
Une conception duale de l’activité philosophique
Ma rencontre avec le stoïcisme date de la même période que ma rencontre avec la philosophie. Étudiant au gymnase, j’ai développé un intérêt intense pour la posture et le projet philosophiques : j’étais invité à interroger le monde et la vie, à remettre en question les croyances, les valeurs et les normes communes et à développer mon propre discours intérieur ! Et la promesse d’un bonheur inébranlable et d’une intériorité invulnérable, accessible au sage pour la plupart des écoles gréco-romaines, m’a fasciné.
J’ai ensuite eu la chance de poursuivre mes études en philosophie à l’université. J’y ai rencontré deux conceptions marquantes et, à mes yeux, complémentaires de l’activité philosophique. Premièrement, la conception qui exige de clarifier et d’élaborer des thèses et des arguments avec autant de rigueur logique que possible, comme cela est promu dans la philosophie analytique. Secondement, la conception qui exige de placer le souci pour la vie bonne au-dessus de toute autre préoccupation, comme cela est prescrit par la philosophie conçue comme mode de vie, mise en lumière par les travaux de Pierre Hadot.
Cette conception duale de l’activité philosophique me pousse à défendre l’idée selon laquelle il faut être philosophe avant d’être stoïcien. Cela signifie que, même du point de vue du scholarque le plus convaincu et le plus engagé, seul l’examen rationnel des représentations permet de valider ou de réfuter nos positions philosophiques et choix de vie. Pour mériter l’appellation de « philosophe », il est impératif d’être fidèle à la vérité plutôt qu’à une théorie particulière, quel que soit son contenu. Cette position impose un coût : celui de prendre le risque permanent de découvrir nos erreurs et nos aveuglements au détour d’une nouvelle question et d’un nouvel argument.[1] Toutefois, nul besoin d’ajourner la pratique dans l’attente de bâtir une théorie parfaite et définitive. Au contraire ! L’examen théorique de mes représentations et l’évaluation pratique de mes actes s’imbriquent et s’informent l’un l’autre en permanence.
Mon rapport au stoïcisme : entre examen critique et appropriation
Cette conception place automatiquement ma sympathie du côté du courant réformiste du stoïcisme contemporain, représenté par Modern Stoicism, aux dépens du courant dit « traditionnaliste » (comme si une tradition unique faisant autorité pouvait être dégagée de la riche et complexe histoire de l’école). Une part de ma pratique philosophique consiste à identifier les thèses stoïciennes et les arguments que je retiens, que je reformule ou que je rejette, ainsi que les raisons significatives qui fondent leur conservation, leur amendement ou leur élimination. Ce travail d’examen et de tri compose une partie importante des méditations que j’écris plusieurs fois par semaine dans mon journal eudémonique. S’y retrouvent donc des propos fortement inspirés du Manuel d’Épictète ou des Pensées de Marc-Aurèle, mais également des raisonnements exploratoires teintés d’humanisme, d’utilitarisme, de psychologie cognitive, de sciences humaines et sociales. L’une de mes sources d’inspiration dans cette démarche est Massimo Pigliucci, auteur populaire et vulgarisateur du stoïcisme. Il n’hésite pas à se distancer de ses propres guides quand sa raison le lui demande. C’est ce qu’il fait, par exemple, lorsqu’il reformule avec sa propre sensibilité le Manuel d’Épictète dans A Field Guide To a Happy Life. 53 Lessons for Living.[2]
Mû par cet exemple, la maxime que je me répète chaque jour, afin de me préparer à réagir adéquatement aux événements que je rencontrerai, s’inspire du chapitre 1 du Manuel. Cependant, en ce qui me concerne, je suspends mon jugement quant à deux thèses stoïciennes, dans l’attente d’un examen plus concluant de ma part : la thèse de la dichotomie entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, d’un côté, et la thèse de la possibilité d’une maîtrise complète des actes cognitifs volontaires par l’agent moral, de l’autre.[3] Ainsi, cette maxime prend, pour l’instant, la forme suivante :
Concentre ton attention et tes efforts sur ce que tu peux influencer le plus directement et le plus aisément, à savoir la conduite de ton esprit et la conduite de ton comportement.
Par « conduite de l’esprit », j’entends l’examen et l’amendement des jugements et des actes cognitifs volontaires qui en dépendent.
Par « conduite du comportement », j’entends l’évaluation et le pilotage des impulsions et des inhibitions à l’action.
Le reste, occupe-t’en indirectement ou pas du tout.
Mon programme : théorie et pratique de l’eudémonisme
Mon évolution philosophique me pousse donc vers de nouveaux chemins. Ainsi, je ne crois plus qu’une promesse d’invulnérabilité définitive puisse être lucidement formulée et véritablement tenue, bien que cette perspective exerçât une forte impression sur mon esprit adolescent. Je ne crois plus non plus que l’éthique des vertus gagne à ne pas énoncer des prescriptions généralisables, utiles à la résolution des dilemmes moraux types, et je crois au contraire que le maintien non nécessaire de cette posture fait d’elle une théorie morale plus faible que ses concurrentes modernes que sont la déontologie et les formes de conséquentialisme.[4] En outre, je crois que l’activité philosophique gagne à s’ouvrir au dialogue avec les sciences contemporaines, comme lorsqu’on cherche à comprendre le besoin de sérénité dans la société globalisée contemporaine.[5] Je crois encore que l’étude minutieuse et critique des discours savants des penseurs, comme des actes mémorables des figures qui nous inspirent, reste un moyen capital de poursuivre l’examen des croyances, des valeurs et des normes communes, ainsi que le développement de mon propre discours intérieur.[6]
L’école du Portique reste ce que j’ai rencontré de plus soutenant, de plus stimulant et de plus solide pour la vie quotidienne de celles et ceux qui aspirent à la sagesse. Néanmoins, l’eudémonisme permet sans doute bien d’autres voies praticables. Le dénominateur commun entre les thèses stoïciennes, d’un côté, et celles que je conserve ou que j’amende, de l’autre, réside dans cette vieille idée gréco-romaine d’eudémonisme, selon laquelle la liberté intérieure et le bonheur authentique sont désirables pour eux-mêmes, sont accessibles par un travail sur soi et constituent le bien suprême, la vie bonne.[7] Cette idée date, mais il me semble qu’elle n’a pas épuisé toutes ses potentialités. Je me donne pour tâche d’expliciter les variations de l’eudémonisme que l’histoire, par ses contingences, n’a pas eu l’occasion d’exprimer. Ainsi, mon projet, tel que je le conçois aujourd’hui, n’est pas tant de réformer le stoïcisme, pour en proposer ma propre version, que d’explorer son voisinage plus ou moins immédiat, pour découvrir la forme d’eudémonisme qui résistera le mieux à mon examen.[8]


Toutefois, rappelons que, si la vie bonne est la valeur et le but ultimes, alors la pratique s’impose. Outre mon programme théorique et les entrées dans mon journal, j’ai trouvé, au travers des activités de Stoa Gallica, d’autres personnes motivées et intéressées par l’échange philosophique et la progression morale. J’ai à présent la chance d’organiser et d’animer un groupe de lecture et de discussion pour le Portique de Lausanne. En m’entourant d’allié·e·s, mon anxiété et mon irritabilité raréfient leurs visites et en réduisent l’intensité. L’intelligence collective et l’amitié dans la recherche nous élèvent toujours ; les anciens l’avaient compris. Qu’il me soit ici permis de témoigner aux personnes côtoyées lors de ces activités toute ma gratitude !
[1] Bien sûr, j’ai conscience que ce positionnement ne correspond pas à la façon dont les philosophes antiques concevaient leur choix pour une école ou une autre. Comme le dit Pierre Hadot (Éloge de la philosophie antique, Éditions Allia, 2009, p.39) : « Dans chaque école, les dogmes et les principes méthodologiques n’ont pas à être discutés. Philosopher, à cette époque-là, c’est choisir une école, se convertir à son mode de vie et accepter ses dogmes. » Or je crois que le refus de s’engager ainsi de manière dogmatique et l’exigence intellectuelle de soumettre, en principe du moins, toutes les thèses et leurs axiomes à l’examen de la raison constituent un trait fondamental de la pensée moderne et un véritable progrès dans l’histoire des idées.
[2] Pigliucci Massimo, A Field Guide to a Happy Life. 53 Brief Lessons for Living, Basic Books, 2020
[3] Ces deux thèses sont fortement liées, du fait qu’elles concernent toutes deux la sphère d’influence de l’agent moral sur son environnement et ses degrés. Pourtant, ces deux thèses doivent bien être distinguées, car il est possible de soutenir l’une indépendamment de l’autre. En effet, il est par exemple concevable de défendre que l’agent moral possède un empire total sur ses actes volontaires et qu’il peut l’étendre par l’entrainement au-delà de sa sphère initiale jusque dans les événements naturels extérieurs à son corps, niant ainsi l’existence d’une dichotomie entre ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas. D’autres modalités d’une telle dissociation de ces deux thèses sont bien sûr possibles.
[4] Cf. l’article où je présente l’éthique des vertus et cette position renonçant à prescrire des conduites précises (comme la déontologie) ou une méthode de prise de décision morale (comme dans le conséquentialisme, dont l’utilitarisme est une forme particulière) : Büchler Konstantin, « Qu’est-ce que l’éthique des vertus ? » HAL Open Science, 2014, URL : https://hal.science/hal-00994574v1.
[5] Cf. le livre que j’ai publié avec Gaëtan Cousin, docteur en psychologie et psychothérapeute : Cousin Gaëtan, Büchler Konstantin, Du calme. Comment lutter contre l’agitation intérieure, Odile Jacob, 2022.
[6] C’est dans cet état d’esprit que j’ai rédigé deux articles pour le blog de Stoa Gallica : « Des métaphores pour identifier le bien et s’en souvenir » (URL : https://stoagallica.fr/des-metaphores-pour-identifier-le-bien-et-sen-souvenir/, 30.05.2023) et « Nelson Mandela et le stoïcisme » (URL : https://stoagallica.fr/nelson-mandela-et-le-stoicisme/, 19.09.2023).
[7] Une autre manière de présenter les thèses centrales de l’eudémonisme est la suivante : « L’eudémonisme antique, qui identifie la vie heureuse et la vie morale, est donc caractérisé par deux thèses : la vertu réalise la capacité la plus proprement humaine, à savoir la rationalité ; le bonheur consiste principalement en l’accomplissement de cette fonction. » (Canto-Sperber Monique, « Bonheur », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, Presses universitaires de France, 2017, p.201) Bien sûr, les termes et les thèses ainsi articulés doivent eux également se prêter à notre examen minutieux.
[8] Tristan Martinez a publié cinq articles stimulants sur les stoïcismes contemporains. Pour un exemple de réforme de la doctrine stoïcienne, je renvoie ici au premier de la série, tout en recommandant la lecture de l’ensemble : Martinez Tristan, « Les stoïcismes contemporains (1) : le « New Stoicism » de Lawrence Becker », Stoa Gallica (site en ligne), URL : https://stoagallica.fr/les-stoicismes-contemporains-1-le-new-stoicism-de-lawrence-becker/, 17.02.2025.
