Après cette année 2020 qui nous a apporté son lot d’épreuves et de difficultés, penser que l’année 2021 pourrait s’avérer totalement différente, et que la Fortune ne nous réserverait que des événements heureux, constituerait la recette d’un désastre émotionnel à venir.
Ceux qui sont sans prudence croient pouvoir se fier à la fortune pour qu’elle se porte caution pour eux ; mais le sage pense aux deux faces qu’elle présente. Il sait quelle est la marge de l’erreur, combien les choses humaines sont incertaines, combien d’obstacles s’opposent aux projets. Restant en suspens, il suit le sort ambigu et hasardeux des choses, et les événements incertains avec des projets certains. Mais la réserve, sans laquelle il ne fait aucun plan et n’engage aucune entreprise, le protège ici encore.
Sénèque, Des bienfaits, IV, 34. (trad. H. Noblot)
Il est donc profitable, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, de s’attendre à de nouvelles difficultés et épreuves pour cette nouvelle année, et ce afin à la fois d’en désamorcer la surprise, d’en atténuer l’impact et de mieux savoir rebondir.
Car, en pressentant de bien loin tout ce qui peut arriver, il amortira les premiers coups du malheur. Pour l’homme qui y est préparé et qui l’attend, le malheur n’a rien de nouveau ; ses atteintes ne sont pénibles qu’à ceux qui, vivant en sécurité, n’envisagent que le bonheur dans l’avenir.
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XI, 6. (trad. M. Charpentier – F. Lemaistre)
En effet, les difficultés deviennent plus tolérables et les épreuves plus surmontables quand elles sont anticipées et qu’on peut s’y être mieux préparées psychologiquement, voire matériellement. Il devient alors plus facile de s’accommoder de la réalité qui s’impose à nous de manière inéluctable et inévitable. En constatant que se réalise l’empêchement que nous avions envisagé, nous annulons le caractère exceptionnel de l’événement et le ramenons dans la normalité des choses possibles et prévues, tout en réduisant notre frustration face à ce qui contrarie notre désir initial.
Voilà pourquoi rien n’arrive au sage contre son attente : nous l’affranchissons, non pas des hasards humains, mais des erreurs humaines. Tout lui échoit non comme il l’a voulu, mais comme il l’a prévu. Or avant tout il a prévu qu’il pouvait y avoir des obstacles à ses desseins. C’est du reste une loi, que la douleur d’un désir frustré atteint moins profondément l’âme quand on ne s’est pas promis un succès assuré.
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XIII, 3. (trad. H. Noblot)
Pour atténuer l’impression de désagrément, il peut être aussi utile de chercher à changer de perspective sur le statut de cette épidémie en adoptant un point de vue plus large que celui restreint de notre seule humanité. La survenue de ce virus, quoique non préférable à notre niveau, reste toutefois conforme à la nature, puisque rien de ce qui est contraire aux lois qui gouvernent l’univers dans lequel nous vivons ne pourrait en définitive se produire. Or cette pandémie a bien émergé en suivant ces mêmes lois naturelles.
Puisque la nature universelle s’étend à tout, tout ce qui arrive dans l’univers et dans une quelconque de ses parties devra arriver conformément à cette nature et à sa raison selon une suite qui ne rencontre pas d’obstacle ; puisqu’il n’y a rien en dehors de l’univers pour s’opposer à son gouvernement et dans aucune de ses parties ne sont possibles un mouvement ou un état qui ne soient conformes à cette nature.
Chrysippe cité par Plutarque, Des contradictions des Stoïciens, XXXIV. (trad. É. Bréhier)
Ce virus n’est donc finalement qu’une conséquence accessoire des lois internes de la nature, comme d’autres aspects physiologiques et physiques du fonctionnement de notre corps et de la transformation continuelle des choses en nous et autour de nous. Il nous faut donc accueillir ceux-ci avec la même attitude sereine, puisque la nature, comme la Fortune citée ci-avant, présente deux faces ne permettant pas de dissocier la vie de la mort, la santé de la maladie, les choses préférables des choses non préférables, le bien du mal.
L’Asie, l’Europe, coins du monde ; tout océan, une goutte d’eau dans le monde ; l’Athos, une motte du monde ; le temps présent tout entier, un point de la durée. Tout est petit, inconsistant, en évanescence ! Tout provient de là-haut, directement mû par ce commun principe directeur, ou indirectement, par voie de conséquence. Ainsi donc, même la gueule du lion, même le poison, et enfin tout ce qu’il y a de nocif, comme l’épine, comme la fange, sont des conséquences de tout ce qu’il y a là-haut de vénérable et de beau. Ne t’imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu révères ; mais réfléchis à la source d’où procèdent les choses.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VI, 36. (trad. M. Meunier)
Plus qu’une conséquence accessoire, sa survenue était nécessaire du fait des causes antécédentes qui ont produit ce virus et/ou l’ont transmis à l’homme, qu’elles soient environnementales, animales, humaines ou toute combinaison de celles-ci. Et par développement, du point de vue de la nature, l’apparition et la propagation de ce virus étaient ce qu’il y avait de meilleur pour elle en suivant les propres lois internes qui lui sont imposées et selon les conditions environnementales présentes.
Les œuvres des Dieux [ou de la nature] sont pleines de providence ; celles de la Fortune ne se font pas sans la nature ou sans être filées et tissées avec les événements que dirige la Providence. Tout découle de là. De plus, tout ce qui arrive est nécessaire et contribue à l’intérêt général de l’univers dont tu fais partie. Aussi, pour toute partie de la nature, le bien est-il ce que comporte la nature universelle et ce qui est propre à sa conservation. Or, ce qui conserve le monde, ce sont les transformations des éléments, aussi bien que celles de leurs combinaisons. Que cela te suffise et te serve de principes.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre II, 3. (trad. M. Meunier)
En l’envisageant de ce point de vue global, nous devons alors admettre la nécessité et l’utilité de cette épidémie comme étant la réponse adéquate de cet écosystème aux lois qui le gouvernent. La nature cherchant à préserver son intégrité et ne pouvant aller à l’encontre de ces propres lois, il nous faut considérer ce virus comme un remède prescrit pour la santé du monde et qu’il nous faut avaler, aussi amer soit-il.
De même qu’on dit : Asclépios a ordonné à Untel de monter à cheval, de prendre des bains froids ou de marcher nu-pieds, de même on dit en ce sens : La nature universelle a ordonné à Untel une maladie, une infirmité, une perte ou une autre épreuve analogue. […] En définitive, il n’y a qu’une seule harmonie et, de même que le monde, ce si grand corps, se parachève de tous les corps, de même le destin, cette si grande cause, se parachève de toutes les causes. Ce que j’avance là est bien compris même des plus ignorants, car ils disent : « Le destin lui apportait cet événement. » C’est donc qu’il lui était apporté, qu’il lui était ordonné. Acceptons donc ces événements comme les ordonnances d’Asclépios. Bien des choses, sans doute, sont pénibles dans celles-ci ; mais nous leur faisons bon accueil, parce que nous en espérons la guérison. Regarde l’achèvement et la réalisation de ce qui a paru bon à la nature universelle, comme tu regardes ta propre santé. Fais aussi bon accueil à tout ce qui arrive, même si tu le trouves un peu pénible, dans la pensée que par-là tu travailles à la santé du monde, à la bonne marche et au succès de Zeus [i.e. la nature]. Il n’eût pas apporté cet événement à cet homme, si ce n’importait au Tout, et la nature, telle qu’elle est, n’apporte rien qui ne soit pas correspondant à l’individu qui est régi par elle. Il faut donc, pour deux raisons, être satisfait de ce qui t’arrive. D’abord, cela était fait pour toi, te correspondait, et survenait en quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes. En second lieu, ce qui arrive en particulier à chacun conditionne, pour celui qui gouverne le tout, sa bonne marche, sa perfection et, par Zeus ! son existence même. L’univers, en effet, se trouverait mutilé, si tu retranchais quoi que ce soit à la connexion et à la consistance de ses parties, tout comme de ses causes. Or, tu romps cet enchaînement, autant que tu le peux, lorsque tu es mécontent de ce qui t’arrive et que, dans une certaine mesure, tu le détruis.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre V, 8. (trad. A.-I. Trannoy modifiée)
Faisant nous-mêmes partie de cet écosystème, et devant obéir aux lois suréminentes gouvernant l’univers dans lequel nous sommes intriqués, il nous faut alors admettre, aussi difficile que cela puisse être, que c’est aussi pour notre bien puisque ce qui est utile au tout est également utile à la partie. Pour autant, accepter les conditions qui prévalent à la préservation de la santé du monde n’empêche pas de vouloir également préserver notre santé, cela étant totalement conforme à notre propre nature, humaine cette fois. La spécificité d’une maladie épidémique, révélateur de l’interdépendance des êtres vivants de ce village planétaire, est que la préservation de la santé de chacun passe par la préservation de la santé de toutes et tous.
Tout ce qui arrive à chacun est utile au Tout. Cela suffirait. Mais, de plus, dans la plupart des cas, tu verras, en y regardant de plus près, que tout ce qui est utile à un homme l’est aussi aux autres hommes.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VI, 45. (trad. M. Meunier)
Faisant partie de cette communauté, nous devons donc comprendre que le souci de soi passe immanquablement par le souci des autres, et pas uniquement en situation épidémique. Pas de salut sans solidarité, et la campagne de vaccination qui s’engage ne pourrait en être une meilleure illustration.
Point de succès pour toi seul, point de malheur non plus : on vit en communauté. Nul, au reste, ne peut couler ses jours dans le bonheur qui ne considère que soi, qui tourne toutes choses à sa propre commodité. Vis pour autrui, si tu veux vivre pour toi.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 48, 2. (trad. H. Noblot)
Si les contraintes qui pourraient nous être de nouveau imposées du fait de la situation sanitaire sont hors de notre contrôle, ce qui reste en notre pouvoir est la manière dont nous nous adaptons à ces contraintes et le jugement que nous portons sur elles. Comme le virus mute et évolue pour augmenter son efficacité et sa capacité à se propager, nous devons faire de même pour nous adapter en continu et essayer d’en faire le meilleur usage possible.
De même que la nature universelle retourne et ramène à l’ordre du destin tout obstacle et toute résistance, et qu’elle en fait une partie d’elle-même, de même l’animal rationnel peut faire de tout empêchement une matière pour lui et en faire usage, quel que soit le but visé par son impulsion.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VIII, 35. (trad. É. Bréhier)
Car si cette année écoulée a engendré une succession d’épreuves, elle a également été l’opportunité pour chacune et chacun de mener une réflexion à propos des choses véritablement essentielles de notre quotidien, au-delà de ces prétendus biens prônés par notre société de consommation, qu’on aurait sacrifiés sur l’autel de la situation sanitaire, et de valoriser plutôt les qualités humaines comme celles de solidarité et de bienveillance. Conserver ces qualités humaines est ce que l’homme peut faire de plus profitable. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce qu’on appelle communément dévouement ou sacrifice, n’est que forme, très élevée d’ailleurs, de l’intérêt bien entendu. C’est ne rien sacrifier que de sacrifier de faux biens pour des biens véritables.
Si cependant nous mettons le bien dans la rectitude de la faculté de choix, préserver nos relations à autrui devient un bien ; et celui qui en outre renonce à certaines choses extérieures, celui-là atteint le bien.
Épictète, Entretiens, Livre III, 3, 8. (trad. R. Muller)
Je vous souhaite donc pour cette nouvelle année de faire preuve de discernement et de courage face aux épreuves qui pourraient vous advenir, mais également en regard de la poursuite de vos projets, en adoptant une perspective plus globale et prévoyante, ainsi que de faire preuve de bienveillance et de solidarité dans vos relations avec autrui, que ce soit dans le milieu professionnel ou personnel, car c’est ainsi que nous pourrons contribuer ensemble au bien commun et conserver notre volonté en harmonie avec celle du Tout, et ce afin de donner un cours heureux à notre vie.
Qu’il y ait des atomes, qu’il y ait une nature, il faut d’abord admettre que je suis partie du Tout que régit la nature ; puis, que je suis en quelque sorte apparenté aux parties qui me sont semblables. Si je me souviens, en effet, de ces constatations, en tant que je suis partie, je ne m’indisposerai contre rien de ce que le Tout m’attribue, car la partie ne saurait être lésée par rien de ce qui est profitable au Tout, et il n’y a rien dans le Tout qui ne contribue au bien de l’ensemble. Toutes les natures ont cela de commun ; mais la nature du monde comporte aussi le privilège de n’être contrainte, par aucune cause extérieure, à engendrer ce qui pourrait lui être dommageable. En me souvenant que je suis partie d’un tel Tout, je serai content de tout ce qui arrive. D’autre part, en tant que je suis comme apparenté aux parties qui me sont semblables, je ne ferai rien de nuisible à la communauté, mais je m’inquiéterai plutôt de mes semblables, je dirigerai toute mon activité vers le bien commun et la détournerai de ce qui lui est contraire. Ces instructions étant ainsi parfaites, il s’en suivra, de toute nécessité, que ma vie aura un cours heureux, tout comme tu estimerais d’un cours heureux la vie d’un citoyen qui la passerait en actions utiles à ses concitoyens, et qui chérirait tout ce que la cité lui répartirait.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre X, 6. (trad. M. Meunier)
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