Stoïcisme et Bushido, même combat ?
Épisode 3 : les plaisirs
Dans cette petite série estivale, je vous propose de comparer en quelques citations les points de vue d’auteurs stoïciens romains avec ceux de moines bouddhistes ou de samouraïs japonais sur des thèmes qui vous seront familiers.
Après avoir abordé le renoncement au précédent épisode, nous allons voir ce qu’ils ont à nous dire au sujet des plaisirs.
La question des plaisirs a longtemps divisé les philosophes grecs et romains. Pour les cyniques comme Diogène, il vaut mieux céder à l’appel du désir pour le faire taire grâce à la satisfaction engendrée par le plaisir. Le plaisir est alors libérateur parce qu’il permet d’échapper à un désir obsédant. Prenant exemple sur le comportement de certains animaux, Diogène approuve ainsi le recours à l’onanisme quand le besoin s’en fait sentir !
Pour Épicure, les plaisirs sont une affaire trop sérieuse pour s’y adonner aveuglément. Il préconise d’en distinguer trois sortes : ceux qui sont nécessaires à notre survie (manger, boire dormir), ceux qui sont naturels et auxquels on peut s’adonner avec modération (faire une sieste, boire un bon vin, faire l’amour) et ceux qui sont à fuir parce qu’ils engendrent plus de peines que de joies (manger en excès, s’enivrer, courir les femmes, accumuler les richesses) :
« Tout plaisir […] est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. »
Épicure, Lettre à Ménécée
Les stoïciens se sont montrés de farouches opposants à la doctrine du Jardin. Ils lèvent les yeux au ciel quand ils entendent Épicure qualifier les plaisirs de « biens » et la douleur de « mal » ! Pour eux, seule la vertu est un bien. Pourtant, à bien y regarder, leurs points de vue ne sont pas incompatibles en ce qui concerne la diététique des plaisirs, puisque Sénèque fait lui aussi la distinction entre le nécessaire et le superflu :
« Quand la soif te brûle le gosier, tu réclames des coupes en or ? […] Parmi d’autres bienfaits, la nature nous a dotés de celui-ci, capital : débarrasser le besoin de toute délicatesse excessive. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre CXIX
Il reconnait d’ailleurs que certains plaisirs valent qu’on s’y adonne librement, en raison précisément du caractère éphémère de la vie :
« Jouissons donc avidement de nos amis, parce que nous ne pouvons savoir combien de temps ce plaisir durera. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre LXIII
Dans le japon féodal, ainsi que nous l’avons vu précédemment, les désirs doivent être maîtrisés, à défaut d’être totalement supprimés (ce qui est le privilège des bodhisattvas, les saints du bouddhisme). Pourtant, même les moines zen savent la valeur des relations humaines et ne rechignent pas à lever le coude à l’occasion, comme en témoigne ce magnifique haïku :
« C’est la fin de l’automne, le neuvième mois, le ciel est bleu
Seul avec mon bol, sans prévenir, je frappe à ta porte
Moi un homme libre des désirs du monde
Toi, un homme oisif vivant dans une époque de paix
Toute la journée sans rien faire
A boire du saké en riant face aux montagnes »
Ryokan, Le Chemin vide
Le samouraï Yamamoto Tsunetomo (1659-1719) rappelle tout de même le principe de modération :
« Aussi longtemps que l’homme sait quand s’arrêter, il est autorisé à boire. »
Yamamoto Tsunetomo, Hagakure, I, p.58
Pour un samouraï du japon féodal, le souverain bien n’est ni le plaisir, ni la vertu, ni le nirvâna, mais la fidélité à son seigneur. Pour autant, cela n’empêche pas de considérer qu’il existe des façons plaisantes de conduire son existence :
« La vie de l’homme ne dure qu’un instant éphémère, l’homme devrait vivre sa vie en ne faisant que ce qui lui plait. »
Yamamoto Tsunetomo, Hagakure, I, p.159
Finalement, peut-être existe-t-il un autre choix que la poursuite effrénée des plaisirs ou l’abstinence. Une troisième voie qui rend possible l’appréciation des plaisirs simples et des moments de partage qui s’offrent à nous, en sachant que s’ils ne sont pas le but de l’existence, celle-ci serait bien fade sans eux…