sens d’être appropriée. Bien plus, une telle douleur passionnelle est seulement « naturelle » dans le sens où il s’agit d’une réponse affective typique des non- stoïciens.

Épictète nous dit que l’affection (to philostorgon) et la tendresse (sterktikon) familiale sont des sentiments humains naturels qui sont compatibles avec ce qui est raisonnable : ce ne sont donc pas des « passions » (pathe). On n’attend pas du stoïcien qu’il soit dépourvu de ces sentiments naturels et positifs que de toute évidence Épictète classerait parmi les « bons sentiments » (eupatheiai) du stoïcisme orthodoxe. Cependant, on attend de lui qu’il ne soit pas victime de ces émotions trop intenses, ou passions, qui détruisent son imperturbabilité (ataraxia, euroia) et son apatheia.

Michael Frede en vient à la même conclusion en observant que les stoïciens rejettent la vision aristotélienne des pathe car « ils pensent aussi qu’il est scandaleusement trompeur de penser les pathe comme étant des affections de l’âme passives. Ces affections sont des pathe dans le sens où l’on peut les considérer comme un mal ou une maladie. Ainsi, ce sont des maladies de l’âme que nous devons guérir »[4]. En conséquence, il est possible de décrire le stoïcien comme étant sans passions mais certes pas insensible.

Épictète soutient que seule la philosophie stoïcienne peut en réalité produire en nous la paix de l’esprit en éliminant eros, la peine, l’envie et les autres passions.

Cicéron rapporte :

Les stoïciens ne vont-ils pas même jusqu’à dire du sage « qu’il a une disposition à aimer » et de l’amour, qu’il est « une tension de l’âme vers un lien d’amitié, amitié inspirée par une certaine idée de la beauté » ? J’admets d’ailleurs que si la nature a produit un sentiment qui soit libre d’inquiétude, de regret, de souci, de soupçon, c’est bien ce sentiment là. Parce qu’il est libre de tout désir sexuel. (Tusculanes, 4, 7 ; trad. E. Bréhier et P.M. Schuhl)

Tout comme Cicéron explique que le sage aime sans libido (luxure), Épictète soutient que le sage aime sans eros. Bonhoffer défend tout à fait justement selon nous l’idée qu’Épictèterejette eros du fait qu’il s’agit d’une passion de l’âme : eros est par conséquent interprété comme une émotion qui détruit la paix intérieure et le véritable bonheur. Cependant, il se trompe en écrivant qu’Épictète est en accord avec la Stoa des origines.

Long et Sedley écrivent : « le terme pathos comprend non seulement les émotions, évidemment turbulentes, du désir sexuel, de l’ambition de la jalousie, etc., mais aussi des états d’esprit tels que l’indécision, la méchanceté et la pitié, le tout classé sous l’une des quatre passions primordiales : appétit, plaisir, peur, et détresse »[5]. Ainsi, bien qu’ils ajoutent que « la passion est, par là même, donnée comme un état malsain de l’esprit, qui n’est pas synonyme de l’émotion du langage ordinaire »[6], Long et Sedley semblent être en accord avec Épictète pour considérer qu’eros, le désir sexuel, est une « émotion turbulente » que le sage stoïcien doit rejeter.

Épictète critique la personne qui revendique le fait d’être en état « d’amour érotique » comme excuse pour être incontinent et il a pitié de celle qui est contrainte par eros à agir contrairement à son intérêt du fait d’une faiblesse décrite comme étant quelque chose de violent et d’une certaine façon divine. Il peut sembler étrange qu’Épictète puisse donner de la dignité à eros en lui accordant qu’il est « en quelque sorte divin » tout en le condamnant par ailleurs. Cependant, sa remarque est tout à fait en accord avec la tradition stoicienne selon laquelle « le pouvoir d’eros n’est pas pure malveillance, mais un ancien pouvoir cosmique, une force divine »[7].

Cependant, la question demeure : comment le stoicien peut-il aimer les autres d’une façon qui ne lui causera ni angoisse ni inquiétude ? En d’autres termes, comment le stoïcien aime-t-il son prochain sans permettre à cet amour de devenir « un état malsain de l’esprit » ?

Maintenir ses relations naturelles et acquises implique en partie de soulager la souffrance des autres en leur procurant support émotionnel et réconfort. Par exemple, Épictète cite des actes tels que soigner assidûment sa fille malade, et accompagner courageusement son fils lors d’un dangereux voyage comme étant des actes d’amour (philostorgon). Très souvent, les membres de notre famille ou nos amis sont troublés, se plaignent, ou sont malheureux et il serait durement insensible de notre part d’ignorer leur désespoir.

Mais qu’est supposé faire le stoicien lorsque, par exemple, sa mère ressent cruellement son absence ? Doit-il rester indifférent ?

– Mais ma mère pleure quand elle ne me voit plus.
Pourquoi donc n’a-t-elle pas appris ces leçons ? Et je ne dis pas qu’il ne faille point faire des efforts pour l’empêcher de se lamenter, mais qu’on ne doit pas vouloir à tout prix ce qui n’est pas à nous. Or le chagrin d’un autre n’est pas à moi. C’est mon propre chagrin qui est mien. Par conséquent, le mien, je le ferais cesser à tout prix, car cela dépend de moi ; pour celui des autres, j’essaierai, suivant mes forces, mais je n’essaierai pas à tout prix ; sinon, je combattrai contre les dieux, et je me mettrai en opposition avec Zeus, je serai en contradiction avec lui. Je me mettrai contre lui en tout (Entretiens, III, 24, 22-24).

Puisque les lamentations de ma mère appartiennent à la catégorie des « choses extérieures » qui ne sont pas en mon pouvoir, ce que je peux tenter de faire qui soit approprié, est de faire de mon mieux afin de soulager sa souffrance. La peine de cette dernière est de sa propre responsabilité, et non la mienne, car elle est la conséquence de son propre jugement au sujet des évènements extérieurs. Si je souhaite avoir le pouvoir de mettre fin à sa souffrance, alors c’est que je souhaite que la nature de l’Univers soit différente de ce qu’elle est. Cela voudrait dire que je souhaite à la fois avoir le contrôle sur mes propres jugements et les siens, en contradiction avec la façon dont Zeus a voulu que la nature soit. Je peux tout à fait et devrais tenter de soulager sa détresse, puisque ceci est en mon pouvoir. Le résultat de cette tentative de la consoler, en revanche, est hors de la sphère de ma prohairesis et ne me concerne pas à proprement parler. Si je souhaite devenir un stoïcien rationnel, alors je ne dois pas sacrifier ma propre sérénité au désir de mettre fin à la douleur de ma mère. En dernier ressort, il est en son pouvoir de déterminer si elle peut supporter ses troubles ou bien si elle continuera à ressentir de la peine. Sa peine est en son pouvoir et non le mien.

Ici, le comportement du stoïcien qui s’efforce de réconforter quelqu’un semble similaire à celui du non stoïcien compatissant qui essaie non seulement de soulager la peine d’autrui mais la partage également. La différence cruciale entre ces deux personnes n’est pas que le stoïcien est moins sincère que l’autre en souhaitant mettre fin à cette peine. Ils souhaitent tous les deux réellement que les souffrances de la tierce personne cessent, mais la différence réside que le stoïcien ne le désire pas « à tout prix » – c’est-à-dire qu’il ne sacrifiera pas sa propre imperturbabilité dans l’acte de consoler.

D’un autre côté, le non stoïcien bien intentionné mais malavisé partage la souffrance de l’autre personne :

Quand tu vois quelqu’un pleurer parce qu’il est en deuil, parce que son fils est absent, ou parce qu’il a perdu ce qui lui appartenait, veille à ne pas te laisser subjuguer par la représentation qu’il est plongé dans des maux extérieurs. Mais il faut que tu aies aussitôt sous la main que « ce n’est pas l’évènement qui accable cet homme (car personne d’autre n’en est accablé), c’est sa conviction [dogma] à son sujet ». Cependant, pourvu que tu t’en tiennes à ses paroles, n’hésite pas à te mettre à l’unisson et même, le cas échéant, à gémir de concert. Veille néanmoins à ne pas gémir intérieurement (Manuel, 16 ; trad. J-B. Gourinat)

Ainsi, le stoïcien va montrer de la compassion à l’infortuné malheureux, car ce dernier juge de façon incorrecte un événement comme étant un mal qui provoque sa souffrance, mais le stoïcien ne ressentira pas de compassion pour lui car cela soumettrait son âme à un pathos du fait du jugement erroné d’un autre. Le stoïcien montrera donc de l’empathie au moyen de ses mots et de son comportement extérieur tout en ne commettant pas l’erreur de succomber à l’état pathologique d’un autre en souffrant intérieurement[8] (note 28).

En conséquence, selon Épictète, nous devrions nous réjouir et partager la joie des autres, en revanche, nous ne devrions pas partager leur peine qui résulte d’un mauvais jugement selon lequel une chose extérieure est mauvaise :

Que ce qui, chez un autre, est contraire à la nature ne soit pas pour toi un mal, car tu n’es pas né pour partager l’abaissement, ou les infortunes des autres, mais leur heureuse destinée. Si quelqu’un est infortuné, rappelle-toi qu’il l’est par sa propre faute. (Entretiens, III, 24, 1-2)

Selon Épictète, chacun s’impose sa propre malchance et son malheur et résulte d’un mauvais jugement au sujet des choses – des jugements contraires à la nature. Par exemple, puisqu’il « est impossible pour un être humain de toujours vivre avec un autre [9], Épictète raisonne que souhaiter n’être jamais séparé d’un être aimé, et de pleurer et de se lamenter quand on en est effectivement séparé, est insensé et fait de nous des esclaves. C’est oublier l’ordre des choses et irrationnellement souhaiter l’impossible :

Oui, mais je désire que mes petits enfants et ma femme soient avec moi.
– Sont-ils à toi ? Ne sont–ils pas à qui te les a donnés ? A celui qui t’a créé ? Alors ne renonceras-tu pas à ce qui ne t’appartient pas ? (Entretiens, VI, 1, 107)

Tout ce qui est hors de notre prohairesis appartient à Zeus, car il est celui qui donne et qui reprend en exerçant son contrôle sur elles. Seules les choses qui dépendent de notre prohairesis nous appartiennent réellement et nous avons donc seulement droit de revendiquer ces dernières.

Même les propres membres de la famille d’une personne ne devraient pas être revendiquées comme étant ses possessions, car Dieu contrôle les circonstances extérieures de la vie et la vie de quelqu’un n’appartient à personne sauf à Dieu. C’est pour cette raison qu’Épictète croit que nous ne devrions pas dire que nous perdons quelque chose qui ne nous a en fait jamais réellement appartenu :

Ne dis jamais de quoi que ce soit : « Je l’ai perdu », mais : « Je l’ai rendu ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a été rendue. (Manuel, 11)

Les personnes que nous aimons ne font pas partie de notre moi véritable ; elles résident en dehors de notre prohairesis. Comme toutes les choses extérieures, elles doivent être appréciées aussi longtemps que nous les avons, et pourtant il faut s’en occuper comme des choses ne nous appartenant pas, comme des voyageurs traitent leur auberge[10]. (note 32)

Et si tu désires que tes enfants vivent toujours, ainsi que ta femme, ton frère, tes amis, est-ce en ton pouvoir ? – Cela non plus. [Entretiens, IV, 1, 67]

Se rappeler que la vie des autres n’est pas en notre pouvoir devrait suffire à empêcher une personne sensée de souhaiter désespérément qu’ils vivent à tout prix.

Si tu veux que tes enfants, ta femme, tes amis vivent toujours, tu es stupide. Car c’est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi dépende de toi et que ce qui t’es étranger soit tien. [Manuel, 14.1]

La mort de chaque personne est inévitable car Zeus a fait que la mort est la fin naturelle de la vie. Souhaiter qu’une personne aimée soit immunisée contre la mort est ridicule, car c’est souhaiter que des mortels soient immortels.

Mais qu’adviendra-t-il donc si mes amis de là-bas meurent ?
Qu’adviendra-t-il d’autre, sinon que les mortels sont morts ? Ou comment peux-tu vouloir en même temps vieillir et ne voir mourir aucun de ceux que tu aimes ? Ignores-tu que dans un long espace de temps bien des événements et de toute sorte arrivent nécessairement [Entretiens, III, 24, 27-28]

La mort ne devrait pas être cause de souffrance, semble raisonner Épictète, car c’est une part nécessaire et attendue du cours naturel des évènements. Ainsi, la mort d’un être cher ne devrait jamais être interprétée comme étant une surprise triste et tragique ou une cause d’alarme parce qu’elle est complètement compréhensible.

Mais si le stoïcien aime vraiment sa femme, ses enfants et amis, comment peut-il ne pas être malheureux à l’heure de leur mort ? Après tout, le décès d’un être cher n’est pas simplement la mort d’un être mortel. C’est la fin permanente d’une personne spécifique et irremplaçable, de chair et de sang, et qui est l’objet de la plus tendre adoration.

Aimer de telles personnes n’implique-t-il pas nécessairement de vouloir qu’elles soient en bonne santé, s’épanouissent, aillent bien et, par-dessus tout, qu’elles vivent ? Par conséquent, cela n’implique-t-il pas également d’être nécessairement bouleversé quand elles tombent malades, pataugent dans la tristesse, se sentent mal et meurent ?

Ici encore, Épictète insiste sur le fait que l’attitude stoicienne correcte doit être exclusivement positive : il faut profiter de ceux qui sont avec nous tant qu’ils sont avec nous, mais ne pas être affligé lorsqu’ils meurent. De façon plutôt prosaïque, il établit que la nature de l’univers est telle que « les uns doivent vivre ensemble, tandis que d’autres doivent se quitter, se complaisant parmi ceux qui vivent avec eux et sans s’attrister de voir s’éloigner les autres » [Entretiens, III, 24, 11].

L’objet de l’amour d’un stoicien doit être apprécié tant qu’il est présent. Son absence ne doit pas permettre à cette joie de se transformer en tristesse. Le stoicien est supposé se réjouir avec les associés que Zeus a jugé bon de lui donner pour le temps qu’il détermine. Pourtant, quand ces personnes partent, comme elles doivent finalement le faire, il est, selon Épictète, contraire à la nature du stoicien en tant qu’être rationnel de se sentir amer, parce qu’il échouerait alors à reconnaître et à accepter la nature des choses.

La façon dont le stoicien s’empêche d’être triste et malheureux par l’absence de quelque chose ou de quelqu’un qu’il aime consiste à simplement se rappeler constamment de la nature essentiellement impermanente de toutes les choses extérieures auxquelles il devient attaché. Le stoicien doit s’habituer à anticiper n’importe quel événement naturel qui peut endommager ou détruire ces choses extérieures. De cette façon, Épictète semble penser que le stoicien ne permettra pas à ses relations avec les choses extérieures de devenir des attachements profonds. Un tel attachement deviendrait une chaîne qui pourrait l’attirer vers la peine et le malheur quand l’objet de son attachement s’en va, meurt ou disparaît. Il appelle askesis cette discipline de thérapie rationnelle, cet entraînement de soi.

Le premier, le principal exercice consiste, quand on s’attache à quelque chose, à ne point s’y attacher comme à un objet qu’on ne peut nous enlever, mais comme à un objet du genre d’une marmite ou d’une coupe en verre, de façon que, si on la brise, se rappelant ce que c’était, on n’en subisse aucun trouble. De même aussi dans notre cas, si tu embrasses ton enfant, ton frère, ton ami, ne laisse jamais libre frein à ton imagination et ne permets pas à tes épanchements d’aller jusqu’où ils veulent, mais tire-les en arrière, contiens-les à la manière de ceux qui se tiennent derrière les triomphateurs et leur rappellent qu’ils sont des hommes. De façon semblable, toi aussi, rappelle-toi à toi-même que tu aimes un mortel, que tu n’aimes rien de là qui ne t’appartienne en propre ; cela t’a été donné pour le moment, non sans reprise possible ni pour toujours, mais comme une figue ou comme une grappe de raisin, à une saison déterminée de l’année : si tu les désires pendant l’hiver, tu es stupide. De même, si tu désires ton fils ou ton ami quand il ne t’est pas donné de les avoir, sache que c’est comme si tu désirais une figue pendant l’hiver. Car ce qu’est l’hiver pour la figue, tout événement de l’univers l’est pour les objets qui nous sont enlevés par cet événement [Entretiens, III, 24, 84-87].

Épictète pense que si l’on se rappelle la fragilité des choses que nous aimons, il est possible de contenir notre affection naturelle et empêcher le sentiment d’amour de s’intensifier et devenir un pathos incontrôlable. Les considérations rationnelles sur la précarité de la liaison, l’inévitable séparation de ceux que nous aimons et la mort finale concourent à empêcher le stoïcien de succomber à ses émotions et désirer bêtement les gens aimés « hors saison ». Si le stoïcien a la force mentale et la discipline de retenir son exubérance, il peut l’empêcher de muter en pathos et par conséquent se garantir contre la frustration et la détresse de désirer du raisin en hiver ou souhaiter que son épouse décédée soit encore avec lui. Bien sûr, le manque causé par le décès de son épouse est une angoisse bien plus grande que d’avoir une insatiable envie de raisin en hiver, mais la différence entre les deux n’est que quantitative – c’est seulement une différence de degré. Pour Épictète, ces deux désirs sont qualitativement identiques car ils sont pareillement irrationnels et par conséquent similairement évitables.

Le but de la philosophie stoïcienne est ici, comme toujours, d’apprendre comment contrôler – c’est-à-dire rationnellement réguler – ses émotions afin qu’elles ne rendent jamais le stoïcien sujet à de douloureux et dérangeants sentiments qui lui voleraient sa quiétude mentale et son harmonie intérieure. S’il réussit à empêcher ses sentiments positifs et rationnels de devenir négatifs, malsains et irrationnellement pénibles, alors sa liberté mentale et sa sérénité seront assurées. Épictète pense que son askesis libère le stoïcien des erreurs dans la discipline rationnelle, source de douleur émotionnelle et disharmonie mentale.

En évitant de suivre chaque impression particulière et en empêchant le plaisir d’un bien extérieur de devenir un pathos détruisant sa sérénité, le stoïcien peut à la fois préserver son ataraxia et se permettre de tirer un modeste et modéré plaisir de ce bien extérieur.

Ainsi, Épictète recommande la méthode suivante pour adoucir le plaisir tiré des biens extérieurs afin que l’on ne choisisse pas de succomber à l’habitude d’en dépendre pour notre bonheur :

Donc, au moment même où tu jouis de quelque objet, mets-toi devant l’esprit les représentations contraires. Quel mal y a-t-il à dire tout bas, en embrassant ton enfant : « Demain tu mourras », de même pour ton ami : « demain, tu t’expatrieras, ou bien moi, et nous ne nous reverrons plus » [Entretiens, III, 24, 88]

L’on pourrait objecter que la douleur qui survient lorsqu’on se rappelle à l’esprit la perte potentielle de l’être aimé, à chaque fois que l’on est en train d’en profiter, revient précisément à s’empêcher d’en profiter pleinement et gâche le plus doux, le plus intense et le plus plaisant des sentiments d’amour envers ceux qui nous entourent.

Mais malgré la satisfaction croissante que cette absorption effrénée d’un bien extérieur apporte, le stoïcien considère que ce plaisir renforcé ne vaut pas la future angoisse qui accompagnera inévitablement l’absence de ce dernier. En ne se rappelant pas sobrement que la personne aimée peut nous quitter à tout moment, nous cédons imprudemment au bien extérieur avec un tel abandon émotionnel que nous risquons sans aucune nécessité la sécurité de notre bonheur. Nous invitons la souffrance mentale qui résultera de la séparation de la chose extérieure à qui nous nous serons imprudemment permis de devenir profondément attaché.

Au contraire, en se préparant à continuer à vivre imperturbablement quand l’objet de son amour disparaît, le stoïcien se protège lui-même de toute possible future angoisse émotionnelle. Il ne compte sur aucun bien extérieur, même sur les membres les plus chéris de sa famille, pour son propre bonheur :

Voilà les réflexions auxquelles tu dois t’appliquer du matin au soir. Commence par les plus petites choses, par les plus fragiles, un pot, une coupe, puis, poursuis de la sorte jusqu’à une tunique, à un cabot, à un vieux cheval, à un bout de champ : de là, passe à toi-même, à ton corps, aux membres de ton corps, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde bien de toute part pour tout rejeter loin de toi ; purifie tes jugements pour que rien de ce qui ne t’appartient pas ne s’attache à toi, ne fasse corps avec toi, ne te cause de la souffrance, si on vient à te l’arracher [Entretiens, IV, 1, 111-12].

Épictète ne veut pas dire par là que nous devons littéralement nous débarrasser de ces biens extérieurs. Il décrit plutôt la méthode ascétique par laquelle nous nous préparons à demeurer ferme face aux « inévitables infortunes » de la vie. Il veut simplement dire que nous ne devrions pas acquérir la désastreuse habitude de s’attacher fermement à son désir pour des choses extérieures en jugeant qu’elles nous sont nécessaires pour être heureux. L’avertissement d’Épictète est que juger que nous avons besoin d’une chose extérieure pour être heureux fait que nous en devenons dépendants pour notre bonheur.

L’objection suivante peut être soulevée au sujet de l’attitude stoïcienne envers les autres personnes. En s’isolant lui-même de la perte des personnes aimées en se remémorant continuellement leur mortalité, s’empêchant de la sorte de devenir émotionnellement attaché et refusant que son bonheur dépende d’elles, le stoïcien ne s’isole-t-il pas de tous ?

La réponse à cette objection semble être un « oui » définitif. Ce n’est pas que nous accordions qu’il existe un grave défaut dans la conception qu’a Épictète des relations avec autrui. Il n’y a aucune imperfection dans le comportement extérieur du stoïcien puisqu’il continue de remplir consciencieusement ses devoirs sociaux, familiaux et civiques. Simplement, le stoïcien refuse d’assujettir son bonheur à n’importe quelle contingence extérieure. En conséquence, en ce qui concerne son état intérieur, son isolement émotionnel envers les autres va simplement de pair avec son auto-suffisance (autarkeia), mais ne l’amène en aucune manière à négliger ou abandonner les personnes pour lesquelles il ressent une affection naturelle.

Afin de prouver ceci, nous avons seulement besoin de citer le passage où Épictète affirme qu’il peut être « nécessaire de prendre des risques pour un ami » ou qu’il peut même devenir approprié [kathekei] pour moi de mourir pour lui[11]. Ainsi, le stoïcien peut se trouver dans une situation où il se verra obligé de risquer sa propre vie pour un autre : mais nous devons nous rappeler que sa vie même est également un bien extérieur qui est, à proprement parler, un indifférent, et par conséquent n’est pas en lui-même un bien intrinsèque (agathon). La moralité de son caractère va s’exercer selon la manière d’utiliser ce dernier. Ainsi, pour préserver son caractère vertueux il peut lui être demandé de sacrifier sa propre vie au profit d’un ami. Pourtant, quoi qu’il puisse se passer, il veillera à conserver son intégrité morale et rationnelle et de la sorte préservera sa sérénité mentale.

Une seconde difficulté peut être posée en ces termes. En se rendant invulnérable à la douleur émotionnelle, le stoïcien ne se rend-il pas également incapable d’authentique et humaine compassion envers les autres ? Nous devons être ici très clairs sur notre compréhension de la « compassion ». Pour autant qu’il s’agisse d’un sentiment intérieur de pitié envers la personne en souffrance, le stoïcien en fait effectivement l’expérience. Il se sent désolé pour la personne qui souffre, non parce qu’il croit qu’elle est assaillie par des maux véridiques, mais parce que cette personne est esclave du jugement erroné selon lequel son présent malheur est provoqué par une chose extérieure sans réaliser que c’est son propre jugement au sujet de cette chose qui en est responsable.

Les commentaires de Bonhoffer sur le paragraphe 16 de l’Encheireidion sont heureux en la matière :

Le stoïcien qui gémit avec quelqu’un n’a pas besoin de renoncer à ses conceptions correctes. Il fera plutôt tout ce qui est en son pouvoir afin de soulager celui qui souffre et l’encourager à la fermeté. Quand ce n’est pas possible, il fera preuve de philanthropie, au moins en apparence, en se mettant au niveau de la personne qui souffre. De plus, le stoïcien ressentira avec cette personne un certain regret, moins basé sur sa souffrance extérieure que sur sa faiblesse et son aveuglement intérieur. Ce regret rationnel, qui est, pour ainsi dire, seulement intellectuel et non émotionnel est souvent exprimé par Épictète[12].

Ici encore nous pouvons dire que le stoïcien agit avec compassion en essayant de soulager la personne en souffrance. Et pourtant, ce faisant, il ne se permettra pas d’être pris au piège du pathos de cette personne. En fait, le stoïcien est attentif à ne pas ressentir le sentiment de peine pathologique de la personne qui souffre et ainsi être intérieurement troublé au même titre qu’elle. Ainsi, la compassion stoïcienne consiste en une sorte de regret ou de pitié rationnelle que Bonhoffer double d’un désir sincère d’aider la personne en peine.

Nous avons désormais un compte rendu assez complet du modèle d’amour stoïcien selon Épictète. Le stoïcien aime les autres d’une façon très libre et généreuse. Son amour n’exige pas comme condition la réciproque de la part de la personne aimée. Le stoïcien ne compromet pas son intégrité morale ou sa sérénité mentale dans son amour envers les autres, et son amour ne connaît pas de faille du fait de la conscience que les êtres chers sont mortels. L’amour et l’affection naturelle du stoïcien est plutôt tempérée par la raison. Son amour et son affection servent seulement à enrichir son humanité, mais jamais à le rendre sujet au tourment psychique :

Comment alors puis-je témoigner mon affection [philostorgos] ?
Comme un homme de caractère, comme un homme fortuné ; car la raison n’exige jamais que nous nous abaissions, que nous nous lamentions, que nous nous mettions sous la dépendance d’un autre, que nous accusions jamais Dieu ni un homme. Voilà comment je veux te voir témoigner de l’affection : en homme qui veut observer ses prescriptions. Mais si, par le fait de cette affection [philostorgian] – quel que soit le sentiment que tu appelles affection- tu dois être esclave et malheureux, il ne t’est pas profitable de te montrer affectionné. Et qui empêche d’aimer quelqu’un comme on aime un être sujet à la mort, un être qui doit nous quitter ? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants ? Si, mais comme un homme libre, un homme qui se souvient que son premier devoir est d’être l’ami des Dieux. [Entretiens, III, 24, 58-60]

Le stoïcien aime librement dans le sens qu’il ne permet pas cet amour d’enchaîner son bonheur. Le sage ne permet pas son amour pour les autres de devenir tel que son bonheur dépende du fait que ses êtres chers soient toujours avec lui. C’est pourquoi le sage stoïcien ne permettra jamais à son amour d’être une cause de solitude, d’amertume ou de peine.  En fait, avoir quelqu’un à aimer est toujours un merveilleux don pour lequel il devrait être reconnaissant. Et pourtant c’est un don qu’il ne devrait jamais s’attendre à recevoir ni espérer conserver une fois acquis. La vie ne promet pas de tels dons, pas plus qu’ils ne lui sont nécessaires pour profiter d’une vie heureuse, c’est-à-dire vertueuse. Les personnes aimées doivent simplement être considérées comme des « bonus » qui s’ajoutent au bonheur sécurisé. Perdre ces « bonus » ne porte cependant pas atteinte à son bonheur puisqu’il ne compromet en aucune manière sa vertu, qui est la seule condition suffisante et nécessaire à son eudaimonia.

Épictète rejette l’amour érotique (eros) et passionné car il rend le sujet vulnérable à une espèce de coercition manipulatrice qui peut aisément le mener à sacrifier sa dignité dans le but d’apaiser l’être aimé. Épictète considère une telle condition comme étant une forme de servitude émotionnelle :

N’as-tu jamais éprouvé de passion pour quelqu’un, fillette ou garçonnet, esclave ou libre ?
Quel rapport cela a-t-il avec le fait d’être esclave ou d’être libre ?
N’as-tu jamais reçu de ta maîtresse l’ordre de faire des choses que tu ne voulais pas ? N’as-tu jamais flatté ta petite esclave ? Ne lui as-tu jamais baisé les pieds ? Pourtant si l’on te force à baiser ceux de César, tu regardes cela comme une insolence et le comble de la tyrannie. L’esclavage est-il donc autre chose ? [Entretiens, IV, 1, 15-18]

L’amour érotique rend esclave la raison de la personne et soumet son jugement à son désir passionné de faire plaisir à la personne aimée. Il en résulte une sorte d’esclavage émotionnel. Le stoïcien valorise beaucoup trop sa dignité personnelle et le respect de lui-même pour laisser son affection prendre sa prohairesis en otage de cette manière. En conséquence, il fait le nécessaire afin que son amour digne et rationnel (philia) ne dégénère pas sous la forme d’un amour érotique débilitant et coercitif, un pathos irrationnel qui soumet sa raison et le plonge dans l’esclavage psychique décrit.

La difficulté de réguler l’amour et l’affection de quelqu’un de sorte qu’ils soient seulement la source de sentiments joyeux et positifs sans le rendre émotionnellement dépendant des personnes aimées devrait être maintenant clairement manifeste. Le fait qu’Épictète est clairement conscient de cette difficulté est évident si l’on examine l’argument fascinant selon lequel en fait seul le phronimos a réellement le pouvoir d’aimer [philein]. Nous conclurons avec un bref examen de cet audacieux argument.

Tout ce que l’on a pris à cœur [espoudaken], on l’aime naturellement. Les hommes ont-ils donc pris à cœur les choses mauvaises ? Certainement non. Du moins celles qui ne les touchent en rien ? Pas davantage. Il reste dès lors qu’ils ont pris uniquement à cœur ce qui est bon, et s’ils l’ont pris à cœur, ils l’aiment [philein]. Par conséquent, quiconque est instruit des choses bonnes saurait lui aussi les aimer [philein], mais qui est incapable de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais, et ce qui est neutre de l’un et de l’autre, comment serait –il encore capable d’aimer ? C’est donc au sage seul qu’appartient le privilège de l’amitié [to philein]. [Entretiens, II, 22, 1-3]

Cet argument peut être reconstruit comme suit :

  1. Les hommes prennent au sérieux des choses mauvaises, ou des choses qui ne les concernent en aucune manière, ou des choses bonnes.
  2. Les hommes ne prennent pas au sérieux ni des choses mauvaises, ni des choses qui ne les concernent en aucune manière.
  3. En conséquence, les hommes prennent au sérieux seulement les choses bonnes. [découle de 1 et 2)
  4. Si on prend au sérieux une chose, alors on aime cette chose.
  5. En conséquence, les hommes aiment les choses bonnes. [découle de 3 et 4]
  6. Si on a la connaissance des choses bonnes, alors on sait comment aimer (les choses bonnes).
  7. Si on est incapable de distinguer les choses bonnes des mauvaises et de celles qui ne sont ni l’une ni l’autre, alors on ignore comment aimer (les choses bonnes).
  8. Le sage a la connaissance des choses bonnes, des choses mauvaises et ce celles qui ne sont ni l’une ni l’autre.
  9. En conséquence, le sage sait comment aimer (les choses bonnes). [découle de 6 et 8]
  10. Le non sage est incapable de distinguer les choses bonnes des choses mauvaises et celles qui ne sont ni l’une ni l’autre.
  11. En conséquence, le non sage ignore comment aimer (les choses bonnes). [découle de 7 et 8]
  12. Ainsi, seul le sage sait comment aimer (les choses bonnes). [découle de 9 et 11]

Il semble que la conclusion intermédiaire de l’étape 5, selon laquelle les hommes aiment les choses bonnes, doit être interprétée comme signifiant que les hommes veulent être capable d’aimer les choses bonnes, ou encore que les hommes essaient d’aimer les choses bonnes. Épictète soutient que si l’on réussit à aimer les choses bonnes, alors on doit savoir quelles choses sont réellement bonnes, et quelles sont celles qui ne le sont pas. Si l’on est incapable de discriminer entre le bien et le mal et les choses indifférentes, alors cette ignorance nous empêchera d’aimer avec succès ce que nous souhaitons être capable d’aimer. En d’autres termes, puisque le non sage ignore que seules les vertus sont les choses bonnes, ils n’auront pas la capacité d’aimer les vertus, et, en conséquence, n’auront pas le pouvoir d’aimer du tout à proprement parler. Le non sage peut seulement tenter d’aimer.

Dans cet argument, le caractère suggestif du verbe spoudazo est manqué par la plupart des traducteurs. Oldfather[13] et Matheson[14] atténuent considérablement sa force en le traduisant par « prendre intérêt à », pendant que Hard[15] fait à peine mieux avec « avoir à cœur ». Spoudazo a le sens plus fort de « prendre au sérieux » ou « poursuivre sérieusement ». Épictète soutient que seul le sage stoïcien poursuit sérieusement les choses, avec l’attitude correcte, car seul le sage a la connaissance de ce qui est réellement bon (les vertus), et de ce qui est réellement mauvais (les vices), et ce qui est indifférent (les choses hors de notre prohairesis). Ceci conduit le sage à être réellement pénétré de ce qui est noble, juste et honorable, et de poursuivre les vertus avec le zèle approprié.

Comprendre que ceci sont les choses qui doivent être prises au sérieux donne au phronimos la capacité d’aimer. La certitude du tempérament dont jouit le phronimos provient d’une connaissance ferme du bien, du mal et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre, et non de la simple croyance en un bien apparent. Le sage stoïcien s’engage à aimer les autres sans attendre que cet amour soit réciproque puisque les personnes qu’il aime ne sont pas sages et qu’après tout, elles n’ont même pas le pouvoir de lui rendre son amour. En tant que non-stoïciens, ils échouent à reconnaître ce qu’ils devraient poursuivre sérieusement. Par contraste, le sage stoïcien (phronimos), ou « sage » (ho sophos), est spoudaios, lui seul est à la fois « sérieux » et « excellent ». Le sage est un expert sur la vie et l’amour, qui manque au non-stoïciens.

En conclusion, nous suggérons que l’amour du phronimos envers les autres ne se manifeste pas en premier lieu en luttant pour améliorer leurs conditions de vie matérielle et économique, mais plutôt en leur transmettant sa richesse intérieure, c’est-à-dire sa sagesse. Il semble raisonnable de penser qu’au-delà de la satisfaction des besoins minimums que sont l’eau, la nourriture, le vêtement et un abri, qui sont des conditions nécessaires pour poursuivre la vertu, le sage stoïcien pourrait peut-être mieux exercer son aide humanitaire par le biais de l’éducation, en supposant qu’il possède le talent d’enseigner.

Bien que l’aide économique fournisse la subsistance essentielle, elle ne constitue pas ce qu’Épictète appelle le vrai bonheur. Le vrai bonheur trouve sa source dans les biens intérieurs, c’est-à-dire les vertus de caractère et la liberté mentale qui provient de sages jugements. Le bonheur peut donc être vu comme étant le fruit de l’éducation stoïcienne.

En conséquence, Épictète, qui était lui-même professeur, s’appliquait à faire tout ce qu’il pouvait pour éliminer la pauvreté mentale et spirituelle qui est la source de la souffrance des non-stoïciens. Il est révélateur que son modèle favori de sage stoïcien soit le professeur héroïque Socrate, qui est mentionné pas moins de soixante neuf fois dans les Entretiens.

Le portrait que dresse Épictète du sage n’est nulle part mieux détaillé que dans le chapitre relatif au cynisme[16]. Bonhoffer remarque que l’activité du sage cynique, le roi du kosmos, est beaucoup plus importante que l’activité politique se rapportant aux taxes et aux revenus. 

Épictète considère le cynique comme étant le plus grand bienfaiteur des humains à cause de l’influence morale bénéfique et ennoblissante qu’il a envers ses semblables. Et bien qu’être cynique est suffisant pour être vertueux et mener une vie philanthropique, il n’est pas nécessaire pour le stoïcien d’étreindre nu des statues couvertes de neige[17] et de vivre sans famille ni maison. Épictète, tout comme son Maître Musonius Rufus, a démontré que le sage stoïcien, le phronimos, peut aimer de façon éminemment pratique en essayant d’enseigner le stoïcisme aux autres et en les encourageant à atteindre eux-mêmes la sagesse stoïcienne durement acquise.


[1] A.M. Ioppolo, « La dottrina della passione in Crisippo », Rivista critica di storia della filosofia, 27 (1972), 251 -68 ; A.C. Lloyd, « Emotion and Decision in stoic psychology », in J.M. Rist (ed.), The stoics (Berkeley and Los Angeles, 1978); Michael Frede, “The stoic Doctrine of the affection of the soul”, in M. Schofield and G. Striker (eds.), The Norms of Nature (Cambridge, 1986), 93 – 110; Martha C. Nussbaum, “The stoics on the extirpation of the passions”, Apeiron, 20 (1987), 129 -77.

[2] J-C Fraisse, Philia : La notion d’amitié dans la philosophie antique (Paris, 1974), 348-73 ; Glenn Lesses, « Austere Friends : the stoics and frienship », Apeiron, 26 (1993), 57-75.

[3] Fin. 3. 68 ‘Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur’, traduction Emile Bréhier in Les stoïciens.

[4] Michael Frede, “The stoic Doctrine of the affection of the soul”, art. cit., p. 99.

[5] Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, tome II, p. 535.

[6] Idem.

[7] Martha C. Nussbaum, The therapy of desire (Princeton, 1994), p 461. Pour sa discussion convaincante de la dispute de Sénèque contre eros, voir notamment p. 448-58.

[8] Le témoignage d’Épictète sur la manière dont un stoïcien devrait consoler une personne en peine peut être comparé à ceux de Cléanthe et de Chrysippe rapportés par Cicéron dans Tusc, 3, 79. Cléanthe soutient que le seul devoir du consolateur consiste à lui montrer que l’objet de sa peine n’est pas du tout un mal. Chrysippe au contraire insiste sur le fait que la tâche première du consolateur consiste à retirer la croyance de la personne en deuil selon laquelle il est approprié pour elle de se lamenter. Troels Engberg-Pedersen considère l’approche de Chrysippe plus fructueuse car selon celle-ci le consolateur adopte le point de vue de la personne en deuil en question (ou autant d’opinions de ce genre qu’elle peut avoir) en lui demandant si, en plus de considérer l’expérience comme mauvaise, elle est également prête à affirmer que sa réaction passionnée est juste, nécessaire, appropriée, quelque chose qui devrait être fait (The Stoic Theory of Oikeiosis (Aarhus, 1990), 204).

[9] Épictète, Entretiens, I, 3, 24-20

[10] Épictète, Entretiens, I, 24 14-15, II, 23, 36-38 ; Manuel, 11.

[11] Épictète, Entretiens, II, 7, 3.

[12] Die Ethik, 102- 3: ‘Der Stoiker, der mitseufst, braucht also dabei seine richtige Anschauung nicht zu verleugnen, vielmehr wird er alles thun, um den Leidenden zu beruhigen and zur Standhaftigkeit zu ermuntern. Wo dies nicht möglich ist, wird er seine Menschenliebe dadurch zeigen, daB er sich wenigstens Scheinbar auf den Standpunkt des Leidenden stellt. Zudem wird der Stoiker ja mit dem Leidenden immerhin ein gewisses Bedauern empfinden, weniger wegen seines auBeren Leidens als wegen seiner inneren Schwache und Verblendung. Dieses vernünftige Bedauern, das also sozusagen nur intellektueller, nicht gemütlicher Natur ist, auBert Epictet nicht selten. ’

[13] Epictetus: The Discourses as reported by Arrian, the Manual and fragments, trans W.A. Oldfather (Harvard, 1925), i, 391-3.

[14] Epictetus: The Discourses and Manual together with fragments of his writings, trans with introduction and notes by P.E Matheson (OUP, 1916), i, 226.

[15] The Discourses of Epictetus, éd. Christopher Gill, trans. rev. Robin Hard (London, 1995), 132.

[16] Entretiens, III, 22.

[17] Comparer Entretiens, III, 12, 2 avec Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 23.


Crédits: Photo de Jamez Picard sur Unsplash.

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