L’anxiété sociale dans l’antiquité

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un texte de Donald Robertson, extrait de son livre The Philosophy of Cognitive Behavioural Therapy: Stoic Philosophy as Rational and Cognitive Psychotherapy  (2010). La traduction de cet extrait, disponible en anglais sur le blog de Donald Robertson, est le fruit d’un travail collectif réalisé par Pierre Boureau, Elen Buzaré et Maël Goarzin. Nous remercions l’auteur de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Dans cet extrait, Donald Robertson compare les approches stoïciennes et psychothérapeutiques (TCC) d’un même trouble psychologique, l’anxiété sociale, ou, en termes stoïciens, d’une même passion, l’angoisse (ἀγωνία), à partir des Entretiens d’Epictète et des études d’Albert Ellis, précurseur de la thérapie cognitive et comportementale (TCC).


Anxiété sociale, jugement de valeur, et exigences rigides

[Albert Ellis est l’inventeur de la thérapie du comportement rationnel-émotif, TCRE, un précurseur de la TCC moderne.] L’approche d’Ellis diffère des autres protocoles de thérapie cognitivo-comportementale dans la mesure où il met surtout l’accent sur le rôle des exigences irrationnelles ou « absolues » que le sujet s’impose à lui-même, aux autres personnes, ou à son environnement. Selon Ellis, la TCRE repose sur l’hypothèse que la tendance à faire des « évaluations pieuses et absolues » des événements de la vie se trouve au cœur des troubles émotionnels, et que ces jugements de valeur sont généralement formulés en termes de déclarations dogmatiques telles que « tu dois », « tu devrais », « il faut que », « va faire », « tu es obligé » etc., c’est-à-dire des impératifs inconditionnels (Dryden & Ellis, 2001, p.301). On appelle cela des « croyances irrationnelles » car elles sont considérées comme des cognitions, exprimées ou non, qui incarnent des exigences rigides et irréalistes et qui entrent en conflit avec les objectifs d’un intérêt personnel éclairé. En d’autres termes, lorsqu’il parle d’être « rationnel », Ellis semble souvent signifier quelque chose d’assimilable au pragmatisme dans notre recherche d’un bonheur à long terme.

D’autres types de pensées irrationnelles, telles que les généralisations abusives, ou les suppositions infondées, sont approfondies par d’autres écoles de TCC, et notamment par la thérapie cognitive de Beck. Ellis concède que ces pensées peuvent contribuer à la souffrance humaine, et qu’il peut être utile de les cibler dans le cadre d’une thérapie. Toutefois, il insiste sur le fait que les exigences fondamentalement rigides sont la cause sous-jacente dominante des troubles émotionnels, et qu’elles en sont même une condition nécessaire. Même si je concluais à tort que tout le monde me hait, ce qui est en principe une généralisation abusive irrationnelle, je pourrais toujours me dire à moi-même « Et alors ? », et l’écarter sans en être contrarié. D’après la TRCE, l’exigence inconditionnelle selon laquelle les gens doivent m’aimer, lorsqu’on la combine à la croyance qu’ils ne m’aiment pas, génère inévitablement une détresse émotionnelle. Cependant, l’attitude et le comportement des autres, de même que le reste des événements extérieurs, ne sont pas sous mon contrôle direct. Ellis appuie cette affirmation, toujours en référence au stoïcisme, quand il donne aux personnes qui utilisent la TCRE pour leur développement personnel le conseil suivant :

Comme le signalait Epictète il y a deux mille ans, bien que nous ayons un pouvoir considérable de changement et de contrôle sur nous-mêmes, nous pouvons rarement contrôler le comportement des autres. Peu importe la sagesse avec laquelle vous conseillez les gens, ce sont des personnes indépendantes qui peuvent – et, de fait, ont le droit – de vous ignorer complètement. Par conséquent, si vous vous insurgez indûment contre la façon dont les gens agissent, au lieu d’asumer la responsabilité de la façon dont vous leur répondez, vous vous énerverez souvent à propos d’un événement incontrôlable.

Ellis & Harper, 1997, p. 198

Les exigences irrationnellement rigides contre lesquelles nous met en garde la TCRE, et qui sont similaires aux « règles » et « suppositions » dans la thérapie cognitive de Beck, présentent également une ressemblance frappante avec les jugements de valeur inconditionnels qui, pour les stoïciens,  sont à la racine de la détresse émotionnelle. Pour les stoïciens, c’est la tendance à juger les choses comme intrinsèquement ou absolument bonnes ou mauvaises qui conduit, respectivement, à des désirs (épithumiai) ou à des craintes (phoboi) irrationnels. Dans la psychologie stoïcienne, le désir irrationnel, ou l’envie, qui accorde trop de valeur aux choses extérieures et à l’opinion d’autrui, est la cause première de l’anxiété. Croire que « je dois » avoir (ou éviter) quelque chose, ou que les autres « doivent » se comporter (ou ne pas se comporter) d’une certaine manière, comme le dit la TCRE, revient à dire que ces choses sont d’une importance primordiale en elles-mêmes, ou qu’elles possèdent une valeur extrinsèque absolue, comme le dit le stoïcisme.

Comme c’est souvent le cas, les stoïciens donnent des exemples clairs qui ne paraitraient pas hors de propos dans un texte de psychothérapie moderne. C’est le cas de ce passage frappant dans lequel Epictète décrit comme suit la relation entre le désir et l’anxiété sociale, ou le trac :

Lorsque je vois un homme s’agiter, je dis : Que peut-il vouloir ? Si c’est une chose qui ne dépend pas de lui, pourquoi s’agiter encore ? Un joueur de cithare, quand il est seul, n’est pas agité ; il l’est quand il entre sur le théâtre, eût-il une très jolie voix, et jouât-il très bien ; c’est qu’il veut non seulement bien chanter, mais être applaudi, et cela ne dépend pas de lui. […]

Il ignore ce qu’est la foule et ce qu’est la faveur de la foule ; il a bien appris à toucher la corde la plus haute et la corde la plus basse ; mais l’éloge qui vient du vulgaire, la portée qu’il a dans la vie, il ne sait rien de tout cela, il n’a pas médité là-dessus. Alors nécessairement il tremble et pâlit. […]

Il ignore qu’il veut ce qui ne peut lui être accordé, et qu’il ne veut pas les choses qu’il est contraint d’accepter ; il ne sait pas ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger ; s’il le savait, il n’aurait jamais nul embarras, nul obstacle ; il ne s’agiterait jamais. […]

Si les choses qui ne dépendent pas de notre volonté ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais si tout ce qui vient d’un acte volontaire dépend de nous, si bien que personne ne peut nous enlever ni nous procurer ce que nous ne voulons pas, où y a-t-il lieu encore de s’agiter ? C’est à propos de notre petit corps, de notre petit avoir, de l’opinion de César, [c’est-à-dire à propos de la santé, de la richesse et de la réputation] que nous nous agitons, mais non à propos de rien qui soit en nous. S’agite-t-on par crainte d’avoir des opinions fausses ? Non pas, car il dépend de moi de n’en pas avoir. Ou d’avoir une volonté contraire à la nature ? Pas davantage. Aussi quand tu vois quelqu’un pâlir, de même qu’un médecin dit d’après le teint : « Tel a la rate malade, tel le foie », dis, toi aussi : « Le désir et l’aversion sont malades chez lui ; ils sont en mauvaise voie ; ils sont enflammés ». C’est là ce qui nous fait changer de couleur, ce qui nous fait trembler et claquer des dents, ce qui fait qu’« il ne tient plus debout et qu’il s’affaisse sur ses jambes. »

Epictète, Entretiens, II, 13, 1-13, traduction d’Emile Bréhier revue par Pierre Aubenque.

Au lieu d’accorder trop de valeur à l’opinion d’autrui, d’exiger absolument son approbation et craindre leur blâme, le musicien devrait s’entrainer patiemment, sur une longue période, à valoriser principalement ses propres intentions et jugements, et accueillir les acclamations du public ou y être indifférent avec la même sérénité. Pour les stoïciens, accorder une valeur positive ou négative à quelque chose revient à essayer de la contrôler, et nous avons davantage de contrôle sur nos propres jugements et intentions que sur les choses extérieures ou les autres personnes. C’est pourquoi nous devrions focaliser nos jugements de valeur vers nous-même, dans l’ici et maintenant, et nous concentrer sur l’importance de notre propre activité mentale et de nos propres réponses mentales plutôt que sur l’opinion des autres. Epictète étend l’exemple du trac lors d’une intervention orale, ainsi qu’à toute forme similaire d’anxiété sociale. Toute personne qui exige avec anxiété, au lieu de simplement préférer, que les autres la félicitent se trouve être le contraire d’un philosophe, et n’a pas compris la nature des choses par rapport à sa sphère de contrôle. Il rejette la responsabilité de la situation sur ses nerfs, négligeant l’importance de ses propres jugements de valeur mal placés dans la détermination de son trouble émotionnel.

Il ne sait même pas en quoi consiste l’agitation elle-même, si c’est notre affaire ou celle des autres, s’il est ou non possible de l’apaiser : aussi, s’il reçoit des éloges, il s’en va, gonflé d’orgueil ; si on le raille, il se dégonfle et s’aplatit comme un ballon percé.

Voici nos sentiments : qu’admirons-nous ? Les choses extérieures. Qu’est-ce qui nous occupe ? Les choses extérieures. Et ensuite, nous nous demandons d’où vient que nous avons peur et que nous nous agitons. Que pourrait-il donc arriver, tant que nous tenons pour des maux ce que l’extérieur nous apporte ? Il nous est impossible de ne pas avoir peur, de garder notre calme.

Epictète, Entretiens, II, 16, 10-12, traduction d’Emile Bréhier revue par Pierre Aubenque.

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