Comme je le comprends, l’engagement dans une pratique stoïcienne consiste à chercher une progression intérieure constante, avec, pour finalité ultime, l’acquisition définitive et l’exercice infaillible de la vertu. L’une des techniques proposées par ce courant philosophique pour avancer sur le chemin exigeant qu’elle propose est l’imitation de modèles. Étant donnée la présence du stoïcisme au cours des siècles[1], ces modèles peuvent être trouvés en différents lieux et en différentes époques.

Notons que deux formes de modélisation s’offrent à la personne aspirant à la sagesse : premièrement, la forme idéale, celle qui consiste à tenter de se représenter la figure du sage accompli, manifestant parfaitement la vertu dans l’ensemble de ses actes ; secondement, la forme illustrative, celle qui consiste à sélectionner des figures historiques exemplaires dans certaines attitudes et certains comportements pour en tirer des enseignements utiles à la progression intérieure. Si la première forme semble faire du modèle avant tout une source de contemplation et d’inspiration, la seconde forme me paraît particulièrement adéquate pour fournir, par la comparaison à des personnalités hors du commun mais bien réelles, des raisons tangibles, des objectifs atteignables et des moyens concrets de progresser vers la sagesse. Il en va ainsi de l’exemple de Nelson Mandela.

Une lettre de prison écrite par Nelson Mandela à Winnie, son épouse d’alors, présente l’expérience carcérale non pas comme une cause d’aliénation, mais comme une occasion d’améliorer la connaissance de soi et la maîtrise de soi.[2]

« (…) La cellule est un lieu parfait pour apprendre à se connaître et pour étudier en permanence et dans le détail le fonctionnement de son esprit et de ses émotions. Les individus que nous sommes ont tendance à juger leur réussite à l’aune de critères extérieurs, tels que la position sociale, l’influence, la popularité, la richesse ou le niveau d’éducation. Ce sont bien sûr des notions importantes pour mesurer sa réussite – et on comprend que beaucoup tentent d’obtenir le meilleur d’eux-mêmes sur ces points. Mais d’autres critères intérieurs sont peut-être plus importants pour juger de l’accomplissement d’un homme ou d’une femme. L’honnêteté, la sincérité, la simplicité, l’humilité, la générosité, l’absence de vanité, la capacité à servir les autres – qualités à la portée de toutes les âmes – sont les véritables fondations de notre vie spirituelle. Mais cette réussite-là n’est pas accessible sans un travail d’introspection véritable et une connaissance de ses forces et de ses faiblesses. La détention a au moins le mérite d’offrir une bonne occasion pour travailler sur sa propre conduite, corriger le mauvais et développer le bon que l’on porte tous en soi. La pratique régulière de la méditation, disons un quart d’heure chaque jour avant de se coucher, peut y être très utile. Il est possible que dans un premier temps tu aies du mal à identifier les éléments négatifs de ta vie, mais tu seras récompensée si tu en fais l’effort régulier. N’oublie pas qu’un saint est un pêcheur qui cherche à s’améliorer. »

Cet extrait est remarquable, car il synthétise en quelques lignes de nombreux principes chers au stoïcisme : la nécessité d’un entraînement rigoureux et régulier sur sa propre personne ; la distinction entre les biens extérieurs et les biens propres, identifiés à des vertus ; l’égalitarisme au sujet de la possibilité de chacun de devenir vertueux ; la nécessité de connaître ses propres faiblesses et sa situation particulière pour avancer ; la capacité à aimer l’adversité pour les opportunités de perfectionnement éthique qu’elle offre ; la pratique d’exercices spirituels pour mener à bien le projet de s’améliorer.

A croire David Schalwyk, auteur de « Mandela, the Emotions, and the Lessons of Prison » publié dans The Cambridge Companion to Nelson Mandela (2014), bien qu’il n’existe pas de preuve tangible d’une influence directe d’auteurs stoïciens sur Mandela, il semble qu’un exemplaire des Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle ait circulé sur Robben Island, lieu de détention du plus célèbre prisonnier politique sud-africain. Le titre du recueil de lettres, notes et carnets intimes de Mandela est d’ailleurs, Conversations avec moi-même, proche du titre rassemblant les écrits de Marc Aurèle.

En termes politiques, la proximité de Mandela avec le stoïcisme se retrouve sur un point capital. L’abandon, avant son emprisonnement, de tout préjugé racial, son application à s’entourer de personnes de toutes origines à partir de là et sa foi générale en la dignité irréductible de chaque individu font écho à l’égalitarisme stoïcien.

De plus, son engagement pour le pardon, souvent compris comme un geste chrétien, peut également être vu comme l’application de principes socratiques : aucun individu n’est intrinsèquement mauvais ; la personne qui se comporte mal est simplement dans l’erreur ; elle peut être ramenée à la vertu par la raison. Cette idée se retrouve dans de nombreux passages des pensées de Marc Aurèle, dont voici un exemple (Pensées, II, 1) :

« Dès l’aurore, dis-toi d’avance : je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces vices ont été causés en eux par l’ignorance des biens et des maux. »

De plus, la fonction du pardon peut être comprise comme la recherche de maîtrise des passions destructrices pour les individus et la société, de construction rationnelle de la vie bonne et de reconstruction saine de la communauté nationale.

Le poème victorien « Invictus », écrit par William Ernest Henley, était le poème favori de Nelson Mandela. Ce poème a donné le titre du film que Clint Eastwood a consacré à Mandela en 2009. Bien que les commentateurs considèrent que ce poème est le fruit de l’influence de l’épicurisme autant que du stoïcisme (par le thème du tétrapharmakon), la fin du premier verset penche selon moi en faveur du stoïcisme. En effet, les stoïciens se démarquaient des épicuriens notamment par l’idée selon laquelle le bonheur véritable est inexpugnable, quelles que soient les conditions extérieures imposées à l’individu.

William Ernest Henley, « Invictus »Traduction d’après la VF du film Invictus
Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be
For my unconquerable soul.  

In the fell clutch of circumstance
I have not winced nor cried aloud
Under the bludgeonings of chance
My head is bloody, but unbowed.

Beyond this place of wrath and tears
Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years
Finds and shall find me unafraid.

It matters not how strait the gate,
How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate:
I am the captain of my soul.
Dans les ténèbres qui m’enserrent,
Noires comme un puits où l’on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient
Pour mon âme invincible et fière.  

Dans de cruelles circonstances
Je n’ai ni gémi ni pleuré
Meurtri par cette existence
Je suis debout bien que blessé.

En ce lieu de colère et de pleurs
Se profile l’ombre de la mort,
Et je ne sais ce que me réserve le sort
Mais je suis et je resterai sans peur.

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin:
Je suis le capitaine de mon âme.

La promesse d’invulnérabilité intérieure est une caractéristique de la pensée stoïcienne et peut-être l’une des raisons de son succès au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui. Marc Aurèle aura marqué les esprits avec sa célèbre métaphore de la citadelle, pour longtemps et probablement jusqu’à la posture exemplaire de l’un des détenus de Robben Island (Pensées, VIII, 48) :

« Aussi est-ce une citadelle que l’intelligence libre de passions. L’homme n’a pas plus de forte position où se retirer, pour être imprenable désormais. »


[1] Jordi Pià et Maël Goarzin, « Les présences du stoïcisme au cours des siècles. Entretien avec J. Pià. », Réflexion(s), mars 2015 (http://reflexions.univ-perp.fr/).

[2] Nelson Mandela, Conversation avec moi-même, Paris : Éditions de la Martinière, p.IX


Crédits: Photo de Ashim D’Silva sur Unsplash

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