
Introduction
Lorsque nous effectuons un récapitulatif des trois dernières décennies, nous constatons que la production de contenu traitant du stoïcisme a grandement augmenté. D’une part, un regain d’intérêt pour les mouvements de philosophie antique s’est produit dans le monde académique, avec des philosophes qui cherchent à réadapter le stoïcisme au monde actuel. D’autre part, des individus sans formation philosophique universitaire ont commencé à partager leurs pensées autour du stoïcisme en écrivant des livres et des espaces d’échange. À la suite de ces productions, nous sommes confrontés à une pluralité d’adaptations qui se revendiquent comme étant des formes de stoïcismes. Cependant, bien que nous puissions être en faveur du fait que ces adaptations soient toutes du stoïcisme, il n’est pas évident qu’elles le soient et que cela soit possible. De fait, il faut définir au préalable les conditions qui permettent d’affirmer qu’une adaptation réussit à atteindre ce statut. Autrement dit, il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour être du stoïcisme et prouver la possibilité qu’un produit contemporain puisse être rapporté au mouvement en question.
Dans la série d’articles qui comporte ce travail, nous avons observé trois adaptations contemporaines issues de philosophes : le « New Stoicism » de Becker, le « Reformed Stoicism » de Stankiewicz et le « Reconsidered Stoicism » d’Irvine. Par ailleurs, nous avons traité de la récupération du stoïcisme par trois sphères populaires : le monde militaire, le monde financier et le monde du fitness. Les récupérations, que nous avons appelées stoïcisme « populaire », se distinguent des adaptations de Becker, Stankiewicz et Irvine, car elles ne sont pas formulées par des philosophes et parce qu’elles ne semblent pas avoir les mêmes objectifs. En effet, nous avons vu que les universitaires avaient pour but de remettre au goût du jour le stoïcisme, car la théorie comporte des aspects qui sont bons ou utiles en soi. Par exemple, Irvine estime que la tranquillité est un but à atteindre, car il est bon en soi. Néanmoins, les sphères populaires reprennent le stoïcisme dans le but d’atteindre des objectifs propres à leurs sphères. Pour illustrer cela, certaines salles de fitness prônent le stoïcisme pour mieux endurer l’effort lié à l’haltérophilie. En ce sens, les sphères populaires se centrent sur la valeur pratique du stoïcisme, plutôt que sur la construction d’une théorie philosophique. Puis, elles emploient le matériel source pour assouvir leurs objectifs propres, plutôt que ceux des stoïcismes antiques.
L’analyse de ces différentes appropriations nous a menés à considérer différents candidats potentiels, qui seraient des conditions nécessaires et suffisantes pour considérer une réappropriation comme étant du stoïcisme. Cependant, nous n’avons jusqu’à présent ni tranché entre ces candidats ni indiqué quelle réadaptation peut être considérée comme du stoïcisme. De plus, nous n’avons pas encore traité l’idée qu’il soit même possible d’avoir des formes de stoïcismes dans le monde actuel. L’objectif du dernier opus de cette série d’articles est donc de répondre aux trois questions directrices suivantes :
- Est-il possible d’avoir des stoïcismes contemporains ?
- Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une adaptation contemporaine soit considérée comme du stoïcisme ?
- Parmi les adaptations que nous avons analysées dans cette série d’articles, lesquelles peuvent être considérées comme du stoïcisme ?
Ainsi, en suivant cet ordre, nous allons répondre progressivement aux questions et conclure cette série.
Les stoïcismes contemporains
Le « stoïcisme » et les « stoïcismes »
Si nous voulons savoir s’il est possible d’avoir des stoïcismes contemporains, il faut commencer par se questionner sur la pluralité de phénomènes que nous appelons « stoïcisme ».
Dans l’Antiquité, nous reconnaissons plusieurs formes de stoïcisme. De fait, nous avons mentionné à plusieurs reprises dans cette série que l’adaptation d’Ariston de Chios se sépare de plusieurs positions orthodoxes (notamment la structure tripartite et holistique typique du stoïcisme), mais continue à être considérée comme du stoïcisme. Néanmoins, ce n’est pas la seule manière par laquelle il est possible d’appréhender le caractère pluriel du stoïcisme. En effet, si nous prenons les trois stoïciens antiques les plus connus actuellement (Sénèque, Épictète et Marc Aurèle), nous constatons que leurs manières de comprendre le stoïcisme divergent sur plusieurs points. Sénèque, dans les Lettres à Lucilius, dénigre partiellement la logique et l’emphase mise sur le langage. Parallèlement, Épictète met en garde contre la négligence de cette partie de la philosophie stoïcienne. Marc Aurèle, quant à lui, ajoute des considérations supplémentaires au stoïcisme, notamment la notion de bienveillance. Cependant, malgré ces différentes approches, ces trois philosophes sont considérés comme d’illustres stoïciens qui contribuent grandement au mouvement. En ce sens, nous nous demandons comment cela se fait qu’il soit possible que les positions de ces auteurs soient aussi différentes, mais regroupées sous le même terme. Pour répondre à cette question, il faut revenir sur ce à quoi renvoie le terme de « stoïcisme ».
Pour commencer, le stoïcisme n’est pas à comprendre comme une catégorie brute qui comporte en elle des idées fixes auxquelles il faut entièrement souscrire pour en faire partie. En effet, si cela était le cas, nous arriverions difficilement à avoir autant de variété de positions antiques qualifiées de stoïcismes. Le terme « stoïcisme » est, en réalité, à comprendre comme un concept opératoire[1], c’est-à-dire un nom que nous attribuons à un ensemble fluide de positions, croyances et justifications qui semblent se rapprocher sur une pluralité de sujets.
Le concept opératoire n’est pas rigide comme la catégorie, car il est modifié sans cesse et aisément par le contenu qu’il comporte. Parallèlement, ce qui est contenu dans le terme est toujours changeant : de nouvelles positions, croyances et justifications s’ajoutent et sont supprimées. Puis, il y a parfois des conditions qui viennent s’ajouter pour que certaines croyances, par moment, soient contenues dans le concept. Pour rapporter cela à notre sujet, la notion de « stoïcisme » a beaucoup changé depuis les premiers enseignements de Zénon. L’institutionnalisation de la théorie par Cléanthe et Chrysippe peut sembler avoir cimenté ce qu’est le stoïcisme. Néanmoins, la pluralité de manières d’appréhender certains points du stoïcisme, l’addendum de certaines prescriptions et la suppression de certaines idées stoïciennes par Ariston, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle montre que le terme était déjà polysémique dans l’Antiquité. En somme, il n’y a pas une chose fixe qui correspond au stoïcisme, c’est un concept opératoire qui permet d’associer des positions, des croyances et des justifications qui semblent se rapprocher autour de questions philosophiques. En ce sens, la notion de « stoïcisme » implique une pluralité de stoïcismes et rien n’empêche la possibilité que ce concept opératoire soit applicable à des positions, des croyances et des justifications contemporaines, car les stoïcismes romains des auteurs précédemment mentionnés sont déjà éloignés de plusieurs siècles des premiers stoïciens grecs.
Ainsi, l’idée qu’il soit possible que des stoïcismes contemporains existent semble absolument possible. Cependant, nous sommes à même de nous demander ce qu’il faut faire pour être considéré comme du stoïcisme. En effet, si le « stoïcisme » correspond à un terme posé sur un agrégat de positions, de croyances et de justifications reconnues qui se rejoignent, alors quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour que nos positions ou adaptations contemporaines soient considérées comme étant du stoïcisme ?
Ce qui compose les stoïcismes antiques
Avant de se pencher sur les conditions nécessaires et suffisantes discutées dans notre analyse des adaptations contemporaines du stoïcisme, il paraît intéressant de discuter de certains constats qui surgissent du contraste entre ce qui est conventionnellement accepté comme étant du stoïcisme : les positions de Sénèque, Épictète et Marc Aurèle.
Comme dit précédemment, Sénèque accorde moins d’importance à la logique que ses pairs, ce qui indiquerait qu’une position peut être qualifiée de stoïcienne, malgré le fait qu’elle ne se centre pas pleinement sur la structure tripartite et holistique de beaucoup de stoïcismes antiques. Un rappel d’Ariston permet de renchérir sur cette idée, en rappelant que certaines positions qualifiées de « stoïcisme » ont activement rejeté la Logique et la Physique. Parallèlement, Épictète sert souvent d’exemple de stoïcisme orthodoxe et indique que le respect des doctrines phares et de la structure prototypique mène aussi au même résultat. Finalement, Marc Aurèle nous permet de concevoir qu’ajouter des points nouveaux (par exemple, la notion de bienveillance) ne disqualifie pas forcément l’itération et offre donc aux adaptations la possibilité d’ajouter des notions théoriques, pour autant que ceux-ci se goupillent avec la doctrine de base.
Pour compiler le tout avec des connaissances générales, les stoïcismes antiques ont des structures variables, avec une propension à être articulés en trois parties interconnectées, mais sans obligatoirement suivre cet exemple. Le contenu théorique le plus souvent partagé des stoïcismes antiques tend à se centrer sur la capacité de l’être humain à contrôler ses impressions pour tenir compte du monde d’une manière objective, tout en éliminant les représentations négatives de phénomènes hors de son contrôle. D’autres contenus, qui dépendent de l’adhésion à la physique et ne sont pas systématiquement adoptés, présentent l’univers comme un être rationnel composé de toute la matière existante, qui assemble et désassemble cette matière par le pneuma, détermine le monde, se désintégrera et renaîtra selon un cycle perpétuel. Ainsi, le fond et la forme des stoïcismes antiques sont variables, mais tendent à respecter ces divers points. Désormais, il convient de se demander comment cela entre en relation avec les conditions nécessaires et suffisantes que nous avons décelées dans notre analyse des trois adaptations contemporaines proposées par des philosophes ainsi que du stoïcisme « populaire » résultant des récupérations par un public non-philosophe.
Les conditions nécessaires et suffisantes contemporaines
Dans les articles précédents, nous avons analysé des adaptations contemporaines du stoïcisme, en décrivant leurs structures et fonctionnements, tout en soulignant des aspects qui pourraient justifier leur appartenance au mouvement. Les différents points relevés étaient mis en avant comme de potentielles conditions nécessaires, suffisantes ou les deux pour être considérés comme du « stoïcisme ». Cependant, nous sommes restés très synthétiques et superficiels dans notre analyse de ceux-ci. Ainsi, prenons le temps de les évaluer un par un, en mobilisant les points que nous avons déjà traités dans les divers articles.
1. Dans l’article portant sur le « New Stoicism » de Lawrence C. Becker[2], nous avons mis en avant deux premiers candidats qui pourraient servir de conditions nécessaires ou suffisantes : le fait d’avoir une structure tripartite et le fait d’avoir une structure holistique. En effet, l’adaptation de Becker a brillamment réussi à adapter les deux points structurels les plus captivants du stoïcisme antique le plus orthodoxe. Néanmoins, une analyse de ces candidats révèle qu’ils ne peuvent être ni suffisants ni nécessaires. Effectivement, si nous imaginons une théorie philosophique ayant une structure qui s’articule de la même manière, mais qui irait à l’encontre de tous les autres principes typiquement associés aux stoïcismes, il serait difficile de qualifier celle-ci comme stoïcienne. En ce sens, ces candidats ne peuvent pas être suffisants. Parallèlement, si nous repensons aux propos d’Ariston, considérés comme appartenant à une forme de stoïcisme, nous nous rendons compte qu’il est possible d’être qualifié de stoïcisme sans ces points structurels. Ainsi, la structure tripartite et la structure holistique ne constituent pas des critères nécessaires pour être du stoïcisme. Compte tenu de ces éléments, il semble que nous n’ayons pas encore trouvé de candidats satisfaisants. Observons les autres.
2. L’analyse des adaptations contemporaines nous a menés à concevoir le fait de s’intéresser à des thématiques typiques du stoïcisme, comme une condition pour que la réadaptation soit considérée comme faisant partie du même mouvement philosophique que le matériel source. Néanmoins, deux questions supplémentaires doivent être traitées. Premièrement, qu’est-ce qui peut être qualifié de thématique typiquement traitée par le stoïcisme ? Dans les articles précédents, nous avons évoqué comme thèmes : la raison, l’éthique, l’eudémonisme, la vie bonne, la mort, le sage, la tranquillité et d’autres thèmes liés aux sphères populaires. Toutefois, les stoïcismes ne se réduisent pas simplement au fait d’évoquer ces points. De fait, le fait de simplement discuter de ces points ne paraît pas suffisant, car cela implique que des mouvements prenant le contre-pied des positions stoïciennes seraient qualifiables de stoïcisme, par le fait qu’elles discutent des mêmes sujets. Pour ce qui est de la nécessité de cette condition, il semble qu’elle soit avérée. Néanmoins, ici surgit la deuxième question : quel taux de mention de thématiques est le bon ? Additionnellement, y a-t-il des thématiques plus importantes que d’autres ? Avant d’y répondre, il convient de présenter la troisième condition, car elle souffre des mêmes problèmes.
3. La troisième condition que nous avons traitée dans notre série propose de prendre comme nécessaire ou suffisant le fait d’être en accord avec des doctrines phares du stoïcisme. Elle comprend donc en elle le fait de traiter des thématiques similaires, mais elle retient les mêmes problématiques, tout en ajoutant d’autres questions : quel taux d’adhésion faut-il avoir ? Y a-t-il des doctrines plus importantes à conserver que d’autres ? Quelles adaptations de stoïcismes peuvent avoir des doctrines qui servent de référence ? Toutes ces questions pointent vers le fait qu’il nous faut une métrique ou une méthode fiable qui référence les doctrines phares et mesure précisément le taux d’adhésion dans chaque adaptation. Néanmoins, il n’est pas évident qu’il soit possible de faire cela et que l’idée d’une mesure parfaite soit pertinente. Pour commencer avec la première question, désigner un taux d’adhésion exact ou un taux de mention d’une thématique précis est absurde et rentre en conflit avec la vision du stoïcisme comme un concept opératoire. De fait, si la notion est fluide et est collée sur un agrégat de positions philosophiques qui n’est pas défini, alors rendre rigide le concept de stoïcisme en définissant un taux d’adhésion précis est antithétique.
Pour ce qui est de la deuxième question, il convient de considérer des points antiques et contemporains. Historiquement, la partie Éthique a eu beaucoup de poids, notamment, car elle était la partie la plus acceptée. De plus, si nous repensons à nos adaptations contemporaines, une emphase importante est mise sur des points théoriques liés à la partie en question. En ce sens, les doctrines et les thématiques autour de l’éthique semblent être plus importantes au premier abord. Cependant, la partie logique a aussi été très populaire, avec des mises en garde contre son abus. Puis, si nous étions face à un système de pensée qui reprenait exactement toutes les doctrines de la Physique stoïcienne antique, il semble difficile de dire que nous ne sommes pas face à une position stoïcienne. Compte tenu de cela, il ne devrait donc pas y avoir des types de doctrines plus importantes. Néanmoins, nous devons considérer le fait que la combinaison des doctrines est importante. Effectivement, tout comme le présentait Sénèque, certaines croyances ou positions philosophiques sont partagées et peuvent être tenues par divers courants de pensée. La tranquillité, par exemple, peut être perçue comme enviable par les stoïciens, car elle est la résultante d’une progression morale, alors qu’elle est aussi une résultante positive de l’ataraxie épicurienne. Si nous la combinons à d’autres doctrines partagées avec l’épicurisme, pouvons-nous appeler l’agrégat de doctrines du stoïcisme ? En fait, nous devons dire que oui, car affirmer le contraire nous mène au même problème que la première question. Si ce n’est pas du stoïcisme, alors il faut définir le nombre de doctrines ou le taux de thématiques uniques au stoïcisme qu’il faut comporter pour en faire partie. À l’inverse, si nous acceptons cet agrégat de doctrines ou thématiques comme étant du stoïcisme, malgré sa concomitance avec d’autres courants philosophiques, le stoïcisme gagne en richesse, en ajoutant à son panorama une adaptation qui concilie ses positions et celles d’autres mouvements philosophiques. Nous y reviendrons dans la dernière partie du développement, car il convient de passer à la troisième question.
Lorsque nous pensons aux adaptations qui pourraient servir de référence, les classiques viennent très vite en tête : Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Cependant, que faisons-nous des cas moins souvent acceptés ou mentionnés, comme Ariston de Chios et le néostoïcisme de la Renaissance ? Parallèlement, puisque la question est de savoir si les appropriations contemporaines font partie du stoïcisme, nous ne pouvons pas encore les utiliser comme base de référence doctrinale pour savoir si elles-mêmes sont du stoïcisme. Ainsi, est-ce que les auteurs dits « classiques » sont les seuls qui peuvent servir de base de données ? La réponse est simple : non. En effet, il faut revenir vers le fait que ce ne sont pas les auteurs, que nous reconnaissons comme stoïciens, qui dictent la doctrine, mais nous qui sommes ceux qui reconnaissent le stoïcisme dans un groupe de prescriptions et croyances. Autrement dit, nous sommes ceux qui définissent ce qu’est le stoïcisme et sa fluidité fait que le pool de référence est infini. Nous avons conscience que ce dernier point peut être controversé, mais il convient de le nuancer. Il ne faut pas penser que tout positionnement philosophique est du stoïcisme, mais que la nature changeante de ce qui est appelé stoïcisme pousse à concevoir l’idée qu’il existe un nombre de combinaisons de croyances impossibles à quantifier, qui donneraient lieu à des adaptations qui seraient qualifiables de stoïcisme. Par ailleurs, l’évolution des conceptions, leur raffinement et leur révision ajoutent au fait que le stoïcisme se définit par celui qui le décèle et non pas par celui qui génère le contenu déterminé comme stoïcien. Curieusement, l’idée que les anciens ne sont pas ceux qui fixent la doctrine a déjà été soutenue par Sénèque, dans les Lettres à Lucilius. Il est important de souligner ce point, mais sans en faire un argument pour appuyer notre propre position, puisque c’est précisément ce que nous critiquons.
4. La dernière condition que nous avons décelée dans notre panorama des adaptations contemporaines est le fait de consciemment, ou inconsciemment, prendre le stoïcisme antique comme base de réflexion. Autrement dit, il faut que les adaptations veuillent, en tout cas inconsciemment, se penser au sein de ce qui est qualifiable comme stoïcisme. En termes de nécessité, cette condition n’est en réalité pas satisfaisante, car il paraît concevable qu’un ensemble de croyances soit conforme au stoïcisme « sans faire exprès ». En effet, nous pouvons imaginer que des formes de stoïcisme surgissent de manière spontanée, sans que l’individu ait une volonté consciente ou inconsciente de se rattacher au matériel source. Par ailleurs, si ces croyances ont pu surgir sans se baser sur le stoïcisme une première fois (lors de la première itération du stoïcisme, qui elle-même repose sur le cynisme), alors il n’est pas inconcevable qu’elles se combinent à nouveau sans connaissance préalable des doctrines. Parallèlement, la condition ne peut pas être suffisante, car cela indiquerait que la combinaison de la croyance que les souris sont vertes et les tables sont bleues est du stoïcisme, pour autant que je veuille l’inscrire dans ce courant de pensée. Il peut paraître paradoxal que cela ne soit pas suffisant, alors que nous avons promu l’idée de fluidité du stoïcisme. Néanmoins, il faut garder en tête que l’appartenance à un courant de pensée ne se fait pas par le biais d’un individu du jour au lendemain. Le processus d’adhésion au mouvement est long et collectif, car le concept opératoire de stoïcisme s’applique sur des assemblages de croyances et pratiques qui sont coconstruites par des groupes, dans des contextes spatio-temporels, sur une longue période. Ironiquement, les croyances que nous avons utilisées comme exemple pourraient devenir du stoïcisme. Toutefois, à nouveau, non pas parce que je le décide, mais parce qu’elles ont fini par être reconnues comme faisant partie du tissu de croyances mobilisées lorsque nous parlons de stoïcisme.
À la suite de notre analyse, nous nous rendons compte que nous n’avons pas trouvé de candidats satisfaisants pour édifier des conditions nécessaires et suffisantes qui dictent l’appartenance au stoïcisme. Il est entièrement possible que la cause de ce résultat soit que nos choix n’aient pas été bons. Néanmoins, nous pouvons nous demander si cette analyse ne révèle pas plutôt la redondance de chercher à circonscrire de manière figée ce qui est du stoïcisme, alors que le fait que ce soit un concept opératoire implique que ses limites sont fluides, perméables et changeantes. En effet, la réflexion autour des deux premiers candidats que nous avons évoqués commence par nous indiquer qu’il n’y a pas de forme universelle du stoïcisme. Tantôt, les adaptations antiques et contemporaines ont des structures tripartites et holistiques, tantôt elles n’ont aucun de ces deux attributs. Les autres conditions nécessaires et suffisantes s’intéressent plutôt au fond théorique qui rattacherait les adaptations stoïciennes, mais elles arrivent au même résultat que celles sur la forme. Certains auteurs contemporains (A. A. Long, par exemple) s’opposeraient au constat qu’il est en réalité improbable de cerner des doctrines phares du stoïcisme, car ils défendent l’existence d’un noyau dur de positions philosophiques qui permet de caractériser une pensée comme étant stoïcienne. Toutefois, nos candidats semblent indiquer que leurs efforts sont vains, puisque les éléments qu’ils avancent ne sont pas exemplifiés dans l’Antiquité et ne sont pas propres au stoïcisme. Si nous prenons la tentative d’édification d’un noyau théorique de A. A. Long comme exemple, nous devons expliquer pourquoi : « (1) la structure rationnelle et providentielle de l’univers, (2) le statut particulier, les responsabilités et les défis liés à la condition humaine (en tant qu’être doté de raison), et (3) notre potentiel inné et notre objectif — vivre bien ensemble en toutes circonstances »[3], ne peuvent pas constituer un noyau théorique à respecter pour tous les stoïcismes. Premièrement, la structure rationnelle et providentielle de l’univers n’est pas partagée par tout ce qui est considéré comme stoïcisme, comme vu avec Ariston. Deuxièmement, les responsabilités liées à la condition humaine ne sont pas des thématiques proprement stoïciennes, puisqu’elles sont traitées par d’autres auteurs, notamment Platon. Puis, les diverses responsabilités ne sont pas systématiquement abordées de la même manière et à la même fréquence entre possibles stoïciens, puisque Marc Aurèle met plus d’emphase sur notre responsabilité envers celui qui n’est pas stoïcien que d’autres auteurs antiques. Troisièmement, la question du potentiel inné et de notre objectif est particulière, car elle est vague. Si elle fait référence à l’eudémonisme et au perfectionnement moral, alors il est évident que cette troisième partie du noyau n’est pas propre au stoïcisme, car l’épicurisme rend compte de ces points. Néanmoins, si cela n’est pas le cas, alors il conviendrait de préciser plus en détail à quoi cela fait référence.
En somme, bien que les conditions nécessaires et suffisantes décelées dans cette série ne déterminent pas ce à quoi correspondrait le noyau théorique et formel du stoïcisme, elles appuient l’idée que la quête de dénominateurs communs à tous les stoïcismes est futile. Les tentatives de constitution d’un corpus commun peuvent générer une forme de stoïcisme, ce qui est sans doute le cas de la démarche de A. A. Long. Cependant, elles ne peuvent pas servir de norme absolue, car il y a difficilement des consensus parfaits entre toute forme de stoïcisme. Cela étant dit, parmi les adaptations contemporaines que nous avons travaillées, lesquelles sont donc du stoïcisme ?
2.4 Le stoïcisme comme écosystème
Il est difficile de répondre à la question précédente. Néanmoins, compte tenu de tout ce qui a été dit, il semblerait que la réponse soit la suivante : toutes les adaptations contemporaines sont du stoïcisme. D’une part, nous avons des formes de stoïcismes formulées par des philosophes, qui sont promues et critiquées par leurs pairs. D’autre part, nous avons des appropriations populaires, qui reposent souvent sur une compréhension du terme « stoïcisme » qui est différente de celle des philosophes. Bien que toutes ces adaptations soient très différentes, elles font partie de l’écosystème du stoïcisme, car elles contribuent à sa définition et à sa conception. Par ailleurs, elles sont toutes appuyées et défendues dans une certaine mesure. En effet, la démographie de supporters est très différente d’une adaptation à l’autre, mais cela ne constitue pas une raison pour invalider le statut de « stoïcisme ».
Le fait de vouloir retirer la qualification de stoïcisme est un enjeu majeur de l’écosystème, avec des camps qui se forment pour écarter certaines adaptations pour leurs caractères problématiques. Il est vrai que certaines appropriations reposent sur des analyses incorrectes, notamment le « Reconsidered Stoicism »[4]. Puis, il y a des positions considérées stoïciennes qui sont, par nature, nocives, notamment les récupérations masculinistes qui emploient le stoïcisme en promouvant des visions problématiques du genre. Néanmoins, elles ne doivent pas être écartées du courant de pensée, afin de ne pas avoir à les adresser. La réalité est qu’elles montrent qu’il est possible de prendre des positions, des croyances et des justifications issues du stoïcisme pour construire des systèmes de pensée et des théories philosophiques néfastes. Puis, elles ont déjà modifié le stoïcisme de sorte à pouvoir en faire partie. La responsabilité du stoïcien actuel et futur correspond donc à ne pas fuir la confrontation inconfortable avec ces adaptations, mais à les examiner pour ce qu’elles sont réellement : des appropriations problématiques. De plus, prendre le temps de les décortiquer et décrier leurs conséquences permet de mettre en garde contre ce genre de récupération, de sorte à assainir l’écosystème. À nouveau, celui qui contribue à l’écosystème « stoïcisme » peut l’influencer indirectement, mais il n’a pas le pouvoir de dicter ce qui est compris dans le terme ou non, car la réception de son travail est hors de son contrôle. Cependant, il a le choix d’ignorer un problème actuel lié à l’écosystème, ou de chercher à exercer son influence pour le décrier et possiblement le régler.
Conclusion
Dans cette série d’articles, nous avons présenté et analysé le « New Stoicism » de Becker, le « Reformed Stoicism » de Stankiewicz, le « Reconsidered Stoicism » d’Irvine et le stoïcisme « populaire ». Les raisons qui nous ont motivés à dresser ce panorama d’adaptations contemporaines du stoïcisme étaient de savoir s’il était possible d’avoir des stoïcismes contemporains, de décortiquer les potentielles conditions nécessaires et suffisantes pour être qualifié de stoïcisme et de déceler quelles adaptations contemporaines pouvaient donc être qualifiées comme du stoïcisme. À la suite de ce parcours, nous avons pu mettre en avant plusieurs points. Premièrement, il est possible d’avoir des adaptations contemporaines du stoïcisme, car le terme qui désigne ce courant de pensée est à comprendre comme un concept opératoire qui est fluide et évolue. De fait, si les stoïcismes de l’Antiquité sont séparés temporellement et varient dans leur contenu, alors il n’est pas irraisonnable de penser qu’une adaptation contemporaine légitime soit possible. Ensuite, nous avons vu que les potentielles conditions nécessaires et suffisantes décelées n’étaient probablement pas pertinentes. L’idée est que ces conditions ne peuvent pas reposer sur le contenu ou la forme, car ces dernières varient dans toute forme de stoïcisme. Par ailleurs, elles ne rendent pas compte du fait que le terme « stoïcisme » ne renvoie pas à une catégorie brute, ce qui rend les conditions d’admission redondantes. Finalement, nous avons conclu que toutes les adaptations contemporaines sont qualifiables de stoïcismes, car elles ont déjà participé à l’évolution du terme et de sa conception, bien qu’elles puissent être problématiques. Ainsi, il est fondamental que le stoïcien contemporain se batte, non pas pour simplement les écarter, mais pour mettre en lumière les conséquences nocives que les adaptations peuvent avoir et pour influencer indirectement l’écosystème du stoïcisme, afin d’éviter la prolifération d’adaptations problématiques.
Remerciements
J’aimerais remercier les individus suivants, sans qui la série d’articles n’aurait pas eu lieu :
- Maël Goarzin pour l’opportunité incroyable d’écrire cette série d’articles.
- Florian Cova pour la direction bienveillante du mémoire ayant servi de point de départ à la série d’articles.
- Jopeikka Sri Sakthikantha pour m’avoir accompagné et aidé dans tous mes moments.
- Thibaud Mitterer pour son amitié et son aide précieuse.
- Rosa Mary Lozano Martinez, Jose Angel Martinez, Selina Martinez, Agostino Nascarella et Rosalia Nascarella pour leurs encouragements à travers tout mon parcours.
Références
Livres
- Épictète, Entretiens : livres I à IV, Paris : Gallimard, 1993.
- Épictète, Manuel d’Epictète, Paris : Flammarion, 2015.
- Marc Aurèle, Pensées: livres I à VI, Paris ; Editions Gallimard, 1962.
- Marc Aurèle, Pensées : livres VII à XII, Paris ; Éditions Gallimard, 2015.
- Sénèque, Lettres à Lucilius, Paris : Flammarion, 2017.
Articles/Sites
- Long, Anthony, « Les stoïcismes antique et contemporain », traduit par Falzon V. et Goarzin M. Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/les-stoicismes-antique-et-contemporain/>, (réf. 05.07.2025).
- Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (1) : le New Stoicism » de Lawrence Becker », Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-1-le-new-stoicism-de-lawrence-becker/>, (réf.25.02.2025).
- Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (2) : le « Reformed Stoicism de Piotr Stankiewicz », Stoa Gallica (site en ligne), < https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-2-le-reformed-stoicism-de-piotr-stankiewicz/>, (réf. 31.03.2025).
- Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (3) : le « Reconsidered Stoicism » de William B. Irvine », Stoa Gallica (site en ligne), < https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-3-le-reconsidered-stoicism-de-william-b-irvine/>, (réf. 30.04.2025).
- Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (4) : le stoïcisme « populaire », Stoa Gallica (site en ligne), < https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-4-le-stoicisme-populaire//>, (réf. 30.06.2025).
[1]Je tiens tout particulièrement à remercier Dominique Jaillard (1961-2024) pour l’apprentissage de cette notion. De fait, je la récupère des sciences de l’Antiquité et l’anthropologie religieuse, afin de l’adapter à la philosophie.
[2] Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (1) : le « New Stoicism » de Lawrence Becker », Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-1-le-new-stoicism-de-lawrence-becker/>, (réf.25.02.2025).
[3] Long, Anthony, « Les stoïcismes antique et contemporain », traduit par Falzon V. et Goarzin M. Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/les-stoicismes-antique-et-contemporain/>, (réf. 05.07.2025).
[4] Pour plus sur le sujet : Martinez, Tristan, « Les stoïcismes contemporains (3) : le « Reconsidered Stoicism » de William B. Irvine », Stoa Gallica (site en ligne), < https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-3-le-reconsidered-stoicism-de-william-b-irvine/>, (réf. 30.04.2025).