La kenodoxia, couramment traduite en français par vaine-gloire ou vanité, est une passion particulièrement importante, source de nombreuses autres maladies de l’âme. Bien que les stoïciens abordent souvent cette question, la kenodoxia n’est pas mentionnée dans les catalogues de passions qui nous ont été transmis par Diogène Laërce, Cicéron, Stobée ou encore Andronicos de Rhodes. On peut cependant raisonnablement penser que celle-ci est une espèce du plaisir ou hèdonè[1] en ce que les passions qui en dépendent impliquent « une décontraction ou un gonflement de l’âme désobéissant à la raison ou l’opinion qu’un bien nous touche à l’égard duquel il convient de se décontracter »[2]. Le terme kenodoxia apparait rarement dans la littérature stoïcienne mais on note toutefois que Marc-Aurèle indique plusieurs fois dans ses pensées qu’il tenait l’Empereur Antonin, son père adoptif, comme l’exemple d’une personne dédaignant la vaine gloire (en utilisant l’adjectif akenodoxos)[3].
Les différentes formes de kenodoxia
La forme la plus grossière de vanité consiste à se montrer fier et à se glorifier d’une supériorité que l’on possède ou que l’on croit posséder. Epictète précise ainsi que :
Quand un homme possède une supériorité sur les autres, ou du moins croit en avoir une même si ce n’est pas le cas, il est inévitable, s’il manque d’éducation, qu’il en soit tout enflé d’orgueil[4].
C’est le verbe phusaô qu’Epictète utilise ici, qui signifie dans ce contexte être gonflé ou bouffi (sous-entendu d’orgueil). Et c’est bien d’une inflation de l’égo dont il s’agit, qui consiste à se montrer fier et à se glorifier de biens que l’on possède ou que l’on croit posséder, et à désirer d’être vu, considéré, admiré, estimé, honoré, loué, voir flatté par les autres hommes. Le vaniteux peut ainsi se glorifier et désirer l’admiration d’autrui pour ses qualités physiques – réelles ou supposées- comme la beauté de son corps ou de sa voix, mais aussi de son allure, de sa prestance et pour tout ce qui contribue à lui donner une belle apparence (vêtements, parfums, bijoux, etc.). Il peut aussi se gonfler et attendre la considération pour son habileté manuelle ou son savoir-faire dans tel ou tel domaine ou encore parce qu’il appartient à tel ou tel rang social ou occupe tel ou tel poste. Cette inflation de l’égo peut non seulement dépendre du regard des autres, mais s’alimenter également des louanges que le vaniteux s’attribue à lui-même. Il en vient alors à se croire supérieur aux autres, ce qui est un stade avancé de la maladie. Epictète s’amuse de ce genre d’individu :
« Ils sont plaisants, dit Epictète, ceux qui s’enorgueillissent de ce qui ne dépend pas de nous. « Je te suis supérieur, dit l’un ; car j’ai de nombreux champs alors que toi tu meurs de faim » Un autre dit : « je suis de rang consulaire. » Un autre : « Je suis procurateur. » Un autre encore : « J’ai une belle chevelure bouclée. » Mais un cheval ne dit pas à un autre cheval : « Je te suis supérieur parce que j’ai beaucoup de fourrage, beaucoup d’orge, une bride en or et une selle brodée », mais : « parce que je suis plus rapide que toi ». Tout être vivant est supérieur ou inférieur en fonction de l’excellence ou du défaut qui lui sont propres. L’homme est-il donc le seul à ne pas avoir une excellence à lui, et faut-il que nous regardions à ses cheveux, à ses vêtements, à ses aïeux[5] ?
La kenodoxia porte également les hommes à s’élever et à se faire admirer pour les richesses et les biens matériels qu’ils possèdent. Cela se traduit souvent par une fierté déplacée dans ses réussites, accomplissements, avantages ou qualités et une disposition à s’en glorifier en les affichant excessivement par la prétention et la vantardise (en grec alazoneia)[6].
Elle peut ainsi constituer le moteur de passions comme la philoploutia (« désir de richesses ») ou la philochrèmatia (« désir démesuré d’argent ») ou encore la philotimia (« désir démesuré d’honneurs »), ces dernières pouvant également porter l’homme à la vaine-gloire. Ces passions s’engendrent les unes les autres. Le vaniteux amasse de l’argent ; le riche est souvent vaniteux. Le goût du luxe et du faste apparait comme lié aux deux passions : suscité par la kenodoxia et supposant les désirs de richesse, d’argent ou d’honneurs, il est accru en retour lorsqu’il se trouve satisfait.
C’est également souvent poussé par la kenodoxia que les êtres humains veulent atteindre une situation et un rang social élevé. Cette passion attache au pouvoir sous toutes ses formes et se trouve fréquemment être la cause de sa recherche ; elle est alors l’alliée et le moteur d’une autre passion que les stoïciens nomment philarchia ou « désir de pouvoir ». Une telle attitude peut alors amener à vouloir s’afficher comme un homme riche et en charge d’une magistrature alors que ce n’est pas le cas. Or, pour Epictète, un tel comportement :
[…] est le fait d’un fanfaron, d’un être vain et sans valeur. Et vois un peu par quels moyens tu pourrais donner corps à cette imposture : il faudra te faire prêter de petites esclaves, acquérir quelques petits vases d’argent et les montrer fréquemment en public, si possible, toujours les mêmes mais en tachant de cacher que ce sont les mêmes ; il te faudra des habits voyants et autres atours fastueux ; il te faudra faire voir que tu es honoré par les gens distingués, essayer de diner chez eux ou du moins de faire croire que tu y dines ; user d’artifice pour que ta personne paraisse plus gracieuse et plus noble qu’elle ne l’est[7].
Celui qui a le pouvoir et qui est dominé par la vaine-gloire cherche généralement à être admiré mais s’efforce aussi constamment de plaire pour entretenir et faire croitre cette admiration autant que pour conserver son pouvoir ainsi que les prérogatives qui s’y attachent et les avantages qu’il en retire.
Sur un plan plus subtil, parce que moins dans le domaine de l’apparence et de la matérialité que les exemples précédemment cités, mais presque aussi répandue, la kenodoxia consiste aussi pour ceux qui en sont sujets à se montrer fier de leurs qualités intellectuelles (de leur intelligence, de leurs connaissances ou de leur savoir, de leur maitrise du langage, de leur capacité à bien discourir, à bien écrire, etc.) et à rechercher pour cela l’attention, l’admiration et les louanges d’autrui. L’ambition dans les domaines intellectuels et culturels aussi bien que dans le domaine politique et financier est le plus souvent le produit de la kenodoxia. Galien de Pergame appelait cette forme particulière de vaine-gloire doxosophia, que l’on peut traduire par « présomption »[8].
Il existe encore une autre espèce de kenodoxia qui s’enfle des progrès réalisés grâce à l’éducation philosophique. Ainsi, un philosophe qui aurait par exemple dépassé tout attachement à l’égard de certains biens extérieurs pourrait se gonfler en lui-même ou devant les autres de ses vertus ou de son ascèse et rechercher pour cela l’admiration et les louanges d’autrui. Ainsi, c’est lorsque nous nous efforçons de combattre nos passions et de développer la pratique des vertus qui en sont la négation que nous risquons d’être dominé par cette forme de vaine-gloire. C’était manifestement un danger bien connu des anciens car Epictète s’efforçait de réfréner la tendance à l’ostentation et à la vantardise de certains de ses élèves :
[…] Seulement, n’en fais pas étalage, ne t’en vante pas, montre-la par ta conduite ; et même si personne ne s’en aperçoit, qu’il te suffise d’être toi-même en bonne santé et heureux[9].
Comment appelais-tu ces choses ? – Cela te regarde, homme ? Mes maux me suffisent. Tu as raison, tes maux te suffisent en effet : ta bassesse, ta lâcheté, la vantardise dont tu faisais preuve quand tu étais sur les bancs de l’école. Pourquoi te parais-tu d’ornements étrangers ? Pourquoi te disais-tu stoïcien[10] ?
Et Marc-Aurèle d’indiquer
Combien est-il plus digne d’un sage de se montrer, dans les circonstances qui s’offrent, juste, tempérant et obéissant aux dieux en toute simplicité. Car l’orgueil qui se pare de son humilité[11] est de tous le plus déplaisant[12].
L’orgueil est un dangereux sophisme. Quand on croit s’attacher aux objets les plus dignes d’attention, c’est alors qu’il déploie toutes ses ressources pour nous mystifier. Vois donc ce que Cratès dit de Xénocrate lui-même[13].
Nous avons donc affaire ici à une passion subtile du fait de sa capacité à se revêtir de nombreuses formes ; elle est donc difficile à percevoir et à combattre. Pour autant, la vanité, comme toutes les autres passions doit être considérée comme une maladie et une sorte de folie. Son caractère pathologique tient essentiellement au fait qu’elle est constituée par la perversion d’une attitude naturelle et normale qui est l’usage des représentations « selon la nature », à un usage « contre nature ». Ce mauvais usage est la conséquence de notre négligence à cultiver notre esprit selon la nature. C’est dans la mesure où nous faisons un mauvais usage de nos représentations que les passions s’enracinent en nous par suite de mauvaises visées (harmatia) répétées. De fait, nous renonçons alors à la vertu et par voie de conséquence à être heureux, équilibré et libre[14]. Nous cherchons donc des succédanés de cette paix dans les biens matériels extérieurs afin de compenser nos frustrations. Jean-Yves Leloup explique à propos de cette passion que :
L’inflation de l’égo, c’est la grenouille que veut se faire aussi grosse que le bœuf. On la retrouve à l’origine de bien des paranoïa positives ou négatives. Le « moi » se croit objet d’admiration ou de dénigrement sans lien avec la réalité. Le propre de cette maladie est de mettre l’individu au centre du monde, comme l’enfant qui exige l’attention de tous les regards. Tout ce qui arrive est interprété par rapport à soi. Le « moi » exige une reconnaissance absolue dans laquelle se profilent tous les manques et les frustrations de son passé. Plus son sentiment d’insécurité est grand, plus il aura besoin de se vanter d’exploits ou de relations qui le confirme dans une importance illusoire. La vaine gloire rend particulièrement irritable et susceptible, dès qu’est remise en cause la belle image que le « moi » a de lui-même ; une simple remarque et il se sent réellement persécuté ; un léger sourire et c’est le monde entier qui reconnait son génie[15].
Effets pathologiques de la kenodoxia
Un des effets pathologiques fondamentaux de la kenodoxia est de plonger les êtres humains dans l’illusion et le délire, ce qui justifie de la qualifier aussi de folie. Il est intéressant de noter que nous traduisons aussi par « orgueil » le terme grec tuphos[16], que Marc-Aurèle utilise de préférence à tout autre dans ses pensées, qui signifie en réalité « fumée, vapeur qui monte au cerveau ». A l’origine de la kenodoxia, il y a l’ignorance du véritable bien et de l’excellence propre à l’homme et c’est cette ignorance qui fonde l’illusion dont est victime le vaniteux. Celui-ci ignore la valeur véritable des indifférents et accorde à ces choses une réalité et une importance dont elles sont en réalité dépourvues. La plupart d’entre nous faisons comme si elles avaient une valeur absolue et durable, alors qu’elles sont éminemment fragiles et provisoires. Nous ne percevons donc pas le côté éphémère des biens extérieurs et la vanité de la renommée qui en provient. Nous ne nous attachons pas en outre à méditer sur ces choses et surtout, nous ne réfléchissons pas assez au prix de cette vanité qui nous captive. Le nom même de la kenodoxia indique son caractère vain, futile, fragile, fugace et artificiel. Pourquoi courir après des ombres et de la fumée plutôt que la vérité ? Comme le rappelle Marc-Aurèle :
Retrouve tes sens et reviens à toi. Quand tu seras réveillé, quand tu auras reconnu que tu étais troublé par des rêves, alors, les yeux bien ouverts, regarde les choses comme tu regardais auparavant tes songes[17].
La kenodoxia condamne celui qui en est victime à toutes sortes de maux. Cette passion détruit tout d’abord la tranquillité intérieure (en grec ataraxia) car elle nous rend préoccupé d’obtenir l’admiration que nous désirons. Elle remplit donc notre âme d’un souci constant qui nous porte à une agitation souvent fébrile et anxieuse. Ce souci se trouve multiplié lorsqu’elle ne parvient pas à se satisfaire. Il arrive fréquemment que non seulement nous ne recevions pas l’attention et l’admiration escomptées, mais que nous rencontrions aussi le résultat contraire. A la place des louanges attendues, nous ne suscitons au mieux que l’indifférence ; au pire, nous nous attirons la haine et nous provoquons l’envie et la jalousie, qui font naitre critiques et sarcasmes, particulièrement lorsque notre vanité s’est manifestée dans nos paroles ou nos attitudes. Une telle situation ne peut provoquer que frustrations et angoisses car d’une part nous sommes frustrés du plaisir que nous attendions de la passion, et d’autre part, nous devons faire face à l’agressivité de notre entourage et nous souffrons de la perte de relations harmonieuses avec lui.
Sous l’emprise de cette passion, nous perdons également notre autonomie (en grec autarkeia, « la suffisance à soi-même » ; c’est une vertu attachée à la tempérance ou sophrosunè) car nous nous aliénons non seulement à la passion elle-même, mais à tout ce dont elle a besoin pour la nourrir. Cette passion est donc tout particulièrement tyrannique car elle nous soumet à toutes sortes de désir envers ce qui ne dépend pas de nous et au plaisir qui lui est lié, mais elle nous rend également dépendant du regard et de la considération d’autrui et esclave de ceux à qui nous cherchons à plaire car nous attendons leurs louanges.
La kenodoxia a également pour effet dangereux et redoutable de nous plonger dans un monde de fantasmes. Sous son emprise, nous pouvons nous imaginer avoir toutes sortes d’avantages et nous représenter dans des situations ou des états qui nous valent des honneurs. Cette passion porte à désirer, à se projeter, à inventer et imaginer des personnages. Cela a pour conséquence pathologique de nous détacher de la réalité que nous vivons, de détourner notre attention de ce qui nous entoure jusqu’à placer notre esprit dans un état d’engourdissement car sommes tellement accaparés par nos pensées que nous trouvons du plaisir à nous attacher à ces choses rêvées comme si elles étaient vraies, tout en restant éveillé.
Lorsque la kenodoxia nous amène à nous croire supérieurs aux autres, elle nous conduit à rabaisser autrui, à le regarder de haut, mais aussi à nous mesurer à lui afin d’affirmer notre supériorité par rapport à lui, et à affirmer ce qui nous en distingue. Nous éprouvons alors le besoin de nous comparer, d’établir des hiérarchies avant de conclure à notre supériorité, absolue ou relative dans tel ou tel domaine, voir dans tous ceux que nous nous représentons. Pour cela nous sommes portés à juger défavorablement les autres et à critiquer presque systématiquement leurs façons de penser et de vivre. Cette forme de vanité se traduit dans un certain nombre d’attitudes en particulier en faisant étalage de ce que nous avons et de paraitre plus que ce que nous sommes en réalité. A ces occasions, nous nous montrons arrogants, infatués et content de nous, plein d’assurance et de confiance en nous-même. A cela va s’ajouter la prétention de tout savoir et l’assurance quasi constante d’avoir raison, d’où procèdent la manie de se justifier ainsi que le désir de rivalité (en grec philoneikia), la volonté d’enseigner et de commander. Cette passion est désir d’être remarqué. Or, comme l’expliquait Cicéron :
[…] il est difficile, lorsqu’on a conçu le désir de l’emporter sur tous, de préserver l’équité, qui est, au plus haut point, le propre de la justice. Il s’ensuit que les gens ne souffrent d’être vaincus ni par la discussion ni par aucun droit public et légitime, et que, au sein de l’État, ils s’avèrent être, la plupart du temps, des corrupteurs et des factieux, dont le but est d’obtenir autant de ressources que possible, et d’être supérieur par la force plutôt qu’égaux par la justice[18].
Cette forme de vanité nous rend également aveugle à nos propres défauts, ce qui nous fait a priori refuser toute critique et détester tout reproche et ne pas supporter d’être commandé. Cette passion peut également révéler une certaine forme d’agressivité : c’est parfois l’ironie qui en est l’expression, mais également l’aigreur dans les réponses aux questions que l’on peut nous poser, le silence gardé dans certaines circonstances, une animosité générale, le désir d’outrager les autres et la facilité à le faire. Cette agressivité se manifeste régulièrement aux moindres critiques qui peuvent nous être adressées.
De manière générale, la kenodoxia détruit toutes les vertus durement acquises et rend totalement inutile notre entrainement philosophique (en grec askesis). En effet, cet entrainement et les vertus qu’il vise à développer ont pour fonction de réaliser notre véritable nature. Or, cette passion le détourne de cette finalité pour le faire servir à notre propre gloire. Cette perte est en soi une véritable catastrophe qui a pour inévitable conséquence d’engendrer un état de souffrance. Privé du bien véritable, notre esprit se retrouve vide, désemparé, se remplit de troubles et de malaise et condamné à une insatisfaction permanente. Car si le plaisir qui s’attache à la vanité peut combler ce vide pour un certain temps, il ne saurait conserver longtemps cette faculté en raison de son caractère partiel, fugace et irréel. La kenodoxia ouvre donc par la suite la porte à beaucoup d’autres passions comme nous l’avons vu plus haut.
La thérapeutique de la kenodoxia
La thérapeutique de la kenodoxia est délicate car, comme nous l’avons vu, il s’agit d’une passion particulièrement subtile, difficile à reconnaitre, susceptible de revêtir des formes multiples. Elle l’est d’autant plus que celle-ci s’alimente de cela même de ce qu’on fait pour la combattre. Il faut donc faire preuve d’un grand discernement et de vigilance constante.
Une connaissance détaillée de la passion, de ses multiples facettes, comme nous venons de le faire dans cet article constitue dès le départ un élément fondamental de sa prophylaxie comme de sa thérapie. Nous serons d’autant plus stimulés à combattre cette passion si nous prenons conscience des risques qu’elle nous fait courir et en particulier celui de perdre totalement le bénéfice des progrès réalisés jusque-là.
La kenodoxia est, comme on le sait maintenant, recherche des honneurs et de l’admiration des autres hommes. Celui qui veut vaincre cette passion doit reconnaitre la futilité d’une telle gloire, en prenant conscience de l’inconsistance de ses fondements et du néant des buts qu’elle poursuit :
Représente-toi aussi tous les cas de ce genre, Fabius Catulinus dans son champ, Lucius Lupus dans ses jardins, Stertinius à Baies, Tibère à Caprée, Velius Rufus, et tous ces personnages, si fiers d’eux-mêmes, qu’animait l’ambition de se distinguer en quoi que ce soit. Combien pauvre était l’objet de leurs efforts[19].
Si nous nous surprenons à nous préoccuper de gloriole, nous pouvons nous remémorer cette série de préceptes ou dogmes (en grec dogmata)[20]:
Vois :
- avec quelle rapidité tout s’oublie ;
- des deux côtés de toi le gouffre infini du temps ;
- la vanité du bruit que nous faisons ;
- l’inconstance et l’incertitude de la renommée ;
- la petitesse de l’endroit où elle est circonscrite. [Toute la terre n’est qu’un point ; quelle place y occupe le petit coin où nous habitons ? Et dans ce coin, combien ferons notre éloge, et que valent-ils?]
La mort révèle la pleine mesure de la vanité et du néant, c’est pourquoi l’exercice de la mémoire de la mort est une arme efficace contre cette passion.
Un autre exercice intéressant dans cette perspective est la définition physique dont l’objectif est de nous aider à réduire l’attractivité dont sont revêtus certains indifférents par l’opinion commune. Marc-Aurèle écrit ainsi :
C’est ainsi qu’il faut procéder toute notre vie : quand nous nous faisons des choses une idée trop flatteuse, mettons-les à nu, voyons au fond leur peu de valeur et dépouillons-les de leur prestige[21].
Pour combattre cette passion, il convient de limiter ce qui peut en être la source ou l’occasion. Il faut fuir ceux qui sont manifestement sous son emprise et constituent un exemple néfaste. Il faut refuser pour soi-même toute fonction honorée des hommes en raison du pouvoir ou du prestige qu’elle confère, repousser toute distinction susceptible de s’attirer louange ou admiration, éviter de se singulariser, dans nos paroles comme dans nos actes et nos comportements.
La kenodoxia consiste également à se gonfler d’orgueil de son ascèse ou de ses vertus, à se vanter devant les autres ou devant soi-même. C’est la forme la plus subtile de la passion, la plus redoutable aussi. Elle peut être combattue de plusieurs façons :
- vis-à-vis des autres hommes dont cette passion attend admiration et renommée, il convient de ne rien laisser voir de son ascèse ni des vertus que l’on possède, ni des actes qui les manifestent. Il faut veiller à contrôler soigneusement notre comportement et nos paroles, à ne rien laisser paraitre de notre état intérieur, à ne rien révéler de notre manière de vivre philosophique. Ainsi, toujours rester attentif à l’usage de nos représentations, mais ne rien manifester dans notre corps, que ce soit par notre apparence extérieure ou par un mot ou un sous-entendu.
- un autre remède est d’apprendre à systématiquement tirer profit des personnes qui nous indiquent nos défauts en faisant un examen de soi. Rappelons-nous ici les conseils de Galien de Pergame qui ont déjà fait l’objet d’un article sur le site de Stoa Gallica[22].
- apprendre à voir dans les différentes difficultés que nous pouvons rencontrer dans la vie (mépris, injures, etc.) des remèdes, et celui qui nous a affligé, lésé, méprisé ou insulté comme un entraîneur qui nous permet de cerner nos limites et de nous améliorer. Le signe de notre guérison de la kenodoxia est que nous n’éprouvons plus de peine à être offensé en public et que nous n’éprouvons plus de rancune à l’encontre du responsable.
Comme nous l’avons vu, la kenodoxia peut aussi se traduire par un certain nombre d’attitudes comme l’autosatisfaction, l’arrogance, la prétention de savoir, l’esprit de contradiction, le désir de querelle, etc., qui dérivent d’un sentiment de supériorité vis-à-vis de certaines personnes. Nous devons donc nous efforcer d’adopter l’attitude contraire et nous attacher avant tout à remarquer en eux en quoi ils nous sont supérieurs, à refuser de ne voir que leurs défauts et à valoriser leurs qualités.
Il est par ailleurs également bénéfique de nous rappeler régulièrement toutes les fois où nous avons-nous-même commis des fautes. C’est ce que fait Marc-Aurèle en écrivant ses méditations :
Il faut bien t’avouer aussi que tu n’as pas laissé de commettre personnellement des fautes nombreuses ; que, sous ce rapport, tu ressembles au reste des hommes, et que, si tu évites des fautes d’un certain genre, tu n’en as pas moins la disposition qui les fait commettre, ne t’abstenant souvent de délits pareils que par lâcheté, par crainte de l’opinion, ou par suite de toute autre faiblesse qui ne vaut pas mieux[23].
Une vertu particulièrement utile pour combattre la vanité est l’aidèmosunè. Stobée rapporte[24] que les stoïciens considéraient l’aidèmosunè comme une vertu spécifiquement rattachée à la tempérance (sophrosunè), qu’ils définissaient comme « la science relative à la circonspection à propos d’un juste blâme », c’est-à-dire comme la connaissance qui équipe un agent avec l’impulsion correcte pour guider son comportement afin d’éviter d’être mis dans la situation de recevoir un reproche justifié. Cette vertu, couramment traduite par « réserve », est une sorte de vigilance à l’égard d’une juste réprobation qui s’appuie sur la connaissance de ce qu’est le seul vrai bien. Cette vertu se renforce par l’éducation philosophique, car elle est naturellement présente en tout être humain[25]. Chacun d’entre nous est responsable de la préserver ou de la maintenir, en l’ayant échangée pour rien, pour un indifférent, ou en l’ayant perdue pour des propos ou des actes obscènes[26]. Nous devons donc nous méfier de nous-même « comme d’un ennemi séditieux »[27] et plus particulièrement à l’égard de la kenodoxia:
Ne te vante d’aucun avantage qui t’est étranger. Si ton cheval disait en se vantant « je suis beau », cela serait supportable. Mais toi, quand tu dis en te vantant « J’ai un beau cheval », sache que tu te vantes d’un bien qui appartient à ton cheval. Qu’est-ce donc qui est tien ? L’usage des représentations. De sorte que lorsque tu te maintiens en accord avec la nature dans l’usage de tes représentations, c’est le moment ; vante-toi. Car alors tu te vanteras d’un bien qui t’appartient[28].
La vigilance, loin de nourrir une forme d’anxiété comme le fait la vanité, est finalement source d’assurance et de confiance (en grec tharsos), car se montrer vigilant envers ce qui est réellement mauvais (ta ontos kaka) aura pour résultat de nous rendre confiant pour ce qui ne l’est pas.
Enfin, Epictète n’hésite pas non plus à utiliser la logique pour affermir l’usage correct des représentations dans le combat contre cette passion. Ainsi :
Ces raisonnements ne sont pas concluants : « je suis plus riche que toi, donc je suis supérieur à toi », « je suis plus éloquent que toi, donc je suis supérieur à toi ». Ceux-ci sont plus concluants : « Je suis plus riche que toi, donc ma fortune est meilleure que la tienne », « je suis plus éloquent que toi, donc mon élocution est meilleure que la tienne ». Mais toi, tu n’es certainement ni une fortune, ni une élocution[29].
Nous ne pouvons-nous vanter que de ce qui dépend de nous et de ce que nous sommes. Nous ne sommes ni nos possessions, ni notre manière de parler, mais un choix de vie, un usage des représentations. Epictète nous donne des exemples de raisonnements invalides. Ce type de raisonnement à une prémisse est invalide car on ne peut conclure de la supériorité de la richesse de quelqu’un à la supériorité de sa valeur morale. Tout ce qu’on peut conclure, c’est que s’il est plus riche, il a plus de possessions. Il en va de même avec l’éloquence.
[1] Auquel cas, il serait possible de proposer la définition suivante : « Plaisir qui naît de la possession d’une supériorité quelconque ou de l’imagination de la posséder alors qu’il n’en est rien » (Epictète, Entretiens, I, 19.1)
[3] Marc-Aurèle, Soliloques, I, 16 et VI, 30, trad. Grateloup.
[4] Epictète, Entretiens, I, 19.1, trad. Muller.
[5] Fragment attribué à Epictète cité par Stobée, III, 4, 92.
[6] Sur la prétention ou vantardise, voir Epictète, Entretiens, II, 15, 3 ; II, 13, 23 ; II, 19, 19 ; II, 19, 20 ; II, 19, 23 ; III, 24, 118 ; IV, 6, 4 ; IV, 8, 27 ; Fr. 13. On trouve un parallèle chez Andron., 9, 6.
Alazoneia est probablement l’équivalent de la passion de hâblerie que mentionne Cicéron dans la quatrième Tusculanes comme étant une espèce du plaisir (hêdonè) et définie comme un « plaisir délirant et qui exulte de manière excessive ».
[7] Epictète, Entretiens, IV, 6, 4.
[8] Galien de Pergame, Les passions et les erreurs de l’âme, Les belles lettres, pp 43-51.
[9] Epictète, Entretiens, III, 24, 118.
[10] Epictète, Entretiens, II, 19, 19.
[11] Grateloup a traduit ici par humilité le terme grec atuphia, qui signifie « absence d’arrogance ». Il se s’agit donc pas de l’humilité chrétienne qui traduit plutôt le grec tapeinosophrosunê.
[12] Marc-Aurèle, Soliloques, 12.27.
[13] Marc-Aurèle, Soliloques, 6.12.
[14] Epictète, Entretiens, IV, 1, 46.
[15] Jean-Yves Leloup, Ecrits sur l’hésychasme, Albin Michel, p 65-66.
[16] Cf. Marc-Aurèle, Soliloques XI. 18 ; XII, 24 ; XII, 27 ; VI, 13 ; VIII, 33, etc.
[17] Marc-Aurèle, Soliloques, 6.31.
[18] Cicéron, Les Devoirs, I, 64, trad. Stéphane Mercier.
[19] Marc-Aurèle, Soliloques, 12.27.
[20] Marc-Aurèle, Soliloques, 4.3.
[21] Marc-Aurèle, Soliloques, 6.12.
[22] Elen Buzaré, « L’ami spirituel selon Galien de Pergame ». Publié sur Stoa Gallica le 9 octobre 2020. Consulté le 15 janvier 2022. Lien : https://stoagallica.fr/lami-spirituel-selon-galien-de-pergame/.
[23] Marc-Aurèle, Soliloques, XI, 15
[24] Chrysippe, De virtute, SVF III, 264.
[25] Epictète, Entretiens, II, 8, 23.
[26]. Cf. Epictète, Entretiens, IV, 3, 2 et IV, 3, 9 ; Manuel 33, 15-16.
[27] Epictète, Manuel, 48, 3.
[28] Epictète, Manuel, 6, trad. O. D’Jeranian.
[29] Epictète, Manuel, 44.
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