Le bonheur (eudaimonia) se confond avec la sagesse (sophia), mais la sagesse reste un idéal inaccessible. Néanmoins et à défaut de nous assurer le bonheur idéal, le stoïcisme propose une voie concrète et abordable pour peu qu’on s’en donne les moyens, voie sur laquelle notre esprit peut trouver une forme de sérénité empreinte de félicité : l’ataraxie[1] (du grec ataraxia, « absence de trouble »). « Pour peu que l’on s’en donne les moyens », car bien sûr cela nécessite rigueur et discipline (qui ne sont nullement synonymes d’austérité), ce qui veut dire que la progression sur le chemin de la sagesse, à l’image de celle du coureur de fond qui veut améliorer son niveau de performance, nécessite que l’on s’exerce avec constance, régularité et persévérance. L’objectif : que le mode de vie stoïcien devienne pour nous comme une seconde nature[2].
Il semble que ce soit à Épictète que l’on doive cette thématisation de l’askesis (l’exercice spirituel) en trois parties[3] (les trois topoi). Comme les trois parties de la philosophie dont ils s’inspirent, ces trois thèmes (ou « disciplines ») sont indissociables[4].
La discipline du désir
La discipline du désir se fonde sur la distinction entre ce qui dépend de nous (ta eph ‘hêmin; désir, tendances, assentiment) et ce qui n’en dépend pas[5] (les choses dont la réalisation échappe à notre liberté). Il n’y a de bien ou de mal que dans ce qui dépend de nous. Désirer des choses qui ne dépendent pas de nous, « c’est s’exposer à la torture du désir insatisfait, puisque nous ne sommes pas maîtres de la réalisation de ces désirs[6] ». Ces choses doivent être pour nous des « indifférents » (adiaphora)[7]. Être indifférent, « c’est aimer également tout ce qui nous arrive et ne dépend pas de nous[8] » car ces choses sont le résultat de l’enchaînement nécessaire des causes qui découlent de la volonté de la Nature universelle (phusis) qui s’aime elle-même et parce que nous, qui sommes une partie de la Nature, participons à cet amour[9].
C’est la physique (au sens où nous l’avons définie ailleurs) qui replace notre vie humaine dans une perspective cosmique, mais l’éthique et la logique ne sont pas absentes de cette première discipline.
La discipline de l’action
Notre action, qui dépend de nous, porte sur des choses qui ne dépendent pas de nous (les autres hommes, les choses du monde…). « Pour être bonnes, ces actions doivent être faites dans un esprit communautaire, par amour de l’humanité, conformément à la justice[10]. » On reconnaît dans cette description des valeurs éthiques.
Il s’agit donc d’agir dans un but déterminé, de ne pas se disperser et de tout mettre en œuvre pour réussir. Cependant, la réussite ne dépend pas de nous. Épictète conseille alors une « clause de réserve » qui nous préserve de toute déception si nous avons agi droitement et que le résultat n’est pas à la mesure de notre attente[11].
La discipline de l’assentiment
Tout est affaire de jugement et le jugement dépend de nous. Or, nous dit Épictète, « Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais leurs jugements sur les choses[12] ». Il faut se garder d’ajouter des jugements de valeur à la réalité qui nous apparaît[13]. Ce thème implique à la fois une discipline intérieure (notre façon de penser) et extérieure (la manière de nous exprimer) et repose sur la vérité, entendue comme « rectitude de la pensée et de la parole[14] ». Juger droitement des choses met en œuvre notre maîtrise de la logique.
[1] Voir plus de précisions sur ce terme dans « Les concepts clés du stoïcisme ».
[2] Le mot « nature » n’est pas choisi par hasard : voir le texte consacré à l’expression « Vivre en accord avec la nature ».
[3] Pierre Hadot note que Marc Aurèle s’est consciemment inspiré d’Épictète dans la rédaction de ses Pensées (voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 175 et suivantes et Pierre Hadot, La citadelle intérieure, Paris, Fayard, 1997, p. 106 et suivantes).
[4] L’expression est de Pierre Hadot (1922-2010), grand spécialiste du stoïcisme. Il fut chargé de recherches au CNRS, professeur à l’École pratique des hautes études et au Collège de France.
[5] « Exerce-toi donc à ajouter d’emblée à toute représentation pénible : « Tu n’es qu’une pure représentation et tu n’es en aucune manière ce que tu représentes. » Ensuite examine cette représentation et éprouve-la à l’aide des règles qui sont à ta disposition, premièrement et surtout à l’aide de celle-ci : Faut-il la ranger dans les choses qui dépendent de nous ou dans les choses qui ne dépendent pas de nous ? Et si elle fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous, que te soit présent à l’esprit que cela ne te concerne pas » (Arrien, Manuel d’Épictète, 1.5, traduit par Jean Pépin, dans Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962).
[6] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 176.
[7] Plus de précisions sur ce terme dans « Les concepts clés du stoïcisme ».
[8] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 176.
[9] « Voilà les réflexions auxquelles tu dois t’appliquer du matin au soir. Commence par les plus petites choses, par les plus fragiles, un pot, une coupe, puis poursuis de la sorte jusqu’à une tunique, à un cabot, à un vieux cheval, à un bout de champ ; de là, passe à toi-même, à ton corps, aux membres de ton corps, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde bien de toutes parts pour tout rejeter loin de toi ; purifie tes jugements pour que rien de ce qui ne t’appartient pas ne s’attache à toi, ne fasse corps avec toi, ne te cause de la souffrance, si on vient à te l’arracher » (Épictète, Entretiens, IV, 1, 111-112, traduit par Emile Bréhier, dans Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962).
[10] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 182.
[11] Marc Aurèle décrit également un exercice de « retournement de l’obstacle » qui consiste à faire de l’adversité une force : « Certains hommes peuvent bien m’empêcher d’exercer telle ou telle action. Mais grâce à l’action ‘’avec une clause de réserve’’ et au ‘’retournement de l’obstacle’’, il ne peut y avoir d’obstacle pour mon intention profonde ni pour ma disposition intérieure. Car ma pensée peut ‘’retourner’’ favorablement tout ce qui fait obstacle à mon action, et transformer cet obstacle en un objet sur lequel doit se porter de préférence mon impulsion à agir : ce qui gêne l’action devient ainsi profitable à l’action, ce qui barre le chemin permet d’avancer sur le chemin » (Marc Aurèle, Pensées, V, 20, 2, traduit par Pierre Hadot, dans La citadelle intérieure, Paris, Fayard, 1997, p. 215).
[12] Arrien, Manuel, V.
[13] Ne pas dire (ou penser) par exemple : « Cet enfant est mort, c’est un grand malheur », mais : « Cet enfant est mort ». L’éthique n’est pas absente de la discipline de l’assentiment. Au chapitre XVI de son Manuel, Épictète parle d’un homme éploré par ce qu’il considère comme un événement funeste. Il insiste : « Ce qui meurtrit cet homme, ce n’est pas l’événement, […] mais le jugement porté sur lui », nous encourageant aussitôt à la compassion, mais une compassion raisonnée : « En paroles, certes, n’hésite pas à compatir avec lui, voire, le cas échéant, à gémir avec lui ; prends garde toutefois à ne pas gémir aussi du dedans. »
[14] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p.183.
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