Cet article est une traduction en français par Jérôme Robin de l’article de Donald Robertson « Did Stoicism Condemn Slavery?« . L’article contient quelques notes sur des passages de la littérature stoïcienne qui semblent remettre en question, voire condamner le fait de posséder des esclaves. L’article original étant relativement long, nous avons décidé de le publier en trois parties, dont la dernière se trouve ci-dessous. Elle concerne le cas de Marc Aurèle, avec une attention particulière concernant les mesures législatives de l’empereur romain.
Pour lire le début de l’article -> cliquez ici.
Le stoïcisme condamnait-il l’esclavage? 3/3
par Donald Robertson
Pour lire le début de l’article -> cliquez ici.
Marc Aurèle
Comme nous l’avons vu, les stoïciens croyaient en un idéal de cosmopolitisme éthique. Tous les humains, en fait tous les êtres possédant la raison, sont également citoyens du même Cosmos. Cette doctrine est indiscutablement incompatible avec l’esclavage, car pour les cosmopolites, chacun de nous est un citoyen et les citoyens ne sont pas des esclaves. De plus, aucun homme n’est naturellement né pour être asservi. Ce thème est particulièrement proéminent dans les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, où il est étroitement associé à sa vision panthéiste de la Nature.
Par conséquent, Marc Aurèle formule sa vision politique comme un état ayant une constitution mixte pour laquelle la liberté de ses sujets est sa plus haute priorité :
(…) l’idée d’un État démocratique, gouverné selon le principe de l’égalité et de l’égale liberté de la parole, d’une royauté mettant au-dessus de tout la liberté des sujets. (1,14, traduction par Émile Bréhier)
C. R. Haines cite un édit attribué à Marc Aurèle, qui dit de la même manière : « Que ceux qui sont en charge de nos intérêts sachent que la cause de la liberté doit prévaloir sur tout avantage pécuniaire pour nous. » Un autre déclare : « Il ne serait pas cohérent avec l’humanité de retarder l’affranchissement d’un esclave dans le but d’un gain pécuniaire. »
Parfois les gens objectent que, bien qu’il fut empereur, Marc Aurèle n’a pas aboli l’esclavage. Bien évidemment, cela semble être une attente irréaliste. La position d’empereur romain était bien trop précaire pour ce genre de bouleversement social radical. L’économie romaine dépendait entièrement du travail des esclaves. De plus, lorsque des ennemis étrangers étaient vaincus, des dizaines de milliers parmi eux étaient normalement capturés. Souvent, la seule option réaliste était de les garder comme esclaves. S’ils devaient être renvoyés dans leurs pays, ils se seraient simplement regroupés et auraient de nouveau attaqué. Donc, les Romains auraient pu plaider plausiblement que l’esclavage était une solution bien plus éthique que les exécutions de masse ou le génocide de tribus ennemies.
Cependant, Marc Aurèle essaya de réinstaller des milliers d’hommes des tribus germaniques en Italie. Cela ne fut pas une complète réussite, puisque certains ont été impliqués plus tard dans des soulèvements. L’Histoire Auguste nous dit en fait que Marc Aurèle observa les principes de justice même en traitant avec les ennemis capturés, choisissant de les réinstaller. Cela peut être lu comme impliquant que Marc Aurèle croyait que les réduire en esclavage aurait été une injustice.
Il observa l’équité même à l’égard des captifs. Il établit une infinité d’étrangers sur le territoire romain. (Histoire Auguste, XXIV, traduction par M. Valton)
Il provoqua également des troubles largement répandus à Rome en accordant la liberté à des milliers d’esclaves en échange de leur enrôlement dans les légions lors de la crise de la première invasion Marcomane, lorsque les armées furent sévèrement diminuées par la peste Antonine.
De plus, comme ses biographes l’ont remarqué, Marc Aurèle semble avoir constamment pris des mesures légales pour améliorer les droits des esclaves en lien avec l’affranchissement, ou pour l’obtention de leur liberté. Par exemple, Birley conclut que malgré les « dures réalités » de l’économie romaine du travail des esclaves, « il est juste de dire que l’attitude de Marc Aurèle (…) était celle de compassion profonde pour la condition des esclaves individuels, et qu’il prit des mesures pour améliorer leur condition. » (p. 200).
C’est vrai que ces changements furent très progressifs, mais Marc Aurèle lui- même déclare que, politiquement, il devait se satisfaire de petits pas dans la bonne direction. Au cas où des doutes persisteraient à propos de l’équilibre précaire du pouvoir durant son règne, il faut noter que Marc Aurèle dût faire face à une guerre civile à grande échelle en 175 après J.C., déclenchée en partie notamment par l’agitation suscitée par ses attitudes clémentes. Le soulèvement fut très rapidement écrasé, mais cela montre que Marc Aurèle ne pouvait pas faire tout ce qu’il aimait politiquement, il devait faire face à une faction opposée au sénat et à des usurpateurs potentiels attendant le moment propice.
Marc Aurèle a écrit qu’il avait été inspiré par ce qu’il avait appris des stoïciens républicains tels Caton d’Utique ou Thrasea Paetus, et qu’il aspirait à l’idéal politique d’un « État démocratique, gouverné selon le principe de l’égalité et de l’égale liberté de la parole, d’une royauté mettant au-dessus de tout la liberté des sujets. » (1,14, traduction par Émile Bréhier). C’est un passage remarquable. Cela rappelle à certains égards la République de Zénon écrite, presque cinq cent ans plus tôt. Évidemment, il semble également difficile de réconcilier l’institution de l’esclavage avec l’idéal d’un état pour lequel la liberté de ces sujets est la plus grande priorité.
De plus, dans les Pensées pour moi-même, Marc Aurèle écrit aussi : « Une araignée est très fière de chasser la mouche, d’autres le sont de chasser le lièvre, ou la sardine au filet, ou le sanglier, ou bien l’ours, ou le Sarmate. Ceux-là̀ ne sont-ils pas des brigands, à bien examiner leurs pensées ? » (10,10, traduction Émile Bréhier).
C’est un passage remarquable. Marc Aurèle fait ici référence à la capture des soldats Sarmates, principalement par ses propres officiers romains, durant les Guerres Marcomanes. Ces captifs auraient potentiellement dû être rançonnés ou vendus comme esclaves. L’éminent chercheur français Pierre Hadot fait le commentaire suivant sur ce passage :
La guerre dans laquelle Marc Aurèle défend les frontières de l’empire était, pour lui, une chasse aux esclaves Sarmates, pas si différente de la chasse aux mouches par les araignées. (La Philosophie comme manière de vivre p. 249).
Marc Aurèle compare la capture d’esclaves barbares au fait de prendre un poisson dans ses filets, chasser le sanglier, etc., et puis de manière surprenante, il conclut que le caractère d’une personne qui tire de la fierté en faisant cela n’est pas meilleur qu’un brigand ou un voleur. En d’autres mots, en faisant peut-être référence à la doctrine stoïcienne citée par Diogène Laërce et Dion Chrysostome, il semble dire que capturer des soldats ennemis est une forme de vol, les dérobant à leur état naturel d’hommes libres. Il ne va pas jusqu’à dire, comme les premiers stoïciens, que cela rend vicieuse l’institution de l’esclavage dans la mesure où tout esclave acheté légalement doit avoir été à un moment capturé, ou est le descendant de ceux qui l’ont été.
De manière frappante, ce passage est similaire à l’argument stoïcien contre l’esclavage avancé par Dion Chrysostome. Certains philosophes croyaient que certains hommes, voire certaines races, étaient nés pour être naturellement esclaves. Les stoïciens rejetaient catégoriquement cette notion. Ici, Marc Aurèle rejette clairement l’idée que les Sarmates sont des esclaves naturels. Comme ils sont nés libres, les capturer est tout simplement injuste, ou s’apparente à un vol. En d’autres termes, ce passage est clairement un rejet de l’affirmation que certaines races dites barbares sont des proies idéales pour l’esclavage.
De plus, Marc Aurèle semble avoir causé des troubles à Rome en offrant leur liberté à certains esclaves, y compris des gladiateurs, en échange de leur enrôlement dans les légions.
La peste faisait encore des ravages ; il (…) appela les esclaves au service militaire, comme cela s’était fait lors des guerres puniques. Il nomma ces troupes Volontaires, à l’exemple des Volons. Il arma aussi les gladiateurs, et les appela Obéissants. Il fit même soldats les pirates de la Dalmatie et de la Dardanie. (Histoire Auguste, XXI, traduction par M. Valton)
Les mesures législatives de Marc Aurèle
L’excellente biographie de Marc Aurèle écrite par Paul Barron Watson contient une liste très détaillée des changements législatifs spécifiques que Marc Aurèle a promulgué pour améliorer les droits des esclaves. Cette liste est longue d’environ douze pages. Je citerai en détail certains passages clés ci-dessous, mais vous devrez consulter l’ouvrage original pour avoir accès aux nombreux exemples qu’il cite en regard de parties spécifiques de législation. Il ouvre son livre par cette conclusion :
La vaste et charitable attitude que les hommes ont commencée à adopter en référence aux droits et les devoirs des diverses couches de la société peut seulement être due aux principes stoïciens, qui se sont incrustés dans l’esprit des gens. L’ampleur du but ne fut jamais autant marqué que dans les lois que Marc Aurèle fit passer en aide aux esclaves (…).
Par conséquent, en plus des sentiments de bienveillance qui ont incité Marc Aurèle à soulager cette classe opprimée de la société, il a été persuadé par des raisons politiques à promulguer des mesures pour prévenir le danger imminent (des révoltes d’esclaves). Comment augmenter la relativement faible population d’hommes libres et atténuer la détresse des esclaves et des affranchis furent des problèmes qu’il garda continuellement en vue. Il s’efforça de faire advenir l’idée dont il parlait dans ses Pensées pour moi-même (1,14, traduction par Émile Bréhier) – celle d’« un État démocratique, gouverné selon le principe de l’égalité et de l’égale liberté de la parole, d’une royauté mettant au-dessus de tout la liberté des sujets. »
C’était une tâche difficile qui se trouvait devant l’Empereur. Des révolutions ont parfois lieu en politique – mais en droit, jamais. L’orgueil de la loi est qu’elle est fondée sur la justice, et les principes de justice restent éternellement les mêmes. Les principes des partis politiques peuvent être renversés par le poids du nombre ou le pouvoir de la richesse ; en droit, quelles que soient les altérations effectuées, elles sont uniquement réalisées par la force des arguments. Convaincre le peuple romain qu’une personne capturée à la guerre n’est pas la propriété de celui qui la capture, c’était plus qu’aucun Empereur ne pouvait accomplir. Marc Aurèle fît un noble travail en promulguant cette doctrine ; mais son adoption définitive ne pouvait être effectuée qu’avec le raisonnement des âges. Comme premier pas vers l’abolition de l’esclavage, Marc Aurèle introduisit une pratique qui était en fait presque la conséquence logique des lois bienfaisantes de ses prédécesseurs immédiats (Hadrien avait introduit des droits basiques pour les esclaves en déclarant qu’un maître ne pourrait pas tuer leur esclave sans raison légitime).
Marc Aurèle a rapidement saisi l’avantage qui avait été ainsi gagné ; et l’a fait suivre d’une promulgation avancée comme un privilège pour le maître, mais en réalité un avantage décisif pour l’esclave. Par cette nouvelle loi, le maître avait le pouvoir d’intenter une action devant les tribunaux pour tout dommage subi de la main de son esclave. Ainsi les maîtres furent encouragés à déposer toutes leurs plaintes devant les tribunaux au lieu de châtier eux-mêmes leurs esclaves comme ils l’avaient fait jusqu’à présent. Ce fut une étape de plus pour mettre les esclaves et les maîtres sur un pied d’égalité. Si les maîtres pouvaient être incités à se fier aux tribunaux afin de leur rendre justice pour tous les dommages occasionnés par leurs esclaves, il s’en suivrait quasi corollairement que les esclaves pourraient faire appel aux tribunaux pour se protéger de l’injustice de leurs maîtres. C’est toujours les opprimés qui gagnent quand la loi est substituée à la place du despotisme. Marc Aurèle avait aussi un second but en encourageant les maîtres à déposer leurs griefs devant les tribunaux, c’était de se débarrasser d’une coutume brutale connue sous le nom de quæstio, ou torture. C’était depuis longtemps le moyen ordinaire employé pour inciter un esclave à confesser tout crime qu’il avait commis et aussi de l’obliger à fournir des preuves contre ses semblables. C’était une méthode qui échouait principalement de par l’incertitude de son résultat. (…)
Même Marc Aurèle semble s’être efforcé à substituer une méthode plus juste pour obtenir des preuves plutôt que d’abolir entièrement la procédure dans sa forme plus ancienne. A son crédit, cependant, il faut dire qu’il a exhorté fortement à n’utiliser cette méthode qu’en dernier recours, et même alors, à utiliser le moins de violence possible. En effet, les compilateurs de cette liste ont conservé une lettre dans laquelle Marc Aurèle recommande qu’un esclave qui, sous la torture, a confessé un crime, mais qui ensuite s’avère être innocent, doit être affranchi, en réparation de l’indignité qu’il a subie.
Une autre loi humaine par laquelle Marc Aurèle a restreint la cruauté des maîtres, prévoyait que, si un esclave doit être vendu autrement qu’après jugement devant les tribunaux, et dans le but de se mesurer à des fauves dans l’arène, alors l’acheteur aussi bien que le vendeur devaient être punis. Cependant, aussi longtemps que les maîtres traitaient bien leurs esclaves, l’empereur estimait que les esclaves étaient, en retour, tenus d’obéir à leurs maîtres. Il publia donc une lettre ouverte dans laquelle il proclamait qu’il était du devoir de tous les gouverneurs, magistrats et soldats de la police d’aider les maîtres à rechercher les esclaves fugitifs. Une fois retrouvés, les fugitifs devaient être rendus à leurs maîtres, et quiconque avait aidé à les cacher devait être puni. En effet, Marc Aurèle alla plus loin et rendit légal que la recherche puisse être conduite aussi bien sur les domaines de l’Empereur que sur ceux de sénateurs ou de paysans.
Cependant, Marc Aurèle n’a pas uniquement travaillé dans le but de soulager la condition des personnes actuellement réduites en esclavage, il œuvra aussi pour rendre leur affranchissement plus aisé (Watson dénombre plusieurs changements législatifs spécifiques réalisés par Marc Aurèle pour améliorer les droits des esclaves à l’affranchissement, par exemple) dans le cas où un esclave était vendu ou donné pour être affranchi à la mort du bénéficiaire, Marc Aurèle a insisté, avec le plus grand impératif, pour que l’affranchissement soit bien réalisé. Rien ne pouvait s’y opposer.
Marc Aurèle a également essayé de soulager la condition des esclaves déjà affranchis (une fois encore plusieurs exemples légaux sont fournis). Dans tous les cas douteux à l’égard des esclaves et des affranchis, Marc Aurèle préférait échouer du côté de la charité plutôt que d’encourager la cruauté, et il est mentionné certaines instances où il alla même jusqu’à autoriser qu’un affranchi soit choisi comme tuteur des petits enfants de son maître. Une dernière loi doit être mentionnée avant de clore ce sujet sur l’esclavage. Elle est présentée dans un édit de Marc Aurèle et reflète clairement les principes de bienveillance qui guidaient l’Empereur dans toute sa vie publique. Le but de cette loi était d’empêcher de revenir sur leur parole les maîtres qui s’étaient engagés à libérer leurs esclaves une fois tel ou tel service effectué avant un certain temps.
Marc Aurèle ajoute à ce dernier édit : « Les principes de l’humanité exigent qu’une considération monétaire ne devrait jamais faire obstacle à la liberté d’une personne » (86-97, traduction Jérôme Robin).
[…] Pour lire la suite de l’article -> cliquez ici. […]
[…] grecque. La deuxième partie concerne l’étude des stoïciens de l’époque romaine. La dernière partie concerne le cas de Marc Aurèle, avec une attention particulière concernant les mesures […]