Comment se détermine l’action convenable?

Cicéron dénonçant Catilina (Hans Werner Schmidt, 1912)

Le kathekon (officium en latin) est l’une des bases du naturalisme stoïcien, c’est-à-dire le fait que l’éthique s’enracine dans la nature, à la fois comme origine et comme fin[1]. Cette notion est donc cruciale mais malgré son apparente transparence, c’est l’une des plus opaques que nous aient léguées les stoïciens. En effet, plusieurs éléments de cette notion restent relativement obscurs et font l’objet d’interprétations divergentes.

I. Comment traduire kathekon en français ?

Le mot kathekon n’échappe pas aux difficultés de traduction du grec et on voit les historiens de la philosophie proposer les traductions françaises suivantes : devoir, convenable, action appropriée ou fonction propre. Cette dernière proposition se trouve dans la traduction française de l’ouvrage écrit par Long et Sedley[2], décalquée sur la proper function de l’original anglais. En anglais, il faut comprendre proper au sens de la distinction proper/improper, c’est-à-dire « approprié », « convenable » / « inapproprié », « inconvenant ». La traduction par « propre » est manifestement un malencontreux anglicisme, puisque « propre » en français ne s’emploie absolument que pour les mots ou expressions, et ne signifie « approprié » que suivi d’un complément introduit par « à ». La traduction française de kathekon par devoir est quant à elle correcte, à condition d’être attentif à la délester de son sens moderne : ce n’est pas ce qu’il convient de faire pour se plier aux convenances pas plus que ce que l’on est contraint de faire pour se plier à des obligations morales imprescriptibles. Par simplicité, nous traduirons kathekon par action convenable.

II. Comment les stoïciens concevaient-il l’action convenable ?

On sait par Diogène Laërce[3], que Zénon avait écrit un traité intitulé Sur le devoir (Peri tou kathêkontos). Il s’agissait donc d’un concept majeur pour lui et l’on pense même que Zénon a été le premier à nommer par le terme kathekon ce qui est décrit dans les termes de la définition stoïcienne standard :

Ils disent que le convenable est ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable, par exemple ce qui est conséquent dans la vie, ce qui s’étend aussi aux plantes et même aux animaux (en effet on voit en eux des choses qui leur conviennent). Zénon a été le premier à nommer ainsi le « convenable », en prenant cette dénomination dans le sens de « ce qui arrive en accord avec certins (kata tinas) ». C’est une activité qui est appropriée aux constitutions en accord avec les nature.

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 107-108

Il paraît assez clair que Diogène Laërce n’attribue pas à Zénon l’invention du terme, mais son usage dans le sens précis donné à ce terme par les stoïciens. Ce n’est pas un néologisme : le verbe kathêkein sous sa forme active, ou sur la forme du participe substantivé kathêkon qui est utilisé par Zénon, est déjà employé par Xénophon dans le sens de « ce qu’il incombe d’accomplir », soit dans le contexte militaire, soit dans le contexte de la description de la société autoritaire perse. Il n’est donc pas tout à fait exempt d’une certaine forme d’obligation. Jean-Joël Duhot précise :

Le concept de devoir n’est donc pas une notion première, et les Grecs l’évoquent à travers une métaphore. Le kathekon est ce qui arrive en descendant, et, par-là, ce qui tombe bien, ou juste.[4]

La définition a, semble-t-il, été proposée par Zénon, et a par la suite été adoptée sans modification par ses successeurs stoïciens[5]. Un texte transmis par Stobée nous donne une définition similaire de l’action convenable :  

Le convenable est défini ainsi : ce qui est conséquent dans la vie, ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable ; ce qui est contraire au convenable est défini de manière inverse. Le convenable s’étend aussi aux animaux irrationnels, car ceux-ci agissent d’une certaine manière en conformité avec leur nature. Mais en ce qui concerne les animaux rationnels, il est défini de la manière suivante : ce qui est conséquent dans le mode de vie.

Stobée, Eclogae, II, 7, p. 85, 13-18, éd. Wachsmuth = SVF III 494

Alors que Cicéron se concentrera quelques siècles plus tard sur une seule partie de la définition et définira l’officium uniquement comme « ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable »[6], les deux principaux exposés en grec, celui de Diogène Laërce et celui de Stobée donnent une définition en deux éléments : la « justification raisonnable » et « la conséquence ou conformité à la nature ». On constate pourtant d’un auteur à l’autre une inversion partielle entre les deux parties de la définition : alors que chez Diogène Laërce, « ce qui est conséquent dans la vie » semble n’avoir que le statut d’un exemple ou d’un cas (introduit par oïon), dans le texte transmis par Stobée, « ce qui est conséquent dans la vie » est mis en avant et apparaît sur le même plan que la justification raisonnable.

Il semble pourtant que le sens le plus général du kathekon est bien la cohérence ou l’harmonie avec la nature, et que la « justification raisonnable » est ce qui permet de déterminer ce qui est humainement convenable, c’est-à-dire une cohérence « dans le mode de vie ». C’est donc le plan que nous adopterons pour éclaircir le sens de la notion stoïcienne d’action convenable

1. un kathekon est une activité appropriée aux constitutions en accord avec la nature

Un kathekon est une obligation qui incombe à tel ou tel, selon sa nature. Diogène Laërce indique en effet que le kathekon incombe kata tinas (« ce qui arrive en accord avec certains »).

« Zénon a été le premier à nommer ainsi le « convenable » (kathekon), en prenant cette dénomination dans le sens de « ce qui arrive en accord avec certains (kata tinas) ». C’est une activité qui est appropriée aux constitutions en accord avec la nature.

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 108

L’expression : « appropriée aux constitutions en accord avec la nature » indique que c’est selon la nature des uns et des autres que telle ou telle obligation leur incombe. L’action doit donc répondre aux impulsions conformes à l’attachement à soi (oikeiôsis[7]). Cette interprétation se retrouve dans le texte de Stobée cité plus haut où il est dit que le kathekon est, pour les animaux irrationnels, ce qui est en accord avec leur nature. Le kathekon est donc ce qui incombe à certains du fait de la nature du groupe auquel ils appartiennent et semble être couramment associé au verbe kathekein quand il désigne des obligations.

De ce sens initial ou général de ce qu’est un kathekon, selon les deux textes cités plus haut, se dégagent deux sens pour définir une action convenable. Le kathekon est à la fois :

  • ce qui est approprié à chacun en conformité avec sa nature, et qui n’est donc pas ce qu’il doit faire, mais ce qui lui convient et que l’on trouve chez tous les animaux et même chez les plantes (D. L. VII, 107). C’est ainsi que la fleur suit sa nature en s’épanouissant dans un sol approprié et qu’un animal suit sa nature en prenant la nourriture appropriée.
  • et en un sens plus restreint, pour un être humain c’est « ce que la raison lui prescrit de faire » (D. L. VII, 108) en sélectionnant et en faisant usage des biens extérieurs en accord avec ce qu’il se représente comme étant son avantage.

La formule de la « conséquence dans la vie » (to akolouthon en zôn) utilisée par Stobée est étroitement liée à une « cohérence » ou « conformité » avec la nature des individus. Cette formule rappelle un peu celle qui décrit la fin chez certains stoïciens comme l’« harmonie avec la nature ». Il y a cependant une différence entre la formule du telos et celle du kathekon : la fin, même si elle est harmonie (homologia) avec la nature n’est pas cohérence (akolouthia) avec celle-ci. La cohérence est le rôle du kathekon ; l’harmonie est la fin de nos actions[8].

La cohérence ou conséquence (akolouthia) avec la nature dans la définition du kathekon indique seulement qu’il s’agit d’une activité conforme à la nature d’un être, que ce soit la sienne propre ou celle du groupe auquel il appartient. L’action convenable est donc un acte en accord avec une vie conforme à la nature, mais elle n’est pas un accord de l’ensemble des actions de la vie entre elles. L’accord des actions de la vie entre elles, qui correspond à l’harmonie (homologia) avec la nature, caractérise l’accomplissement du telos, tandis que le caractère conséquent d’une action isolée définit plutôt ce qu’elle est, considérée isolément, à savoir une action conforme à la nature. Stobée indique que :

« Le convenable intermédiaire est mesuré par certains indifférents[9] […] de sorte que, si nous ne les acceptons pas ou ne les rejetons pas [selon qu’ils sont conformes ou contraires à la nature], nous ne pouvons pas être heureux. » Autrement dit, nous ne pouvons être heureux que si toutes nos actions sont convenables, mais le fait que toutes nos actions ne sont pas convenables n’empêche pas celles qui le sont d’être « en conséquence avec la nature » (akolouthia en grec).

Stobée, Eclog. II, 7, p. 86, 12-16 =SVF III 499

Ajoutons que les actions convenables des êtres doués de logos concernent le bios, la vie humaine comme mode de vie et ensemble d’actions, et non pas seulement la zoe, la vie au sens biologique du terme. Un bios est constitué d’une suite d’actions, ce qui le distingue de la vie sous ses aspects purement biologiques. Marc Aurèle écrit que la vie est « l’ensemble (systema) de toutes nos actions »[10], et cette définition est très probablement une définition stoïcienne traditionnelle[11].

Puisque les actions convenables et en conformité avec la nature permettent la réalisation du bonheur, il faut les accomplir de façon systématique et cohérente pour être heureux. Pour autant, ce qui définit une action convenable est sa conformité avec la nature et non pas la cohérence des actions entre elles ; c’est par là qu’elle est la condition d’une vie heureuse. Une action convenable, si elle est suivie ou précédée d’actions qui ne le sont pas, ne cessera pas de ce simple fait d’être une action convenable. Cette propriété est même l’une de celle qui la distingue des « actions droites ou parfaites » (katorthoma en grec) du sage :

C’est l’action droite (ce que tu appelais katorthoma) et elle n’est accessible qu’au sage, tandis que l’autre conception est celle d’un convenable inachevé et imparfait, qui peut arriver chez certains de ceux qui ne sont pas sages.

Cicéron, De finibus, IV, 15 = SVF III 13

Les actions droites ou parfaites sont celles qui sont accompagnées d’une disposition vertueuse et qui doivent par conséquent reposer sur la compréhension et la science, qui sont des états épistémiques fermes et stables. La matière de l’action est la même, la manière change. De fait, toute action droite demeure un kathêkon, mais tout kathêkon n’est pas une action droite.

2. un kathekon est ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable (eulogon en grec)

2.1. Qu’est-ce que la justification raisonnable ?

La seconde caractéristique qui définit l’action convenable est qu’elle est « ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable ». La notion d’eulogon sert à justifier le kathekon. Elle est particulièrement problématique car elle est interprétée tantôt par référence à la représentation probable, opposée à la représentation compréhensive (phantasia katalêptikê) [12], tantôt dans le sens de ce qui est conforme à la raison, comme dans la définition des bon affects (eupatheia)[13].

Une bonne partie de l’obscurité du terme eulogon a été introduite par Cicéron, qui traduit le terme par probabilis[14]. Il utilise en effet le même terme probabilis pour traduire le grec pithanos, qu’il traduit aussi parfois par veri similis[15]. La traduction des deux termes, eulogos et pithanos, par le même terme probabilis introduit une confusion parce que ces deux termes grecs ont des sens distincts dans le stoïcisme[16]. Comme nous le verrons ci-dessous, eulogos indique une probabilité proche du sens moderne du terme, pithanos indique ce à quoi l’on ajoute foi, ce qui est convaincant, ce qui provoque l’assentiment[17]. Il est vraisemblable que nous devions comprendre par eulogos ce quiest « similaire au vrai » en ce sens que, comme le vrai, il provoque l’assentiment.

L’eulogon ne doit donc être confondu ni avec une représentation convaincante (pithanos) ni avec une représentation compréhensive (phantasia katalêptikê) :

Une proposition convaincante (pithanon) est une proposition qui conduit à l’assentiment, comme : « Si un être a mis bas quelque chose, il en est la mère », mais c’est faux, car l’oiseau femelle n’est pas la mère de l’œuf. […]. Une proposition raisonnable (eulogon) est celle qui a de fortes chances d’être vraie, comme : « Je vivrai demain ».

Diogène Laërce, VII, 75-76

Comme nous l’avons déjà dit, Sphaïros du Bosphore fut l’auditeur de celui-ci [Cléanthe] après avoir été celui de Zénon. Après avoir fait de sérieux progrès dans l’étude des arguments, il se rendit à Alexandrie auprès de Ptolémée Philopator. Un jour que la discussion portait sur les opinions du sage, comme Sphaïros avait soutenu que le sage n’avait pas d’opinion, le roi qui voulait le réfuter ordonna qu’on lui apportât des grenades en cire. Sphaïros fut trompé et le roi s’écria qu’il avait donné son assentiment à une représentation fausse. À quoi Sphaïros rétorqua habilement en disant qu’il avait reconnu non pas que c’étaient des grenades mais qu’il était probable que c’étaient des grenades. Or il existe une différence entre la représentation compréhensive (phantasia katalêptikê) et le raisonnable (eulogon) (διαφέρειν δὲ τὴν καταληπτικὴν φαντασίαν τοῦ εὐλόγου).

Diogène Laërce, VII, 177

Dans le second texte, l’eulogon est l’échappatoire qui permet à Sphaïros de soutenir qu’il n’a pas opiné, mais sans qu’il ait non plus eu une représentation compréhensive. Dans le premier texte, l’eulogon apparaît comme un certain type de proposition, caractérisée par une probabilité objective qu’elle soit vraie ; la proposition eulogos se distingue nettement de la proposition convaincante qui ne fait que conduire à l’assentiment en ce que l’eulogon contient une certaine probabilité objective dans une situation où règne de l’incertitude pour celui qui se représente la proposition.

Les stoïciens semblent avoir admis que c’est ainsi que nous procédons dans la plupart des cas, comme le fait Sénèque lorsqu’il lie le convenable (officium) à ce qui est semblable au vrai (veri similitudo), de sorte que, dans la notion de kathekon, le « probable » (ou le « raisonnable ») semble prendre le pas sur le convaincant ou du moins y jouer un rôle essentiel dans le passage ci-après où les exemples qu’il donne semblent être traditionnels chez les stoïciens :

A celui-là nous répondrons que jamais nous n’attendons l’absolue certitude (car la recherche de la vérité est ardue et que le chemin que nous suivons est celui de la vraisemblance). Telle est la méthode en toute sortes de tâches : semailles, navigation, campagnes militaires, mariage, paternité, pour tout nous procédons ainsi ; bien qu’en toutes ces entreprises le résultat soit incertain, nous nous rangeons au parti qui nous a paru avoir des choses sérieuses. Qui peut en effet promettre au semeur la récolte, au navigateur le port, au soldat la victoire, au mari l’honnêteté de son épouse, au père l’affection de ses enfants ? Nous nous guidons sur le raisonnement, ce qui ne veut pas toujours dire la vérité. Mais attendre sans rien faire, sauf en cas de succès assuré, ou bien vouloir ignorer, sauf en cas d’évidence patente, c’est renoncer à faire quoi que ce soit, c’est ne plus vivre. Puisque ce sont des motifs de vraisemblance qui me décident à tel ou tel parti, et non la vérité, l’homme à qui je ferai du bien sera celui dont la gratitude paraitra vraisemblable.

Sénèque, Benef. IV, 33, 2-3

L’eulogon fonctionne donc comme un substitut de la représentation compréhensive (phantasia katalêptikê) dans les cas où celle-ci n’est pas possible même pour le sage et seulement dans ces cas-là

Quoi qu’il en soit, l’eulogon des actions humaines doit résulter d’une décision rationnelle – elle se conforme à ce que la raison enjoint de faire – et la description du kathekon précise qu’il est « ce que la raison enjoint de faire »[18]. L’accomplissement du convenable humain se caractérise donc simultanément par la conséquence (akolouthia) et la justification raisonnable (eulogon) dans la vie en tant que système (systema) d’actions.

2.2. Distinction entre le convenable et l’action droite

Chez Zénon et les stoïciens, l’idée que le convenable est ce qui possède après coup une « justification raisonnable » a un sens dans le cadre de la distinction entre le convenable et l’action droite. En effet, une action est objectivement « convenable », indépendamment des motivations qui nous poussent à agir, tandis que l’action droite ou accomplie ne peut être faite qu’en connaissance de cause, et repose sur la vertu.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que nous n’allons pas être déterminés à agir par ce que nous estimons être convenable, mais que notre motivation est indifférente au caractère convenable ou non de l’action. Le fait de se représenter qu’une action est convenable ne détermine pas ce caractère de l’action. En effet, toute personne juge que l’action qu’elle accomplit est convenable, mais c’est seulement si cette action est effectivement conforme à la nature qu’elle est réellement convenable.

Cicéron dit du sage qui accomplit une action convenable qu’« il juge, quand il agit, que c’est convenable »[19], et Épictète étend cela même à ceux qui agissent mal : « quand quelqu’un agit mal envers toi ou parle mal de toi, souviens-toi qu’il agit ou parle ainsi parce qu’il pense que c’est ce qui convient pour lui[20] ». Stobée ne dit pas autre chose quand il écrit que « ce qui meut l’impulsion n’est rien d’autre que la représentation impulsive du convenable ».

Nous agissons en pensant qu’il est convenable d’accomplir telle ou telle action mais nous pouvons nous tromper. En revanche, notre action est convenable ou non indépendamment du fait que nous avons pensé accomplir une action convenable et indépendamment de nos motivations. Nous pouvons avoir agi convenablement sans réfléchir ou sans avoir une motivation vertueuse, par simple intérêt, calcul ou plaisir, mais cela est indifférent, car nous agissons toujours avec la conviction qu’il convient de faire ce que nous faisons.

Cicéron souligne bien que c’est l’action accomplie qui reçoit une justification raisonnable (eulogos apologismos) :

« Il est toujours possible de rendre raison de manière probable (probabiliter) de ce qui a été accompli (acti ratio reddi) ».

Cicéron, Fin. III, 58

« le convenable moyen est ce dont on peut donner une justification probable de la raison pour laquelle on l’a fait (cur factum sit) ».

Cicéron, Off. I, 8

Cela veut dire que l’action peut recevoir cette justification après coup. La possibilité de rendre raison porte sur l’acte lui-même, sur son accomplissement, pas sur les intentions ou les motivations. Ainsi, nous pouvons accomplir objectivement un acte convenable pour des motifs parfaitement immoraux, et ceci n’entre nullement en considération dans la détermination objective de la justification.

Nous pouvons agir convenablement en toute ignorance, mais nous ne pouvons agir droitement ou correctement qu’en connaissance de cause. C’est la force de la position de Zénon, qu’on accuse souvent de proposer un idéal de sagesse inhumain et inaccessible, que d’avoir en réalité reconnu qu’il est à la portée de personnes parfaitement stupides de se comporter convenablement. Mais, surtout, il est possible de se comporter convenablement sans être sage, grâce à une bonne qualité naturelle de l’esprit et à des progrès dans l’éducation.

Sur ce point, nous rappellerons la position stoïcienne qui considère comme vicieuse toute action qui n’est pas accomplie par vertu. Cela amène à s’interroger sur l’existence d’une action convenable dont la motivation serait vicieuse. Les affirmations stoïciennes semblent en effet osciller entre deux positions :

Le premier genre d’hommes agit toujours droitement en tout ce qu’il entreprend, et l’autre, au contraire, se fourvoie. Le sage, en faisant usage de ses expériences de la vie, fait droitement tout ce qu’il fait, du moment qu’il agit avec sagesse et modération, et selon toutes les autres vertus. Celui qui est dénué de moralité, au contraire, fait tout mal.

Stobée, Eclogae, II, 7, éd. Wachsmuth, p. 99, 5-12 = SVF I 216

Zénon semble toutefois avoir soutenu que les actions convenables sont intermédiaires entre les actions correctes et les actions vicieuses, autrement dit entre le bien et le mal, s’il faut en croire Cicéron :

Entre l’action droite et la faute, [Zénon] mit en position de réalités intermédiaires le convenable et ce qui est contraire au convenable, en plaçant les seules actions droites dans les biens et les seules actions dépravées, c’est-à dire les fautes, dans les maux ; tandis que les convenables, qu’ils soient observés ou négligés, il pensait, comme je l’ai dit, qu’ils étaient intermédiaires.

Cicéron, Seconds Académiques, I, 37

Si le non sage est capable d’accomplir ne serait-ce qu’une action convenable, et si les actions convenables ne sont ni des biens ni des maux, alors celui-ci ne fait pas que le mal. Il ne fait certes rien de bien, mais il accomplit quand même des actions qui occupent une position intermédiaire entre le bien et le mal. Il faut donc être attentif à la lettre du texte de Stobée ci-dessus et remarquer qu’il ne dit pas que le non sage n’accomplit que le mal (kakon poien), mais qu’il accomplit mal (kakos poeï) tout ce qu’il fait.

La position stoïcienne est donc cohérente : celui qui accomplit des actions convenables sans être sage ne les accomplit pas bien, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il accomplit de mauvaises actions. Ce sont au contraire des actions intermédiaires entre le bien et le mal, et qui peuvent être raisonnablement justifiées. En revanche, seules les actions qui sont guidées par la vertu seront des actions bonnes.

III. Délibérer si un acte est convenable ou pas : faire usage de l’euboulia

L’action convenable est donc celle qui est conséquente en plus de recevoirune justification raisonnable. Mais comment pouvons-nous savoir que l’action que nous nous proposons d’entreprendre possède effectivement une justification raisonnable ? En effet, ne risquons-nous pas de suivre n’importe quelle représentation convaincante que tel ou tel acte fera l’affaire sous le coup d’une émotion violente ou par simple conformisme ?

Une action convenable, en tant qu’activité conforme à notre nature, implique une sélection elle-même fondée sur un jugement de valeur dont le critère est l’attachement à soi (oikeiôsis en grec). Savoir délibérer sur ce qu’il convient de sélectionner ou non en vue de notre bien relève d’une vertu cruciale, l’euboulia. On traduit le grec euboulia tantôt par « délibération en vue d’un bien », « la bonne délibération », tantôt par « le bon conseil ». Cette vertu est subordonnée à la vertu cardinale de prudence-discernement (phronesis en grec) et elle a trait aux actions à effectuer. Selon Diogène Laërce, elle est « la science qui permet d’examiner quelles actions accomplir et comment les accomplir pour agir de façon utile »[21]. Stobée nous a également transmis la définition suivante : « [les stoïciens] déclarent ainsi que l’euboulia est la science déterminant quelles actions accomplir et comment les accomplir pour agir de façon utile »[22]. Enfin, nous avons également conservé une définition d’Andronicos, selon lequel « l’euboulia est donc la science des choses utiles »[23]. On constate donc que tout en étant une vertu et une science, au même titre que la prudence-discernement, l’euboulia a trait aux actions (dans le cas des actions convenables) ou aux choses (dans le cas des préférables) intermédiaires, communes à la fois aux sages et aux insensés.

Lorsque nous agissons, nous poursuivons en général ce que nous considérons être un bien pour nous, ce qui nous est utile, par exemple pour nous conserver en bonne santé ou être bien payé. Rechercher la sagesse ne dispense pas en effet de vivre, de manger, de se loger, de gagner de l’argent, de se déplacer, etc. Certains indifférents sont donc à sélectionner de préférence pour atteindre ces objectifs. Ceux-ci sont toutefois l’objet d’une triple relativité : devant la vertu, à laquelle ils ne contribuent pas et qui est toujours utile ; les uns par rapport aux autres ; mais aussi selon les circonstances.

Si nous prenons pour exemple « la sortie de la vie et le maintien en vie », il s’agit d’une action sur laquelle nous pouvons être amené à délibérer et qui peut être ou non convenable selon les circonstances. Il semble qu’à cet égard, ce qui détermine la décision, c’est la considération des choses conformes à la nature ou contre nature sur la base de critères quantitatifs :

« Pour celui chez qui les choses qui sont conformes à la nature sont plus nombreuses, ce qui lui convient (huius officium), c’est de rester en vie ; chez celui chez qui les choses contraires à la nature sont plus nombreuses ou sont destinées à le devenir, il lui convient de quitter la vie. D’où il suit que pour le sage, même quand il est heureux, il est parfois convenable de quitter la vie, tandis que pour un abruti, même s’il est misérable, il peut convenir de rester en vie. »

Cicéron, De finibus, III, 60

« Ceux qui peuvent satisfaire un plus grand nombre de tendances naturelles doivent rester en vie » (Cicéron, De finibus, III, 61), tandis qu’il convient que les autres quittent la vie.

Un passage de Stobée semble aller tout à fait dans le même sens en soutenant que nous mesurons ce qui est convenable en fonction de ce qui est pour ou contre nature :

Le convenable intermédiaire est mesuré par certains indifférents qui sont sélectionnés en accord avec la nature et contre la nature, et qui apportent un cours paisible tel que si nous ne les acceptons pas ou ne les rejetons pas, hors de certaines circonstances, nous ne pouvons pas être heureux.

Stobée, Eclogae, II, 7, p. 86, 12-16, éd. Wachsmuth = SVF III 499

Dans la délibération, la notion de « mesure » entre ce qui est pour et contre nature est donc cruciale. Chez Cicéron, c’est le fait que les choses contre nature sont plus nombreuses que les choses conformes à la nature qui décidait du choix de quitter la vie (par exemple si quelqu’un a plus d’organes malades et d’infirmités que d’organes sains). Dans le texte de Stobée, on mesure qu’une action est convenable au fait qu’elle porte sur des choses en accord avec la nature[24]. Nous devons suivre le mouvement naturel de l’oikeiôsis, et être conséquent avec ce premier mouvement. Diogène Laërce ne dit pas autre chose à la fin de l’explication, en VII, 108, quand il dit que le convenable « est une activité qui est appropriée aux constitutions en accord avec la nature ». Ce critère permet de distinguer au sein des actions celles qui ont, du point de vue de l’objet qu’elles se donnent, plus ou moins de valeur. Comme il existe des préférables, des non préférables et des indifférents absolus, il sera donc en général convenable de rester en bonne santé, d’honorer ses parents, avoir des relations sociales, etc. A l’inverse, il ne sera pas convenable de négliger ses parents, ou de mépriser son pays. D’autres actions, comme tenir un stylo, ne peuvent être l’objet d’aucune évaluation. De même, comme nous l’avons vu plus haut, certaines actions peuvent ou non être convenables selon les circonstances.

La mesure entre ce qui est conforme à la nature et ce qui est contraire à la nature doit en toute logique également se faire entre la valeur que nous accordons à un indifférent préférable et la valeur absolue qui est le propre de la vertu (et qui est toujours utile et profitable). Nous tendons alors à dépasser le simple convenable intermédiaire (mesa kathêkonta), relatif aux seuls indifférents, pour tendre à l’action droite ou accomplie (teleia kathêkonta). Les anciens stoïciens avaient réfléchi à la nature du bien et le considéraient comme « la perfection naturelle de l’être raisonnable en tant que raisonnable »[25] ; Ils lui attribuaient de nombreuses qualités : « Toutes les choses bonnes sont profitables, bien utilisées, avantageuses, profitables, appropriées et honorables »[26]. A l’inverse, le « mal » est quelque chose de « nuisible, à fuir et à se débarrasser par tous les moyens »[27]. Le bien est notamment « profitable » ou « utile » plutôt que nuisible parce qu’il nous profite par lui-même par le bonheur qu’il nous procure. Il est par lui-même droit, bon et sain.

Ajoutons que tout être vivant est naturellement fait, d’une part pour fuir et éviter les choses qui lui paraissent nuisibles, ainsi que leurs causes, et d’autre part, pour poursuivre et être saisi d’admiration devant celles qui lui sont utiles, ainsi que leurs causes. Par conséquent, il est impossible que celui qui pense subir un tort se réjouisse de ce qui lui semble causer un tort, de même qu’il est incapable de se réjouir du tort lui-même.

Epictète, Manuel, 31, 3

Les choses qui sont toujours bonnes, utiles, profitables et en accord avec la nature incluent tout ce qui est la vertu ou participe à la vertu. Les indifférents peuvent également avoir une certaine valeur qui va nous amener à sélectionner certains d’entre eux de préférence à d’autres, mais ce type de valeur est sans commune mesure avec le bien que représente une manière d’être vertueuse.

Lorsque nous avons l’intention d’agir, nous devons en conséquence nous efforcer d’examiner si l’acte à propos duquel nous délibérons est honnête ou honteux. Cicéron, dans son traité Sur les devoirs, rapporte que Panétius indiquait que lorsque nous examinons cette question, notre esprit est souvent tiraillé entre des avis contraires[28]. Si l’acte est honteux, c’est un problème. C’est le cas par exemple si nous posons un acte qui porte préjudice à autrui, y compris par notre abstention, au détriment de la vertu de justice « qui est la cause de ce qui maintient ensemble la société des hommes et pour ainsi dire la communauté de vie »[29]. Cicéron rappelle que :

La fonction première de la justice est que personne ne nuise à autrui, à moins d’y être provoqué par l’injustice ; c’est ensuite se servir des biens communs comme de biens communs, et des biens privés comme de biens propres.

Cicéron, De officiis, I, 7

Les sources anciennes sont riches d’exemples indiquant clairement que la préservation de la vie commune prime sur nos désirs personnels :

Que quelqu’un dépouille autrui et qu’un homme augmente son profit aux dépens du profit d’un autre homme, voilà qui est encore plus contraire à la nature que la mort, que la pauvreté, que la douleur, que toutes les autres choses qui peuvent arriver à notre corps ou aux choses extérieures. Car c’est là supprimer la vie commune et la société humaine. Si nous sommes disposés à spolier l’intérêt d’autrui et à le léser à notre avantage, la société du genre humain, qui est ce qui est au plus haut point conforme à la nature, doit nécessairement se rompre.

Cicéron, De Officiis, III, 21

Ceux qui suivent la philosophie de Zénon de Cittium évitent l’adultère à cause de la vie commune. Car séduire une femme qui est déjà contractuellement liée à un autre homme par la loi (nomos) est contraire à la nature et détruit le foyer d’un autre être humain.

Origène, contra Celsum 7.63

Si les exemples ci-dessus concernent le vol ou l’adultère, il en va de même avec des actes habituellement tout à fait convenables. Ainsi, si honorer ses parents est tout à fait bénéfique à la vie commune et la société humaine en général, ce devoir s’efface si la préservation de la vie commune est menacée par un père :

Quand un père s’efforcera de s’emparer de la tyrannie et de trahir sa patrie, son fils gardera-t-il le silence ? Bien au contraire, il suppliera son père de n’en rien faire. S’il n’obtient aucun résultat, il lui adressera des reproches, des menaces même. Enfin, si l’affaire doit déboucher sur la ruine de la patrie, il donnera la priorité au salut de la patrie sur celui de son père [30].

Cicéron, De Officiis, III, 90

L’action sera généralement vicieuse si notre inclination à agir est motivée par des passions : si nous agissons par exemple sous l’effet de la colère (orgê), par souci de la vanité (kenodoxia)[31], notre motivation est le désir de vengeance ou notre gloire personnelle et n’est donc pas vertueuse. Nous manquons de maitrise de soi, de tempérance. Notez que vertus de justice et de tempérance ne sont bien sûr pas exclusives l’une de l’autre car nous nous prenons en général injustement à autrui sous l’effet soit de la colère, soit d’un trouble quelconque. Des actes injustes et commis dans le but de nuire proviennent souvent de la crainte, lorsque nous craignons de subir un préjudice. La plupart d’entre nous sont portés à poser un acte injuste pour obtenir l’objet sur lequel s’est porté notre convoitise.

Nous devons nous attacher à accomplir des kathekonta car c’est à partir de ceux-ci que les progrès sont possibles en développant notre aptitude à nous représenter correctement notre avantage. En tant que philosophe, un tel effort est indissociable de l’attention portée, à tous moments, à la qualité de notre intention pour tendre à l’achèvement et à la perfection de l’action. C’est la raison pour laquelle les stoïciens accordaient une grande importance à la parénétique ou direction de conscience, qui implique la résolution de cas pratiques sur la détermination du devoir.  Il faut dire que les choix que nous pouvons être amenés à faire au cours de notre vie ne sont pas toujours évidents et nécessitent une certaine agilité qui ne se développe que par la pratique et un accompagnement éclairé.


[1] LS 63, dans Les philosophes hellénistiques, vol. II, Paris, GF, 2001, p 489-501.

[2] LS 59, dans Les philosophes hellénistiques, vol. II, Paris, GF, 2001, p. 427-443.

[3] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 4.

[4] Jean-Joel Duhot, Leçons sur le stoïcisme, Ellipses, p 231

[5] Sur l’usage d’une définition zénonienne employée comme point de départ par Chrysippe ou d’autres stoïciens, voir Tieleman, Chrysippus’ on affections : reconstruction and interpretation, Leiden, Brill, 2003, p. 96-97 (définition de la passion) ; Gourinat, « Les polémiques sur la perception entre stoïciens et académiciens », Philosophie antique, vol. 12, 2012, p. 57 (définition de la katalepsis).

[6] Cicéron, Fin. III, 58 : « Le convenable est ce qui est accompli de telle sorte que l’on puisse en donner une justification probable » (est autem officium, quod ita factum est, ut eius facti probabilis ratio reddi possit) ; cf. Id., Off. I, 8 : « ils disent que le convenable moyen est ce dont on peut donner une justification probable de la raison pour laquelle on l’a fait » (medium autem officium id esse dicunt quod cur factum sit ratio probabilis reddi possit). Cette opération n’est certainement pas innocente de la part de Cicéron : elle lui permet de rapprocher la conception stoïcienne du kathekon de la définition d’Arcésilas, qui ne comprenait que cette partie de la définition.

[7] La notion d’attachement à soi, ou oikeiôsis en grec, est un apport tout à fait original des stoïciens et le fondement naturel de leur éthique depuis les débuts de l’École. Chrysippe disait déjà, au premier livre de son traité Sur les fins que, pour tout être vivant l’objet premier qui lui est propre est sa propre constitution et la conscience qu’il a de celle-ci.

Nous parlons « d’attachement à soi » pour traduire l’expression grecque oikeiôsis pros heouton ou oikeiousthai heoutoi. Le substantif oikeiôsis a été formé à partir de la forme passive du verbe oikeiousthai pros ti/tini qui signifie « devenir l’ami de quelqu’un » ou « trouver de l’intérêt à quelque chose », ce qu’exprime le mot « attachement » en français, de préférence à l’habituelle traduction « appropriation ». Devenir ami a pour conséquences l’affection, l’estime et le souci, c’est-à-dire l’intérêt actif pour celui dont on devient ami. Nous avons donc affaire ici à un rapport affectif et pratique à soi-même qui a pour résultat la célèbre notion du « souci de soi ».

[8] Voir à ce sujet mon article sur le blog de Stoa Gallica : Une relecture des notions de telos et skopos dans la tradition stoïcienne à la lumière de Jean Cassien.

[9] Les intermédiaires qui ne sont ni des biens ni des maux, mais des indifférents.

[10] Marc Aurèle, XII, 23, 2 : τὸ ἐκ πασῶν τῶν πράξεων σύστημα, ὅπερ ἐστὶν ὁ βίος.

[11] Armin a retenu comme fragment de Chrysippe, SVF III 293, un passage de Clément, Paedag. I, 13, 102, 4, qui définit le bios… « des chrétiens » (qu’Arnim transforme en bios vertueux !) « l’ensemble des actions rationnelles ». La manipulation de texte est forcée, mais Arnim n’a probablement pas tort d’y voir une définition d’origine stoïcienne, comme semble l’indiquer la formule de Marc Aurèle.

[12] LS 59 B, vol. I, p. 365 (trad. française, t. II, p. 438) ; vol. II, p. 356 (trad. française, t. II, p. 427 n. 6) ; voir Diogène Laërce, VII, 75-76 et 177 ; Voir aussi Tad Brennan, The Stoic Life, Emotions, Duties, and Fate, 2007, p. 169- 230.

[13] Les eupatheia (εὐπάθεια) sont ainsi définies dans le lexique du site de Stoa Gallica : état de bien-être propre au sage stoïcien, qui n’éprouve aucune passion, ou qui n’éprouve que de bons affects (eupatheiai), parmi lesquels la joie (khara), le souhait raisonnable (boulêsis) et la prudence (eulabeia).

[14] Cicéron, Fin. III, 58 ; id., Off. I, 8. Voir Glucker 1995, p. 127 n. 62.

[15] Voir Glucker 1995, p. 115-116 ; sur la confusion entre eulogon (εὔλογον) et pithanon (πιθανόν), voir Glucker 1995, p. 127. Glucker 1995, p. 130, dit que « la suggestion qu’un visum qui est probabile pourrait aussi être veri simile n’est faite qu’une fois », et renvoie à Cicéron, Ac. Pr. II, 49.

[16] Voir Diogène Laërce, VII, 75-76.

[17] Voir Cicéron, Ac. Pr. II, 108-109.

[18] Diogène Laërce, VII, 107 : ὅσα λόγος αἱρεῖ ποιεῖν ; Cicéron, Fin. III, 58 : quidem talis, ut ratio postulet agere aliquid et facere eorum.

[19] Cicéron, Fin. III, 59 : sapiens… iudicat, cum agit, officium illud esse.

[20] Épictète, Ench. 42 : καθήκειν αὐτῷ οἰόμενος.

[21] Diogène Laërce, VII, 93 (=SVF, III, 265).

[22] Stobée, Ecl., II, 7, 5b2 ; p. 60, 24-25 W. (SVF, III, 264)

[23] Andonicoas, Peri pathon, II, 3,2, p 243, 37 Gliber-Thirry (=SVF, III, 267).

[24] C’est donc la conformité avec la nature qui détermine ce qu’il est convenable de faire. Trois modèles de la délibération stoïcienne ont été récemment proposés dans les discussions sur ce qui détermine le convenable – le modèle salva virtute selon lequel nous recherchons les choses conformes à la nature tout en gardant un œil sur la vertu, le modèle indifferents only selon lequel la vertu n’a aucun rôle dans la délibération, et le modèle « ne pas pousser » (‘No Shoving’ model) dans lequel c’est le fait qu’une action est plus ou moins conforme à la nature qui détermine si elle est convenable ou non. Sur les deux premiers modèles, voir Brennan, « Stoic Moral Psychology », in The Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge, Cambridge Unviersity Press, 2003, p. 281-283 et Brennan, The Stoic Life: Emotions, Duties, and Fate, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 182-202. Brennan (2005), p. 203-214, argumente en faveur du troisième modèle.

[25] Diogène Laërce, VII, 94.

[26] Stobée, Anthologie, 2.5d.

[27] Epictète, Entretiens 4.1.

[28] Cicéron, De Officiis, I-9.

[29] Cicéron, De Officiis, I-7-20.

[30] Ce n’est pas le cas pour Epictète, par exemple, pour qui les liens familiaux sont plus forts que les liens à la patrie. Cicéron (avec Panétius) semble avoir une position singulière en ce qui concerne la hiérarchie des relations et donc des devoirs. Sur l’invention de la casuistique et les divergences d’opinion entre Panétius, Musonius Rufus et Epictète sur les devoirs envers les parents, voir Christelle Veillard, Les stoïciens II, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 128-129. Voir aussi, pour Epictète, Manuel, 43 mais aussi Entretiens, II, 10, 7-8.

[31]  Cf mon article sur le blog de Stoa Gallica sur la kenodoxia: https://stoagallica.fr/la-kenodoxia-vaine-gloire-vanite/

6 commentaire

  1. Merci d’avoir rappelé la distinction entre l’action droite et l’action convenable. La première est en effet à la seconde ce que la représentation compréhensive est à la représentation raisonnable. Autrement dit, l’action convenable n’est pas toujours droite, et elle peut même à l’occasion être vicieuse, car dénuée de disposition adéquate. Distinction subtile mais essentielle, qui échappe parfois aux pratiquants. Cela dit, n’oublions pas que lorsque Cicéron s’exprime sur le sujet, il le fait dans l’esprit quasi sceptique de la Nouvelle Académie, pour qui le probable règne en maître (vous l’avez fort bien souligné dans la note 6).

    1. Bonjour,

      Merci de votre commentaire. Sénèque suit également l’avis de Cicéron sur la représentation raisonnable tout simplement parce que dans la vie de tous les jours il est impossible “d’attendre l’absolue certitude” (nous connaissons rarement toutes les causes à l’œuvre dans les évènements que nous vivons):

      “A celui-là nous répondrons que jamais nous n’attendons l’absolue certitude (car la recherche de la vérité est ardue et que le chemin que nous suivons est celui de la vraisemblance). Telle est la méthode en toute sortes de tâches : semailles, navigation, campagnes militaires, mariage, paternité, pour tout nous procédons ainsi ; bien qu’en toutes ces entreprises le résultat soit incertain, nous nous rangeons au parti qui nous a paru avoir des choses sérieuses. Qui peut en effet promettre au semeur la récolte, au navigateur le port, au soldat la victoire, au mari l’honnêteté de son épouse, au père l’affection de ses enfants ? Nous nous guidons sur le raisonnement, ce qui ne veut pas toujours dire la vérité. Mais attendre sans rien faire, sauf en cas de succès assuré, ou bien vouloir ignorer, sauf en cas d’évidence patente, c’est renoncer à faire quoi que ce soit, c’est ne plus vivre. Puisque ce sont des motifs de vraisemblance qui me décident à tel ou tel parti, et non la vérité, l’homme à qui je ferai du bien sera celui dont la gratitude paraitra vraisemblable.”
      Sénèque, Benef. IV, 33, 2-3

      Un acte peut être qualifié de convenable qu’il soit fondé sur une représentation compréhensive (rare) ou une représentation raisonnable (plus fréquent). C’est la coloration vertueuse de celui-ci qui en fait une action droite ou non. Donc l’action convenable n’est pas nécessairement droite. La question que l’on peut se poser est le statut d’un action non convenable qui serait effectuée de manière vertueuse. Le cas est souvent évoqué dans les textes avec par exemple le cas de la non restitution d’un dépôt. Nous sommes parfois dans l’obligation d’agir ainsi (blesser ou tuer quelqu’un pour se défendre). Je ne pense pas qu’un tel acte puisse être qualifié “d’action droite”, autrement dit je ne pense pas – c’est mon avis – que l’intention bonne justifie tout et n’importe quoi: ce serait trop facile ! Déterminer si une action est convenable ou non était d’ailleurs l’objet d’enseignements précis: par exemple “honorer les dieux” ou encore “honorer ses parents” comme certains écrits de Hiéroclès ou le commentaire du Manuel par Simplicius en sont le témoin.

  2. Merci pour cette réponse circonstanciée et pour ce passage éclairant de Sénèque. Peut-être peut-on envisager le problème plus simplement en se rapprochant d’Epictète. Considérons le convenable sous l’angle de la prénotion. La cause de trouble, de dissension est l’application aux cas particuliers. Sur une tentative d’homicide, pour reprendre votre exemple, l’assassin aura une conception du convenable (par exemple je suis un tyran, je suis méchant, dangereux, etc. On doit m’exterminer). Et j’en aurai une autre ( en vertu de l’appartenance à moi-même, je dois sauvegarder ma vie au détriment de celle de mon agresseur). Epictète dirait : «apporte tes prénotions, utilise la règle. » Au livre IV (5, 29) il explique : « Ce qui a fait Etéocle et Polynice, ce n’est pas autre chose que leur jugement sur la tyrannie, leur jugement sur l’exil. » Autrement dit, ce qu’ils estimaient convenable vis-à-vis de la tyrannie et de l’exil. Plus loin, Epicète précise : « Si c’est, au contraire dans la droiture de la personne, et en cela seul que réside le bien […] quelle place peut-il y avoir pour la dispute. » Il nous oriente là, je crois, sur la règle à appliquer, et c’est par cette connaissance que peut s’exprimer l’action droite. Il me semble que, malgré quelques ajustements, quelques clarifications à apporter, ce pourrait être une piste à explorer.

  3. L’usage des prénotions est effectivement à la base de tout. C’est l’apprentissage de cet usage qui est à la base des trois disciplines (je me base ici sur le travail d’Olivier D’Jeranian):

    Discipline du désir et de l’aversion :
    Prénotion morale du bien, du mal, du juste et de l’injuste.
    Le désir a pour cause le sentiment de l’utile (E I, 18, 2 ), c’est-à-dire le bien . C’est, en outre, du fait de la même nature de la pensée que l’âme est contrainte à choisir l’utile (E I, 28, 6 ; cf. III, 3, 2), l’être humain étant « naturellement fait pour aimer rien autant que ce qui lui est utile » (E, II, 22, 16).

    Sur la discipline du désir se développe la discipline de l’action:
    Prénotion morale de l’utile ou du nuisible + prénotion du devoir, c’est-à-dire « ce que l’on doit accomplir »,
    L’impulsion est essentiellement un acte de juger (κρίνειν) le convenable (τὸ καθῆκον) , opinion qui n’est autre que la cause du mouvement vers l’action, puisqu’il est « impossible de juger une action convenable et de tendre vers une autre » (I, 18, 2).
    Exemple d’étude de kathekon: actions appropriées envers les parents, actions appropriées envers les frères, actions appropriées envers les maitres qui enseignent les choses bonnes, actions appropriées envers les amis, actions appropriées envers les concitoyens, envers le voisin, les étrangers, le chef d’armée (un supérieur hiérarchique ?), les actions appropriées envers les gouverneurs d’une cité, actions appropriées dues aux dieux, action appropriée pour le recours à la divination, action appropriée relatif au genre de vie, relatif au train de vie, action appropriée relatif au mensonge etc. Je n’ai rien trouvé sur l’homicide, mais j’imagine qu’il devait y avoir des règles (en tout cas, c’est aujourd’hui le cas dans la christianisme vis à vis de la légitime défense) ou sur le vol.

    La discipline du jugement se construit ensuite sur les disciplines du désir et de l’action:
    Prénotion du vrai, du faux et de l’incertain
    Le critère de la vérité est la représentation compréhensive , mais plus spécifiquement la prénotion du vrai, du faux et de l’incertain qui oriente la discipline de l’assentiment. L’assentiment est, en vertu de « la nature de la pensée », causé par ce qui paraît exister (τὸ φαίνεσθαι ὅτι ὑπάρχει), c’est-à-dire par le sentiment du vrai, sa négation par celui du faux et sa suspension par celui de l’incertain (I, 28, 1-3), « profession » de la raison et définition de l’art dialectique selon les anciens stoïciens . L’assentiment a donc pour unique fonction de juger le vrai, le faux et l’incertain

  4. Excellent résumé, Elen. Complet et clair, merci. On voit bien où l’action convenable s’insère dans le parcours du progressant : après un temps d’exercice suffisant consacré au premier topos, celui des désirs et des aversions. Sur le même thème, je me permettrais de signaler, outre les travaux de D’Jeranian, deux classiques disponibles à des prix modiques, idéals pour débuter : La citadelle intérieure, de Pierre Hadot (Le Livre de Poche, 9,70 E), et Epictete portatif, de Laurent Jaffro (in Manuel d’Epictète, Flammarion, 2,90 E).

    1. Il faut en effet avoir consacré un temps suffisant au 1er topos (donc avoir travaillé à extirper ses passions) avant de passer à l’étude de l’action convenable ou appropriée.
      Merci pour cet échange 🙂

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