Stoïcisme et Bushido, même combat ?
Épisode 8 : Suicide
L’Homme manifeste un comportement inhabituel, pour ne pas dire unique, dans le règne animal : il choisit parfois de s’ôter la vie.
Dans nos sociétés, le suicide est souvent l’issue dramatique d’un syndrome dépressif sévère ou du virage mélancolique d’une personnalité bipolaire. Dans ce cas, la mort peut apparaître comme la seule option au malade pour échapper à l’angoisse, la souffrance et l’absence de perspectives qui caractérisent ces maladies.
Les motifs et la perception du suicide ont varié au cours du temps et des lieux. Si l’on manque de preuves pour affirmer que le suicide existait déjà aux temps préhistoriques, on sait en revanche qu’il était régulièrement pratiqué en Europe durant l’Antiquité et jusqu’à une époque relativement récente au Japon. Aussi choquant que cela puisse nous paraître, les stoïciens et les samouraïs considéraient que certaines circonstances particulières pouvaient excuser, voire exiger le suicide.
1. Quitter la pièce enfumée
Selon Diogène Laërce, des souffrances insupportables ou une maladie incurable sont, pour les stoïciens, des motifs acceptables pour mettre fin à ses jours[1].
Une fois n’est pas coutume, les stoïciens maintiennent une certaine forme d’ambiguïté face à un tel usage. Leur vision de la mort tend plutôt à accepter celle-ci quand elle se présente plutôt que d’aller volontairement au-devant d’elle :
« La vie, tu le sais, il ne faut pas s’y cramponner à tout prix : le bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. […] C’est pourquoi le sage […] examine attentivement la question de savoir si le moment n’est pas arrivé d’en finir. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre LXX
Ceci étant, le suicide reste une option qui, à défaut d’être recommandée, n’est pas interdite :
« Si cela n’est pas à ton goût, sors ; [Dieu] n’a pas besoin d’un spectateur toujours mécontent de son sort. »
Épictète, Entretiens, IV, I
Au Japon, le suicide pour cause de maladie ou de vieillesse ne semble pas attesté, même si, là encore, l’important n’est pas de prolonger la vie à tout prix. Alors qu’un chef de clan passe près d’un village et que ses gens lui proposent d’y faire halte pour y rencontrer un homme nonagénaire, il refuse et répond :
« Comment un homme peut-il être plus à plaindre que cet homme-là ? Combien d’enfants et de petits-enfants a-t-il vu mourir […] ? Quelle bonne fortune est-ce là ? »
Yamamoto Tsunetomo Hagakure, III, p.179
En revanche, le suicide collectif était pratiqué au sein des clans féodaux à la mort de leur seigneur (daimyo). Le tsuifuku a donné lieu à de véritables hécatombes qui pouvaient se chiffrer en dizaines, voire centaines de morts[2]. Il fut graduellement interdit dans les différents fiefs entre le XVIIème et XVIIIème siècles.
2. Peine de mort
Quand Socrate fut condamné à mort, il demanda qu’on le laisse appliquer la sentence lui-même en s’administrant un poison. De même, Sénèque fut condamné à mort par Néron, dont il avait été le précepteur, et s’ouvrit les veines. Le respect par ces deux hommes de la sentence rendue témoigne de leur fidélité à l’idée de justice. Le choix de s’ôter eux-mêmes la vie est une ultime leçon dispensée par ces sages : il est possible de faire preuve de force d’âme même dans la dernière extrémité.
« C’est la ciguë qui a grandi Socrate. Arrache à Caton son épée, gardienne de sa liberté, et tu lui retires une bonne partie de sa gloire. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre XIII
Le Japon féodal accordait lui aussi une grande importance à l’idée d’une mort honorable. Si les criminels des classes inférieures étaient en général décapités, notables et samouraïs se voyaient offrir la possibilité de se racheter par le suicide. Le seppuku, ou hara-kiri, était un acte extrêmement ritualisé au cours duquel le condamné devait s’ouvrir le ventre à l’aide d’un sabre court, avant d’être décapité par un assistant chargé d’abréger ses souffrances[3].
L’histoire des 47 rônins est sans doute l’exemple le plus frappant de cette pratique dans la culture nippone. Au XVIIIème siècle, un jeune seigneur de passage à la Cour dégaine son sabre pour châtier un ministre lui ayant manqué de respect lors d’une entrevue protocolaire. Conformément à la loi, le shōgun condamne à mort l’agresseur, qui est autorisé à se suicider. Par la suite, 47 de ses samouraïs, désormais sans maître, mènent une véritable opération commando pour tuer le ministre et venger leur défunt seigneur. À leur tour, ils sont condamnés à mort et se suicident[4]. Si toute l’affaire peut sembler un bain de sang sordide pour les occidentaux, les Japonais y voient quant à eux la plus pure expression de l’honneur et de la loyauté propres au Bushido.
3. Après la défaite
Dans l’antiquité, se suicider après une défaite politico-militaire était une pratique répandue : ainsi de Cassius et Brutus ou de Cléopâtre et Marc-Antoine. On avait en général recours au poison ou à l’arme blanche pour parvenir à ses fins.
Les stoïciens n’ont donc pas accouché de l’idée de mettre fin à ses jours après une défaite mais, à l’instar de leurs compatriotes, ils pouvaient y avoir recours, comme l’illustre la mort de Caton.
La guerre civile qui opposa les partisans de Pompée et ceux de Jules César prit fin avec la bataille d’Utique. César avait désormais le champ libre. Caton, qui avait soutenu Pompée, comprit que cette défaite marquait la fin de la République. Il refusa d’y survivre et retourna son épée contre lui.
Au XIIème siècle au Japon, le général Minamoto no Yorimasa, se suicide par éventration après avoir perdu la guerre. Les étapes qu’il suit pour accomplir son geste définiront le mode opératoire du seppuku pour les siècles suivants.
« Le suicide dans sa forme positive […] n’est pas un signe de défaite, comme en Occident, mais l’expression ultime d’un libre arbitre décidé à protéger son honneur. »
Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, p.49
Il est permis de s’interroger sur les motivations profondes de celui qui met fin à ses jours après une défaite : est-ce pour suivre ses idéaux dans la tombe ? Laver le déshonneur de l’échec par une mort noble, parce que choisie ? Ou bien échapper à la captivité et une mort ignoble, car imposée par autrui ?
« Lorsqu’un homme, qui s’est vu donner une mission, échoue malgré tous ses efforts, son échec est aussi honorable que la mort qui survient au cours d’une bataille dont l’issue est désespérée. »
Yamamoto Tsunetomo, Hagakure, I, p.115
Cette vision fait écho au point de vue des Spartiates et des Romains sur le suicide après une défaite militaire, comme un acte qui permet la rédemption et préserve la dignité de celui qui y a recours après la défaite. A l’inverse, celui qui se laisse capturer vivant est généralement considéré comme un lâche et voué à l’opprobre[5].
4. Éviter la capture
Les soldats partagent un savoir en commun avec les professionnels de santé : ils savent qu’il existe des sorts bien pires que la mort.
Les Yapajas – combattantes des unités féminines de l’armée kurde – sont réputées conserver leur dernière balle pour elles, plutôt que de subir les atrocités réservées par Daesh à leurs prisonnières[6].
Quand toutes les solutions pour éviter la capture ou échapper à la captivité ont été épuisées, le suicide offre un ultime recours. Cette échappatoire permet de conserver sa dignité, d’échapper à des souffrances inutiles et d’éviter de mettre en danger ses compatriotes en dévoilant des informations sensibles sous la torture.
« On rapporte l’histoire d’un spartiate, un enfant qui, fait prisonnier, criait dans son dialecte dorien : « je ne serais pas esclave ! » Il tint parole. A la première besogne servile et dégradante qu’on lui imposa, il s’écrasa la tête en fonçant dans un mur. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre LXXVII
Grecs, romains et japonais avaient en commun le recours au suicide. Dans certaines circonstances, cet acte pouvait être toléré, valorisé ou même requis, comme lors d’une condamnation à mort, après une défaite militaire ou pour échapper à la capture.
Au cours de l’histoire humaine, le suicide a été pratiqué pour des motifs très divers, il a revêtu différentes formes et sa perception par la société a beaucoup évolué. Aujourd’hui, il représente 1% des décès à l’échelle mondiale, avec de grandes disparités selon les pays[7]. Dans l’écrasante majorité des cas, le suicide témoigne d’un mal être intense et est associé à des pathologies mentales telles que la psychose ou la dépression. Des thérapies existent pour permettre de traiter ces troubles. Si vous suspectez quelqu’un d’avoir des pensées suicidaires ou que vous en avez vous-mêmes, recherchez de l’aide sans attendre[8].
[1] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 130.
[2] Comme ce fut le cas en 1333, quand plus de 400 vassaux se suicident après le décès d’Hojo Nakatori. Voir Françoise Biotti-Mache, Un rite social de mort : seppuku, aspects historiques, disponible sur : https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2011-2-page-113.htm
[3] Idéalement, la tête ne devait pas être complètement séparée du corps, ce qui était jugé dégradant pour un samouraï. En général, le condamné choisissait un proche de confiance (et fine lame !) pour lui servir d’assistant (kaishaku). On ne se disputait pas pour tenir ce rôle : celui qui n’effectuait pas une coupe parfaite et devait s’y reprendre à plusieurs fois était couvert de honte (ce fut le cas du kaishaku de l’écrivain Yukio Mishima en 1970).
[4] Georges Soulié de Morant, Les 47 rônins.
[5] Voir Mariama Gueye, Le suicide dans l’armée romaine sous la République, dans Troïka, parcours antiques, Presses Universitaires de Franche-Comté, Volume II, pp.253-267 ; Mais aussi : Nicolas Richer, Sparte, pp.259-261.
[6] Patrice Franceschi, Avec les Kurdes, p.7.
[7] https://www.who.int/fr/news/item/17-06-2021-one-in-100-deaths-is-by-suicide
[8] Vous pouvez notamment appeler le 3114 : un professionnel de santé spécialement formé vous répondra 24/24h.