Marc-Aurèle mentionne à plusieurs reprises dans ses pensées l’exigence de « simplicité » (haplotês en grec)[1], qu’il oppose à la duplicité[2]. Il s’agit manifestement d’une vertu très importante à ses yeux et il faut noter qu’il est à cet égard notre seule source en grec car elle n’est mentionnée ni dans les fragments stoïciens (Stoicorum Veterum Fragmenta), ni chez Musonius Rufus, ni chez Epictète. Elle n’est donc pas non plus listée dans les divers catalogues de vertus qui nous ont été transmis par Andronicos de Rhodes, Stobée ou Diogène Laërce. Elle est cependant très présente dans le christianisme.
Marc-Aurèle associe souvent la simplicité à d’autres vertus, en particulier la bonté et la bienveillance :
[…] « Mais laquelle de ces deux choses est la plus apaisante ? » Or, n’est-ce pas ainsi que le plaisir nous égare ? Regarde donc si la grandeur d’âme, la vraie liberté, la simplicité, la bonté, la piété, ne sont pas plus apaisantes[3].
Conserve-toi, simple bon, intègre, sérieux, naturel, ami de la justice, pieux, bienveillant, amical, et résolu dans l’accomplissement du devoir[4].
Il semble à cet égard suivre une vielle tradition car Cicéron, qui le précède de plusieurs siècles, utilise le même procédé :
Par conséquent, nous voulons que les hommes courageux et magnanimes, soient en même temps, bons et simples (bonos et simplices), amis de la vérité et nullement trompeurs – qualités qui sont au cœur du mérite procuré par la justice[5].
La vertu de simplicité
L’étymologie du grec haplotês (ἁπλότης) est ἁ- (ha-, « un, même ») et -πλόος (-plóos, « pli »), c’est-à-dire, à proprement parler : « unicité, sans plis, comme un morceau de tissu déplié », c’est-à-dire qui n’est pas composé ou trop compliqué, qui n’est pas inutilement complexe. Le lien avec le verbe haploô, signifiant « déployer », « étendre », incite également à comprendre cette vertu comme un état de déploiement et d’ouverture.
Cette vertu désigne donc, en grec, la simplicité, la générosité, l’unicité, la sincérité, l’honnêteté mentale, ou encore la qualité de celui qui est sans prétention ni hypocrisie. Elle désigne également l’absence d’égoïsme, l’ouverture de cœur se manifestant par la bonté et la bienveillance.
Comme il faut être corrompu et hypocrite de dire : « J’ai résolu d’agir franchement avec vous ! ». Homme que fais-tu ? Une pareille déclaration est déplacée. On te verra bien à l’œuvre. C’est sur ton front que cela doit être inscrit. Cela s’entend tout de suite dans la voix, se lit tout de suite dans les yeux, de même que dans les regards de ses amants celui qu’ils recherchent reconnait tout de suite leur passion.
En un mot, l’homme simple et bon doit être comme celui qui a une mauvaise odeur : il faut qu’en l’abordant, qu’il le veuille ou non, l’on sente qui il est. L’affectation de la franchise est la duplicité. Rien n’est plus odieux qu’une amitié de loup. Garde t’en par-dessus tout. L’homme bon, simple et bienveillant porte ces qualités dans ses yeux ; elles n’échappent à personne[6].
Marc Aurèle affirme donc que dire « je suis franc » et être franc n’est pas la même chose. Ce qui compte, c’est d’être franc, c’est-à-dire conformer notre être intérieur et nos actes à ce que nous sommes vraiment.
Dans l’état de simplicité, l’hégémonique (la faculté directrice de l’âme) est unifié, il n’est pas partagé entre divers buts et divers désirs, mais va au contraire droit au but. Cette unité de l’hégémonique est l’équivalent de la « pureté » et de la vérité en ce qu’il est orienté vers sa fin véritable. C’est donc une vertu qui touche de près au développement de l’intimité de la personne. Et pas seulement à son intimité mais également à la conformité de ses actes avec le fond de son être puisque la simplicité se définit par une sorte de coïncidence entre ce que nous avons à l’esprit et ce que nous faisons, c’est-à-dire une certaine cohérence entre le discours intérieur et les actes, entre ce que nous sommes et ce que nous faisons.
La duplicité
L’opposé de cette unité ou de cette pureté est la « duplicité » (en grec skalmê – σκάλμη). L’étymologie de ce terme est très intéressante en ce qu’il vient du verbe σκάλλω (skállō, « fouir », « sarcler ») qui lui-même a pour racine le proto-indo-européen (s)kelH qui signifie trancher, couper, d’où par extension séparer. Elle donne le français « scalpel ». Il y a peut-être derrière cette étymologie l’idée d’être coupé de soi. La tradition chrétienne ultérieure utilise quant à elle le terme dipsychia, qui caractérise une personne qui aurait « l’âme double », c’est-à-dire qui serait intérieurement divisée. La duplicité consiste à avoir une chose dans l’esprit et à en extérioriser une autre, car la personne ayant intérieurement perdu de vue sa fin véritable voit inévitablement ses pensées et ses désirs se compliquer.
Cette dualité ou cette coupure va alors par exemple s’exprimer non seulement par un refus de dévoiler ses intentions réelles, mais aussi à travers son expression orale, sa façon de s’habiller, son comportement en général ou sa vie intérieure :
- En ce qui concerne l’habillement : elle peut vouloir paraître plus riche, plus pauvre, plus jeune, plus vieille ou, simplement, différente. C’est le cas de celle qui, sachant que, dans une soirée, tous vont porter une cravate, s’habille de la façon la moins conventionnelle possible.
Marc-Aurèle doit par exemple à Rustique d’avoir compris qu’il n’était pas nécessaire de se promener dans sa maison vêtu d’une toge et autres vanités de ce genre[7].
- En ce qui concerne l’expression orale ou écrite : elle peut vouloir paraître plus intelligente par l’usage d’un vocabulaire recherché ; faire croire qu’elle ne possède pas des qualités qui sont évidentes ; citer de nombreux auteurs qu’elle n’a pas lus afin de paraître plus érudite ; s’efforcer de paraître plus riche ou plus docte par le ton de se voix et les « expériences » qu’elle raconte ; faire semblant d’être scandalisée ; s’attribuer des qualités qu’elle ne possède pas.
Rustique a ainsi montré à Marc-Aurèle comment écrire ses lettres simplement, comme celle qu’il écrivit lui-même de Sinuessa à sa mère, mais également à ne pas se laisser entraîner à la suite des sophistes, à ne pas composer de savants traités théoriques ou des exhortations en vue de persuader[8].
La simplicité de l’expression orale est également très importante aux yeux de Sénèque qui prend pour exemple les maitres anciens « qui étaient d’un temps où l’on ne se piquait pas encore d’une éloquence à grand effet. Ils s’énonçaient simplement, avec l’unique ambition de se faire comprendre. Et pourtant, ils fourmillent de rapprochements imagés[9]. »
- En ce qui concerne le comportement général : elle peut essayer de passer pour ce qu’elle n’est pas. Simuler d’être accablée de travail quand ce n’est pas le cas, organiser une vie compliquée afin de ne pas avoir le temps pour l’essentiel ; avoir tout lu, tout vu, tout écouté sous prétexte d’être à la page, au lieu d’approfondir ce qu’il y a de plus important ; perdre son temps, gaspiller son argent, son énergie, par caprice, pour faire bien, etc. Elle cherche de cette manière à frapper les imaginations en faisant étalage d’activité ou de bienfaisance[10].
- Elle peut aussi manquer de simplicité, bien que ce soit difficile à saisir de l’extérieur, dans son monde intérieur. Sa vie intime peut être marquée de toute une série de scrupules qui obscurcissent l’essentiel de la vie au point qu’il devient difficile de distinguer ce qui est important de ce qui est secondaire.
La simplicité est au contraire question de se laisser connaître, de parvenir à une continuité entre ce que l’on a en nous et notre comportement habituel, notre façon de parler, de nous habiller, et tout le reste. Toute une vie est nécessaire pour nous déplier, devenir sans pli, être simple. Cette vertu est aussi étroitement liée à l’absence d’orgueil, à la franchise, ainsi qu’à la loyauté, qui pousse à tenir ses promesses en faisant ce que l’on s’est engagé à faire[11].
La simplicité dans nos relations avec les autres : dangers et bienfaits
Mais n’y a-t-il pas danger de manque de pudeur et de réserve[12] si la simplicité dévoile à ce point notre intimité ? La simplicité suppose que l’on ait réfléchi sur que l’on veut manifester. La vertu de prudence nous permet de discerner en amont s’il convient ou non de livrer les divers aspects de notre intimité. La simplicité nous aide alors à agir conformément à nos intentions profondes. Nous devons nous référer aux intentions personnelles, pas à celles qui sont imposées par des règles ou des coutumes étrangères aux convictions propres.
Cette vertu doit logiquement être considérée comme une espèce de la vertu cardinale de justice (dikaiosunê en grec) car elle prend tout son sens dans nos rapports avec le divin et avec ceux qui nous entourent. C’est en effet être en harmonie avec le logos que de rester fidèle à notre vraie nature. Par ailleurs, la qualité des rapports avec nos proches dépend de la simplicité. Les relations professionnelles peuvent parfois être empreintes d’une certaine duplicité et parvenir malgré tout à de bons résultats. Mais si on manque de simplicité avec un ami, l’amitié (philia en grec) disparait ipso facto, parce que la relation n’existe alors que par des règles formelles qui permettent une entente apparente.
Il faut se faire connaître pour aider les autres à s’améliorer et pour pouvoir s’améliorer personnellement. Si le progrès recherché ne concerne pas l’intimité de la personne, la simplicité est secondaire. Un moniteur d’auto-école peut ainsi tout à fait apprendre à un jeune à conduire sans devoir recourir à des aspects de son intimité. Cependant, dans toute relation il est toujours possible, dans une certaine mesure, de se faire connaître pour essayer de partager ce que l’on considère important dans la vie : le bonheur, la joie, le travail bien fait, la sérénité, etc.
Pourquoi développer la vertu de simplicité ?
- Si nous nous efforçons d’être simple, nous n’essaierons pas de nous dérober ou de nous trouver des excuses pour ne pas accepter notre être véritable. C’est ainsi que nous parviendrons avec le temps à devenir intègre et noble en étant fidèle à notre véritable nature et approfondir ainsi notre éducation philosophique.
- Nous pourrons établir des relations empreintes de simplicité avec les autres, d’où peut naître l’amitié (en grec philia) dont tout être humain a besoin. Cette simplicité facilite également l’entente dans les familles et avec les amis.
- Enfin, cultiver la simplicité permet d’éviter le ridicule. Lorsque nous prétendons être ce que nous ne sommes pas, nous prenons le risque de devenir bizarre et extravagant, ce qui, selon les circonstances, peut prêter à rire.
On remarquera alors notre naturel dans notre comportement habituel, lorsque nous poursuivons des objectifs tels que devenir un meilleur philosophe, meilleur fils, meilleur père, meilleur époux, meilleur ami, meilleur collègue, meilleur employé, ou aider les autres à prendre ce chemin.
Antonin, un modèle de simplicité
Dans le premier livre de ses pensées, Marc-Aurèle se plait à décrire la simplicité de son père adoptif, l’empereur Antonin[13]. Ce dernier était ainsi prêt à écouter tous ceux qui avaient quelque chose à dire d’utile à la communauté, à permettre à ses amis de ne pas toujours être dans les convives ou les obliger à l’accompagner dans ses voyages, à rester le même avec ses amis lorsqu’ils devaient s’éloigner à cause de leurs obligations, à rester fidèle à ses amis sans manifester de lassitude ni d’engouement excessif. Il s’effaçait également sans jalousie devant ceux qui possédaient une faculté éminente, telle que la clarté du discours, la connaissance des lois, des mœurs ou toute autre science : il s’intéressait à eux et veillait à ce que chacun eût la renommée que méritait sa supériorité spéciale. La simplicité d’Antonin se voyait également dans le fait qu’il n’aimait pas se baigner à une heure indue, qu’il n’était pas curieux de mets rares, ni attentif au tissu ou à la couleur de ses vêtements ou à la beauté physique de ses serviteurs. En résumé :
Tout son train de vie était de la même simplicité. Il n’y avait dans ses manières rien de dur, d’inconvenant ou de violent, rien dont on pût dire : « il en sue »[14].
C’est sans doute parce que l’exemple d’Antonin a été si important chez Marc-Aurèle qu’il mentionne à plusieurs reprise cette vertu dans ses pensées. Ce sera peut-être également une source de méditation pour nous.
[1] Voir notamment Marc Aurèle, Soliloques, 4.26, 5.9, 6.30, 7.31, 10.9, 11.15.
[2] Marc-Aurèle, Soliloques, 11.15, trad. Grateloup.
[3] Marc-Aurèle, Soliloques, 5.9.trad. Grateloup.
[4] Marc-Aurèle, Soliloques, 6.30, trad. Grateloup.
[5] Cicéron, Les Devoirs, I, 19, 63, trad. Maurice Testard.
[6] Marc-Aurèle, Soliloques, 11.15.
[7] Marc-Aurèle, Soliloques, 1.7, trad. Grateloup.
[8] Marc-Aurèle, Soliloques, 1.7, trad. Grateloup.
[9] Sénèque, Lettres à Lucilius, 59.6, trad Henri Noblot et Paul Veyne.
[10] Marc-Aurèle, Soliloques, 1.7, trad. Grateloup.
[11] Cicéron explique dans Les Devoirs que « […] le fondement de la justice est la loyauté, c’est-à-dire la constance et la vérité dans les paroles et les engagements. Par suite, bien que cela paraitra sans doute assez âpre à certains, osons imiter les stoïciens, qui s’appliquent à rechercher l’origine des mots, et croyons que, parce que ”se réalise ce qui a été dit”, elle a été appelée ‘loyauté’ (fidem…fiat quod dictum est) ». (Cicéron, Les devoirs, I, 23. Trad. Stéphane Mercier)
[12] La réserve ou aidêmosunê en grec est une vertu spécifiquement rattachée à la tempérance (sophrosunê), que les stoïciens définissaient comme « la science relative à la circonspection à propos d’un juste blâme », c’est-à-dire comme la connaissance qui équipe un agent avec l’impulsion correcte pour guider son comportement afin d’éviter d’être mis dans la situation de recevoir un reproche justifié.
[13] Marc-Aurèle, Soliloques, 1.16.
[14] Idem.
Crédits: Bustes de Marc Aurèle et de Lucius Aurelius Verus, Domaine public; Statue d’Antonin le pieux en armure, par Jean-Pol Grandmont, Licence CC BY-SA 3.0.