Stoïcisme et Bushido, même combat ?

Épisode 7 : Cosmos

Spécialiste de l’antiquité gréco-romaine, Pierre Hadot explique que le point de départ de son intérêt pour la philosophie est un évènement survenu au cours de son adolescence : « face au ciel étoilé, j’ai vraiment éprouvé […] le sentiment brut de mon existence. En même temps, j’avais l’impression de ressentir mon appartenance au monde, mon immersion dans le Tout du monde, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux étoiles »[1].

L’expérience « terrifiante et délicieuse » qu’il décrit rappelle le satori du Zen, c’est-à-dire une révélation profonde et brutale, capable d’infléchir durablement la trajectoire d’une existence. En un instant, le jeune Pierre Hadot comprend qu’il fait partie d’un Tout composé de milliards d’êtres vivants, eux-mêmes constitués d’atomes dont l’origine peut être retracée à des explosions stellaires survenues dans un passé lointain.

Il y a 18 siècles, Épictète rappelait à ses disciples que cette sensation vertigineuse est un des principes fondateurs du stoïcisme :

« Cet univers n’est qu’une seule cité, la substance dont il est formé est unique et […] les choses se cèdent mutuellement la place, […] les unes se dissolvent, tandis que d’autres viennent au monde […]. »

Épictète, Entretiens, III, XXIV

On retrouve un constat similaire dans les écrits de certains maîtres de guerre japonais. « Toute chose émane d’une source unique » rappelle ainsi Morihei Ueshiba, qui a placé cette notion au cœur de son approche méditative :

« Encore et toujours, il est nécessaire de nous retirer au sommet des montagnes, au creux des vallées profondes et de rétablir notre lien avec la source de la vie. Inspirons et laissons-nous porter aux confins de l’univers ; expirons et ramenons le cosmos vers l’intérieur. »

Morihei Ueshiba, L’art de la paix, p. 17

Si la conscience aigüe de notre place dans l’univers est à ce point importante, c’est parce qu’elle a de nombreuses conséquences philosophiques.

Quelles que soient les croyances des différentes écoles philosophiques, toutes s’accordent à dire que l’univers est régi par certaines lois. En grec, le mot kosmos signifie d’ailleurs « organisation ». Chaque être vivant nait, connait des joies et des souffrances, puis meurt. Il faut donc comprendre et accepter ces limites :

« Votre esprit doit être en harmonie avec le fonctionnement de l’univers. »

« N’essayez pas de nier ou de contrer l’ordre cosmique des choses. »

Morihei Ueshiba, L’art de la paix, p.44 et 79

Pour Marc-Aurèle, il ne faut pas seulement accepter mais vouloir ce qui arrive :

« [il faut] accueillir tout ce qui nous arrive comme étant nécessaire, comme étant attendu, comme découlant du même principe et de la même source. »

Marc-Aurèle, Pensées, IV, XXXIII

Et dans cet amour de son propre destin, il devient possible de trouver une forme de paix :

« Tu iras là où vont toutes choses. […] C’est pour te soumettre à cette loi que tu es né. Tel fut le lot de ton père, de ta mère, de tes ancêtres, de tous ceux qui t’ont précédé, de tous ceux qui te suivront. Un lien indestructible et immuable enchaîne et entraîne tous les êtres. »

Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre LXXVII

Les humains et tous les êtres vivants ont une origine commune et leurs existences sont régies par les mêmes lois. Mais pour les stoïciens, cela va encore au-delà. À leurs yeux, le monde est un organisme composé d’innombrables parties – les êtres vivants – qui sont reliées entre elles par le pneuma, c’est-à-dire un souffle que certains choisissent d’appeler Dieu :

« Le monde est dieu et l’ensemble du monde est embrassé par une nature divine. Et ce feu du monde […] fait vivre les êtres qui nous sont connus. »

Cicéron, De la nature des dieux, II, XI

 « […] les végétaux et nos propres corps sont ainsi liés à l’ensemble des choses et en sympathie avec lui. »

Épictète, Entretiens, I, XIV

Pour les Chinois et les Japonais, le souffle vital qui anime les êtres et les relient entre eux s’appelle le Chi :

« Le Chi est la véritable source de la vie. […] Ce que nous appelons pensée est aussi Chi. […] L’esprit fait fondamentalement un avec le Chi. »

Issai Chozanshi, Le Sermon du Tengu, II, p.141, 171 et 172

Le pneuma et le chi sont des concepts qui ont subtilement infusé dans la culture populaire, comme en témoigne la saga Star Wars, dans laquelle la force présente des caractéristiques similaires…

Cette sympathie qui nous lie aux êtres vivants doit nous encourager à leur témoigner de la bienveillance :

« Si chacun choisit de vivre en harmonie avec les autres, […] tout le monde pourra profiter d’une vie tranquille et confortable. »

Yamamoto Tsunetomo, Hagakure, I, p.115

Dans l’antiquité gréco-romaine comme dans le Japon féodal, cette vision de l’univers comme un Tout dont nous serions des parties a une dimension spirituelle, bien qu’assez indépendante des croyances religieuses en vigueur dans ces sociétés.

Il s’agit donc d’une spiritualité que l’on pourrait qualifier de profane. Pierre Hadot qualifie de « mystique sauvage » ce sentiment[2].

 « Le Divin n’est pas une chose au-dessus de nous. Il est dans le ciel, dans la terre, et à l’intérieur de nous. […] Chacun d’entrenous est un univers en miniature, un sanctuaire vivant. »

Morihei Ueshiba, L’art de la paix, p.115 et 118

Pour les philosophes antiques, cette vision du monde devrait inciter les hommes à se considérer partout chez eux, et ne pas accorder une importance démesurée à l’endroit où le hasard les a fait naître. Quand on leur demandait quel était leur pays d’origine, Socrate et Diogène avaient ainsi pour habitude de répondre : « kosmopolitès », c’est-à-dire citoyen du monde[3].

Il faut reconnaître que l’exil était alors une chose commune et il fallait bien s’en consoler lorsqu’on y était contraint[4].

« Je ne suis pas né pour un seul coin de terre. Ma patrie, c’est le monde entier. »

Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre XXVIII

Notre époque n’est pas si différente de la leur. On se bat encore pour défendre ou annexer des territoires, des hommes et des femmes fuient la guerre et la pauvreté, trouvent parfois la mort en essayant de rejoindre des rivages plus cléments ou sont chassés à leur arrivée par des nationalistes xénophobes.

Peut-être serait-il temps de ressusciter cette idée très vieille et très belle, selon laquelle les hommes seraient, sinon des frères, au moins des compagnons de galère se devant mutuellement assistance dans les cas où certains tomberaient à la mer.


[1] Pierre Hadot, propos recueillis par Martin Legros pour Philosophie Magazine, publié le 2 juillet 2008.

[2] En reprenant les mots de Michel Hulin, cf Pierre Hadot, ibid.

[3] Socrate : voir Épictète, Entretiens, I, IX ; Diogène : voir Diogène Laërte, VI, 63 et 72.

[4] Diogène, Sénèque et Épictète l’ont tous les trois vécu.

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