Brigitte Boudon anime depuis plusieurs années les Jeudis philo à Marseille, et certaines de ses conférences ont été publiées aux éditions Ancrages, dans l’objectif de rendre accessible le message des philosophes antiques. A côté de ses conférences sur les philosophes présocratiques, sur Platon et Aristote, sur Epicure, sur les cyniques et les sceptiques, ou encore sur Plutarque, l’une de ces petites conférences philosophiques portait sur le stoïcisme. C’est cet ouvrage d’environ 70 pages, très accessible, dont j’aimerais faire ici un compte-rendu[1]. Je souligne d’ores et déjà sa clarté, ainsi que l’attention portée par Brigitte Boudon à l’actualisation de cette philosophie bimillénaire. L’ouvrage est divisé en deux parties : la première partie (environ 50 pages) retranscrit la conférence initialement donnée par Brigitte Boudon, et la seconde partie (une vingtaine de pages) retranscrit les questions/réponses ayant suivies la conférence initiale.
La conférence de Brigitte Boudon rappelle dans un premier temps, de manière très pédagogique, l’histoire du stoïcisme antique, à travers ses trois périodes principales (Ancien stoïcisme, Moyen stoïcisme et Stoïcisme impérial), ainsi que son influence au-delà de l’Antiquité (p. 20-21). Dans cette partie introductive, l’auteure présente également les trois parties de la philosophie (logique, physique, éthique), ainsi que le lien étroit qui les unit. Pour expliquer l’équivalence défendue par les stoïciens entre la vie selon la Nature et la vie selon la vertu, Brigitte Boudon explique le passage de la physique (c’est-à-dire l’étude de la nature) à l’éthique (c’est-à-dire la vie conforme à la nature). Ainsi, la physique stoïcienne met en évidence l’immanence du logos divin (ou Raison divine), la sympathie universelle (c’est-à-dire la présence de la Raison divine dans toute la matière). Or, cette vision stoïcienne de la Nature justifie la conduite morale, qui consiste précisément à se ranger à cet ordre universel que la physique décrit. Plus précisément, il s’agit d’accepter le destin, dès lors que toutes choses se produisent selon le destin. D’un précepte physique, les stoïciens justifient un précepte moral (vivre conformément à la nature), et Brigitte Boudon montre très bien ce lien entre ces deux parties de la philosophie stoïcienne.
La suite de la conférence consiste en la présentation successive de la vie et de l’œuvre de trois stoïciens impériaux : Sénèque, Epictète et Marc Aurèle. La présentation très générale de ces trois auteurs est conjointe à l’introduction des principaux éléments de leur philosophie et, par la même occasion, de la philosophie stoïcienne.
La philosophie de Sénèque est présentée comme une philosophie de l’éducation, étroitement liée au perfectionnement personnel. A travers les Lettres à Lucilius notamment, la philosophie de Sénèque apparaît comme une véritable médecine de l’âme, ce qui permet de mettre l’accent sur la dimension thérapeutique de la philosophie antique et stoïcienne en particulier. De même, le rôle de directeur de conscience adopté par Sénèque vis-à-vis de Lucilius met en évidence la dimension sociale et pédagogique de la philosophie stoïcienne.
La présentation d’Epictète permet à Brigitte Boudon de présenter la célèbre distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, ainsi que la nécessité de l’exercice (askesis en grec, ou ascèse), la distinction entre les choses et notre jugement sur les choses, ainsi que l’assentiment au destin. La philosophie d’Epictète est une invitation à se rendre maître de soi et à accepter l’ordre divin. Là réside la liberté du philosophe stoïcien, un espace de liberté tout intérieur.
La présentation de l’empereur philosophe Marc Aurèle clôt ce triptyque stoïcien. Brigitte Boudon présente ici les Pensées de Marc Aurèle, cet ouvrage dans lequel l’empereur s’exhorte lui-même à vivre en stoïcien, comme un véritable exercice d’écriture visant à assimiler les règles de conduite prescrites par Epictète. Reprenant, une fois encore, les propos de Pierre Hadot, Brigitte Boudon souligne notamment la répétition des mêmes thèmes qui scandent l’ouvrage de l’empereur. C’est à cet endroit que Brigitte Boudon présente les trois thèmes d’exercice présents chez Epictète et repris par Marc Aurèle, comme l’a bien montré Pierre Hadot dans son introduction aux Pensées de Marc Aurèle[2] :
– la discipline de la représentation ou du jugement (en lien avec la logique)
– la discipline de l’action altruiste (en lien avec l’éthique)
– la discipline du désir (en lien avec la physique)
La suite et la fin de la conférence de Brigitte Boudon est structurée selon ces trois disciplines, dont elle met en évidence les buts respectifs.
Tout d’abord, la discipline de la représentation ou de l’assentiment vise la représentation objective. Comment ? Par l’exercice de la définition ou la description physique de l’objet d’une part ; en se contentant de la représentation première ou naïve d’autre part, sans y ajouter de représentation subjective ou de jugement de valeur. La discipline de la représentation permet ainsi une véritable transformation du regard, et l’acquisition d’une vertu importante : la grandeur d’âme.
La discipline du désir ou l’amour du destin (amor fati), vise à accepter avec amour les événements que nous impose le destin. Comment ? En travaillant sur notre manière d’accueillir les événements. Pour les stoïciens, il s’agit de rester indifférent aux choses indifférentes (c’est un exercice), c’est-à-dire aux événements qui ne dépendent pas de notre volonté mais de la volonté universelle. L’attitude stoïcienne consiste non seulement à accepter ces choses indifférentes, mais à les trouver belles.
La discipline de l’action, enfin, vise à agir avec justice à l’égard des autres, à les aimer en tant que membres d’un même corps.
C’est à propos de Marc Aurèle que Brigitte Boudon note l’universalité de la pensée stoïcienne, et son actualité :
Ce qui fait le succès de l’œuvre de Marc Aurèle à travers les âges, c’est son universalité. Il s’agit d’un effort sans cesse renouvelé pour se libérer des préjugés courants, pour se replacer dans la perspective du cosmos et de la raison universelle. Mais c’est aussi son extraordinaire force d’expression. Marc Aurèle trouve les mots les plus frappants, les images les plus fortes. Pour décrire la réalité telle qu’elle est en elle-même, pour se pénétrer des principes qui doivent diriger sa vie, il sait utiliser des formules qui, comme il dit, « frappent au cœur ».
Il en résulte une œuvre saisissante, qui ne peut laisser indifférent. Les trois disciplines de la méthode d’Epictète, reprises par Marc Aurèle, sont d’une extraordinaire pertinence et actualité. En conclusion, sur ces merveilleux philosophes stoïciens, je dirais que nous sommes face à une philosophie de type universel, avec une éthique faite de courage, de grandeur d’âme, de respect envers la nature de l’univers et la nature de l’autre. Elle lègue à l’Occident ces valeurs d’humanité, de dignité, d’amour et de clémence, ces valeurs phare auxquelles on fait référence dans les époques les plus troublées de l’histoire.
Brigitte Boudon, Les stoïciens. L’art de la tranquillité de l’âme, p. 55-56
Suite à la conférence de Brigitte Boudon, les questions du public et les réponses apportées à ces questions par l’auteure permettent de développer ou d’introduire de nombreux thèmes chers à la philosophie stoïcienne : les exercices stoïciens, le rapport au temps, la notion d’indifférence, la philosophie comme mode de vie (par opposition à la philosophie universitaire), la disparition des exercices et de l’aspect pratique de la philosophie, la métaphysique stoïcienne, le fatalisme, l’application des trois règles dans la vie de tous les jours, mais aussi la prétendue insensibilité du sage stoïcien ainsi que son égoïsme, ou encore les différentes vertus à développer. Ces différents thèmes permettent à Brigitte Boudon de défaire un certain nombre de préjugés vis-à-vis du stoïcisme et de montrer la pertinence et l’actualité de la philosophie stoïcienne.
Je terminerai le compte-rendu de cet excellent ouvrage d’introduction au stoïcisme par ce passage dans lequel Brigitte Boudon parle de sa propre compréhension de la notion d’indifférence, et sa propre pratique de l’exercice correspondant :
C’est cela l’indifférence, on se concentre sur ce qui dépend de soi ! Je pratique souvent cet exercice et je constate qu’il y a toujours plus de choses sur lesquelles je peux agir que je ne le pensais avant de faire l’exercice. C’est une pratique excellente pour sortir de la victimisation et du sentiment d’impuissance.
Brigitte Boudon, Les stoïciens. L’art de la tranquillité de l’âme, p. 63
[1] L’ouvrage de Brigitte Boudon a également fait l’objet d’un compte-rendu sur le blog Aequanimitas.
[2] Pour une présentation de ces trois thèmes d’exercice, voir notre introduction au stoïcisme.