Depuis l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, les grecs distinguent deux types de sagesse : la phronêsis, mot grec intraduisible pour lequel la langue française propose “prudence” et “sagacité” et la langue anglaise “sagesse pratique” (practical wisdom), et la sophia, qui est un concept plus général et plus abstrait, généralement traduit par le mot “sagesse”.

Dorian Lacaze éclaire un peu la richesse du sens du terme grec phronêsis (φρόνησις) chez Aristote :

La phronêsis est un savoir qui s’acquiert par l’expérience (la sagacité) ainsi qu’une vertu qui ne vaut que par sa pratique (la prudence). Elle contient la nécessité de son application : un phronimon (φρόνιμον) ne peut pas ignorer ce qu’est la vertu pas plus qu’il ne peut la connaître sans la pratiquer. D’où la troisième traduction possible de la phronêsis, celle de « practical wisdom » ou « sagesse pratique ». Ce dernier sens fait signe vers le lien nécessaire qui unit la théorie à la pratique, la pensée à l’action [i].

Il existe toutefois traditionnellement trois autres formes d’excellence que sont la justice, la légalité ou l’intégrité (dikaiosunê), le courage ou la force d’âme (andreia, littéralement la virilité) et la modération ou tempérance (sophrosunê).

Cette classification n’est pas originale car c’est celle même de Platon qui se retrouve chez Aristote. Aristote dissociait par ailleurs les vertus en vertus éthiques et en vertus intellectuelles[ii], et séparait non seulement les vertus de l’homme et de la femme, mais encore celle du riche et du pauvre[iii]. De son côté, Platon avait déjà affirmé la multiplicité des vertus, qui venait pour lui de la multiplicité des parties de l’âme.

Là où Zénon de Citium, fondateur de l’Ecole stoïcienne, se sépare de Platon et d’Aristote, c’est lorsqu’il affirme que la vertu est unique et que toutes les vertus ne sont que des aspects particuliers de la vertu fondamentale de phronêsis, qu’il définit comme “la science du bien et du mal” (epistémè agathon kai kalon) :

Le courage sera la prudence en ce qui est à supporter ; la tempérance, la prudence dans le choix des choses ; la justice, la prudence dans l’attribution des charges[iv].

La doctrine de l’unicité de la vertu est un héritage socratique, transmis à Zénon par ses professeurs de l’Ecole de Mégare[v] et par les Cyniques. Socrate avait en effet enseigné que “la justice, et toutes les autres vertus se confondent avec la science”[vi], et que là où se rencontre une vertu, toutes doivent se rencontrer[vii]. Dans le Ménon, il soutient encore l’unité essentielle de la vertu[viii]. Il est également intéressant pour un apprenti stoïcien de lire un autre dialogue de Platon, Euthydème, et en particulier le passage qui reproduit l’exhortation de Socrate à la sagesse.[ix]

Les stoïciens ultérieurs affirmeront donc le caractère inséparable des vertus et en unifieront le concept en déterminant la vertu comme la science du bien et du mal. Les vertus sont ainsi enchaînées les unes aux autres – on parle alors d’antakolouthia tôn arethôn, c’est à dire de l’implication réciproque des vertus [x]:

Ils disent que les vertus s’enchainent les unes aux autres et que celui qui en possède une les possède toutes, car leurs principes théoriques sont communs, comme le disent Chrysippe au premier livre de son traité Sur les vertus, Apollodore dans sa Physique à l’ancienne mode et Hécaton au troisième livre de son traité Sur les vertus[xi].

Ou encore:

Les vertus, dit-il (Chrysippe), sont réciproquement conséquences les unes des autres, non seulement parce que qui en a une les a toutes, mais parce que agir selon l’une d’entre elle, c’est agir selon toutes ; l’homme qui n’a pas toutes les vertus n’est pas parfait ; et celui qui n’accomplit pas chacun de ses actes selon toutes les vertus, n’accomplit pas un acte parfait[xii].

Cette définition pouvait toutefois laisser supposer une indifférenciation fondamentale de la vertu. Ainsi, Ariston de Chios, ou Ariston le Chauve, philosophe stoïcien né à la fin du IVe siècle avant J-C, insista sur l’unité de la vertu, et préféra l’identifier à la santé de l’âme plutôt qu’à la prudence[xiii]. Selon Diogène Laërce[xiv], il n‘introduisit pas de nombreuses vertus comme Zénon, ni une seule appelée de noms divers, comme les Mégariques, mais il y voyait des manières d’être relatives. Galien précise ainsi :

Ce philosophe pense que la vertu, qui est chose unique, s’appelle d’une multiplicité de noms selon la relation qu’elle a avec telle ou telle chose[xv].

C’est Chrysippe qui donnera à la doctrine sa forme définitive et en opposition à la thèse d’Ariston de Chios, insista au contraire sur la distinction des objets de chacune des vertus. Il reprit donc la définition de Zénon, tout en interprétant chacune des vertus comme “science” ayant un domaine d’application unique :

La prudence est la science de ce qui devrait et ne devrait pas être fait et des actions neutres, ou la science des biens et des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre pour un animal politique par nature (…). La modération est la science de ce qui doit être choisi, évité et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre. La justice est la science concernant la distribution de ce que chacun mérite. Le courage est la science des choses qui sont à craindre, non à craindre, et ni l’un ni l’autre. L’imprudence est <l’ignorance> des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre, ou l’ignorance de ce qui devrait et ne devrait pas être fait, et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre (…). Certaines vertus sont premières, mais d’autres leurs sont subordonnées. Les vertus premières sont quatre : prudence modération, courage, justice (…). A la prudence sont subordonnées le bon conseil, le calcul juste, la vivacité d’esprit, la discrétion, la ressource ; à la modération le bon ordre, la décence, la modestie, la maitrise de soi ; au courage l’endurance, la confiance, la grandeur d’âme, l’assurance, l’amour de l’effort ; à la justice la piété, l’honnêteté, l’équité, la sociabilité[xvi].

C’est ce qu’avait expliqué auparavant Cléanthe, qui avait souligné que la vertu en tant que science (epistêmê) est un état de l’âme – donc en tant que telle unique – mais également disposée d’une certaine manière[xvii] par rapport aux vertus individuelles – ce qui justifiait la multiplicité.

Toutes les vertus qui sont des sciences et des arts partagent leurs théorèmes et, comme on l’a déjà dit, la même fin. De fait, elles sont aussi inséparables. Car quiconque en a une les a toutes, et quiconque agit selon une agit selon toutes. Elles diffèrent l’une de l’autre par leurs points capitaux. Car le domaine de la prudence, ce sont, à titre primordial, la théorie et la pratique de ce qui doit être fait, et à titre secondaire aussi la théorie de ce qui doit être distribué, <de ce qui doit être choisi, et de ce qui doit être supporté> en vue de faire sans erreur ce qui doit être fait. De la modération, le domaine spécial est, à titre primordial, de conserver des impulsions saines et d’en saisir la théorie, mais à titre secondaire, c’est la théorie de ce qui tombe sous les autres vertus en vue de se conduire sans erreur dans ses impulsions. De même le courage saisit à titre primordial la théorie de tout ce qui doit être supporté, et, à titre secondaire, celle de ce qui tombe sous les autres vertus. Et la justice étudie à titre primordial les mérites individuels, mais à titre secondaire, le reste aussi. Car toutes les vertus regardent vers les objets qui appartiennent à toutes et vers ceux qui sont la matière l’une de l’autre[xviii].

Ce qui peut être synthétisé au moyen du tableau suivant :

 A titre primordialA titre secondaire
La prudence

 

(phronêsis)

La science du bien et du mal
  • La prudence dans ce qui doit être distribué (justice)
  • La prudence dans ce qui doit être choisi (modération)
  • La prudence dans ce qui doit être supporté (courage)
La modération

 

(sôphrosunê)

La science de l’équilibre des impulsions.

  • La modération dans ce qui doit être distribué (justice)

  • La modération dans ce qui doit être supporté (courage)

  • La modération dans ce qui doit être fait (prudence)

Le courage

 

(andreia)

La science des choses à endurer, à fuir, et de celles qui ne sont ni à fuir ni à endurer.
  • Le courage dans ce qui doit être distribué (justice)
  • Le courage dans ce qui doit être choisi (modération)
  • Le courage dans ce qui doit être fait (prudence)
La justice

 

(dikaiosunê)

La science des choses à partager
  • La justice dans ce qui doit être choisi (modération)
  • La justice dans ce qui doit être supporté (courage)
  • La justice dans ce qui doit être fait (prudence)
   

Sénèque expliquera bien plus tard à Lucilius :

C’est, réplique-t-on, la même âme qui revêt la manière d’être de la justice, du courage, de la modération. Cela serait possible, si dans le temps qu’elle est justice, elle n’était pas courage ; si dans le temps qu’elle est courage, elle n’était pas modération. En fait toutes les vertus existent simultanément[xix].

Ainsi, pour pratiquer une seule vertu, il faut pratiquer en même temps les trois autres : un homme qui serait courageux sans exercer son courage avec justice, retenue et perspicacité ne serait pas véritablement courageux.

Cette thèse selon laquelle toutes les vertus ne sont que les divers aspects d’une même vertu, est à l’origine de deux célèbres paradoxes stoïciens.

Le premier est : “Qui possède une vertu possède toutes les autres ; qui ne les possède pas toutes n’en possède aucune”.  Le second paradoxe, qui nous a été conservé par Cicéron[xx], consiste à dire que “Les fautes ont toutes la même valeur, comme les bonnes actions.”

Ces deux paradoxes découlent immédiatement de la conception que se faisait Zénon de la vertu comme une disposition permanente (diathesis). La vertu ou l’excellence s’introduit par un saut qualitatif dans l’homme, conception qui s’oppose encore à Platon pour qui la vertu se réalise par une ascension graduelle vers le bien.

C’est pourquoi les anciens stoïciens utilisaient les comparaisons suivantes pour qualifier l’état d’excellence :

De même que celui qui, dans la mer, est d’une coudée au-dessous de la surface, n’étouffe pas moins que celui qui est plongé à cinq cent brasse, de même que ceux qui approchent de la vertu sont dans le vice autant que ceux qui en sont loin; et de même que les aveugles sont aveugles même s’ils doivent bientôt recouvrer la vue, de même les hommes en progrès restent des insensés et des méchants, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la vertu[xxi].

A noter toutefois que les stoïciens, qui ne se considèrent pas comme sages, n’excluront pas une certaine idée de progression :

Mais les hommes en progrès moral ressemblent non pas à des aveugles, mais à des myopes, non pas à des noyés, mais à des nageurs qui sont près du port[xxii].

Sénèque en témoignera bien plus tard dans la lettre 75 à Lucilius en détaillant les différents degrés du chemin philosophique[xxiii]. Il n’en reste pas moins vrai que l’homme en progrès n’a pas encore sécurisé la vertu en tant que disposition parfaite : il a, par exemple, éliminé certaines maladies ou affections considérables, mais pas toutes (degré n°3).

Enfin, et probablement parce que les stoïciens conçoivent les vertus comme étant réciproquement impliquées, Zénon affirma la primauté de l’intention et voyait en celle-ci l’essence même de la vertu : “ce n’est pas seulement l’acte vertueux, disait-il, qui mérite la louange, mais la disposition d’âme elle-même[xxiv]”.


[i] La phronesis [φρονεσις], Une contribution de Dorian Lacaze, Une réflexion sur ce terme grec plurivoque, ou plutôt : riche de sens… https://www.les-philosophes.fr/aristote/la-phronesis.html

[ii] Aristote distingue en effet les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) qui se rapportent à la partie rationnelle de l’âme, et les vertus morales, qui relèvent de sa partie irrationnelle (non pas l’âme végétative qui n’obéit en rien au principe de raison, mais sa partie intermédiaire, l’âme désirante, qui peut écouter la raison et la suivre à condition que l’âme reçoive l’éducation appropriée). Autant la vertu intellectuelle naît et progresse grâce à l’enseignement, requiert du temps et de l’expérience, autant la vertu morale « est le produit de l’habitude ». (Ethique à Nicomaque. II, 1 1103b1).

[iii] Sur la position d’Aristote à propos de la vertu, cf. W.D. Ross, Aristote, Payot, 1930, p. 262-325.

[iv] Plutarque, Des contradictions des stoïciens, VII, 1034d.

[v] L’École mégarique est une école de philosophie grecque fondée entre les ve et ive siècles av. J.-C., qui tire son nom du lieu d’origine de son fondateur, Euclide de Mégare (à ne pas confondre avec Euclide d’Alexandrie). Ses membres se réclament des enseignements de Socrate.

[vi] Xénophon, Mémorables, III, IX, 4.

[vii] Platon, Protagoras, 329 b sqq. : 349 b – 360 e.

[viii] Platon, Ménon, 73 c.

[ix] Platon, Euthydème, 279-282.

[x] A noter le lien avec la sympathie universelle  (sympatheia) mais aussi le modèle de l’âme conçue comme unité de formation et de déformation d’un poulpe.

[xi] Diogène Laërce, Vies et Doctrines des Stoïciens, 7.125, trad. Richard Goulet.

[xii] Plutarque, Des contradictions des Stoïciens, XXVII.

[xiii] Carlos Lévy, Les Philosophies hellénistiques, Le livre de poche (1997), p. 171.

[xiv] Diogène Laërce, Vies et Doctrines des stoïciens, 7.161.

[xv] Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon VII, 1, 12-15 (extrait partiel de SVF III, 259) L&S 29E.

[xvi] Stobée II, 59, 4-60, 2; 60, 9-24 (SVF III, 262, 264 extrait partiel). L&S 61H.

[xvii] Cf la définition de pros ti pôs echon.

[xviii] Stobée II, 63, 6-24 (SVF III, 280, extrait partiel). L&S 61 D.

[xix] Lettres à Lucilius, Lettre 113, 14.

[xx] Cicéron, Les paradoxes des stoïciens, traduction de Vincent Ravasse, Professeur de Lettres Classiques au lycée Jehan Ango de Dieppe. https://philotra.pagesperso-orange.fr/parado.htm

[xxi] Plutarque, Des notions communes contre les Stoïciens, X.

[xxii] Frédérique Ildefonse, Les Stoïciens I : Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Les belles Lettres (2000), p. 159.

[xxiii] Elen Buzaré, « Le chemin philosophique ». Publié sur Stoa Gallica le 17 février 2020. Consulté le 7 mai 2020. Lien: https://stoagallica.fr/?p=386.

[xxiv] Cicéron, Acad. Post, I, 38.

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