Le stoïcisme de Thomas Jefferson. Dix règles à suivre dans la vie quotidienne

Le texte ci-dessous est une traduction en français, par Maël Goarzin, de l’article du blog de Donald Robertson “The stoicism of Thomas Jefferson. Ten Rules to Follow in Daily Life“. Il évoque le caractère stoïcien des règles de vie données par Thomas Jefferson à un jeune garçon, à la demande de son père.


Le stoïcisme de Thomas Jefferson. Dix règles à suivre dans la vie quotidienne

par Donald Robertson

Épictète et Épicure donnent des règles pour nous gouverner nous-mêmes…

Jefferson

Je séjourne actuellement près de Washington DC et j’ai profité de l’occasion pour visiter l’exposition de la bibliothèque Thomas Jefferson à la Bibliothèque du Congrès. Je suis l’auteur de plusieurs livres sur le stoïcisme, dont How to Think Like a Roman Emperor : The Stoic Philosophy of Marcus Aurelius. Je sais que Jefferson, comme certains des autres Pères fondateurs, connaissait très bien la philosophie classique, je me suis donc naturellement demandé ce qu’il pensait du stoïcisme, la philosophie qui m’influence le plus.

Néanmoins, on suppose généralement que Jefferson était adepte de la philosophie d’Épicure, car il possédait plusieurs textes sur le sujet et, en 1819, il écrivit une lettre à William Short dans laquelle il déclarait « Je suis moi aussi un épicurien ». Dans la même lettre, bien qu’il fasse l’éloge de Sénèque en tant que « fin moraliste », il critique également certains aspects du stoïcisme. Cependant, il y a des influences stoïciennes évidentes dans les écrits de Jefferson. En effet, dans la même lettre, il fait l’éloge du stoïcien Épictète, soulignant qu’il nous a « donné ce qui est bon chez les stoïciens », et qu’il a même souhaité créer une nouvelle traduction des œuvres d’Épictète.

Un an avant sa mort, en 1825, un père a demandé à Jefferson de donner des conseils à son jeune fils (qui, soit dit en passant, est son homonyme : Thomas Jefferson Smith). La lettre de Jefferson au garçon se termine par un ensemble de règles. Jefferson leur donne le titre assez lourd de “Décalogue des règles à observer dans la vie pratique”. Cependant, cela signifie simplement : Dix règles à suivre dans la vie quotidienne. Comme nous le verrons, bien que Jefferson ait écrit six ans plus tôt un texte assez cinglant sur le stoïcisme, ses conseils à ce jeune homme contiennent des idées qui semblent plus stoïciennes qu’épicuriennes.

Les dix règles de Jefferson pour la vie quotidienne

  1. Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui.
  2. Ne dérangez jamais quelqu’un d’autre pour ce que vous pouvez faire vous-même.
  3. Ne dépensez jamais votre argent avant de l’avoir.
  4. N’achetez jamais ce que vous ne voulez pas, car il est bon marché ; il vous sera cher.
  5. L’orgueil nous coûte plus cher que la faim, la soif et le froid.
  6. Nous ne nous repentons jamais d’avoir trop peu mangé.
  7. Rien n’est gênant si nous le faisons de notre plein gré.
  8. Combien de souffrance nous a coûté le mal qui n’est jamais arrivé !
  9. Porte toujours les choses par la poignée aisée.
  10. Si vous êtes en colère, comptez jusqu’à dix avant de parler ; si vous êtes très en colère, comptez jusqu’à cent.

Jefferson et le stoïcisme

L’expression « porter les choses par la poignée aisée », en particulier, sera immédiatement reconnue par tout étudiant en philosophie stoïcienne. Il s’agit évidemment d’une paraphrase tirée d’un des livres de la bibliothèque personnelle de Jefferson : l’Enchiridion ou Manuel du philosophe Épictète.

Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter.

Épictète, Manuel, 43, trad. P. Hadot

Julian P. Boyd, l’historien qui a édité ses textes, est également arrivé à la conclusion que Jefferson a dû tirer cette règle d’Épictète. Alors, qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien, Épictète continue :

Si ton frère commet une injustice contre toi, ne prends pas la chose par la prise : « Il m’a fait injure » (car c’est la prise par laquelle on ne peut la porter), mais plutôt par la prise : « C’est mon frère, nourri avec moi », et tu porteras la chose par la prise par où on peut la porter.

Épictète, Manuel, 43, trad. P. Hadot

En d’autres termes, ne pensez pas aux actions des autres en vous concentrant sur des idées telles que « ce qu’il a fait était mal » ou « ce qu’il a fait était injuste ». Concentrez-vous plutôt sur les idées qui vous aident à faire face à la situation de manière plus constructive.

De manière plus générale, les stoïciens diraient qu’il faut éviter de porter des jugements de valeur trop sévères ou d’utiliser un langage émotif qui ne fait que contrarier – c’est la prise difficile ou cassée. Nous devrions plutôt apprendre à prendre du recul, à suspendre les jugements de valeur émotionnels de ce genre et à voir les choses aussi honnêtement et objectivement que possible – c’est la prise « aisée », celle qui est utilisable, qui mène à la sagesse pratique et à la résolution rationnelle des problèmes.

Les neuf autres règles

Qu’en est-il des neuf autres règles de Jefferson ? Eh bien, elles ne mentionnent pas aussi explicitement le stoïcisme, mais elles sont généralement conformes à cette philosophie. De plus, plusieurs d’entre elles sont très similaires à d’autres aspects importants de la sagesse stoïcienne ancienne. Jefferson possédait et avait probablement lu des exemplaires des Entretiens et de l’Enchiridion d’Épictète, ainsi que les écrits des stoïciens Sénèque et Marc Aurèle, et les œuvres de Cicéron qui, bien que n’étant pas lui-même stoïcien, a écrit abondamment et avec sympathie sur leur philosophie.

« Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. »

L’un des thèmes majeurs du stoïcisme est l’idée que nous devrions garder à l’esprit notre propre mortalité, le fait que la vie est éphémère. Nous devons donc prêter davantage attention à nos propres actions ici et maintenant. Marc Aurèle, par exemple, se critique lui-même pour avoir agi comme si « tu veux devenir homme de bien demain plutôt que de l’être aujourd’hui » (Pensées, VIII, 22, trad. E. Bréhier). En effet, l’un de ses propos les plus cités est le suivant : « Ne plus du tout discuter sur ce sujet : ”Qui doit être un homme de bien ?” mais l’être » (Pensées, X, 16, trad. E. Bréhier).

« Ne jamais déranger quelqu’un d’autre pour ce que vous pouvez faire vous-même. »

Les stoïciens soulignent fréquemment que nous devrions prendre la responsabilité de nos propres vies. Comme le dit Épictète :

Oui, mais mon nez coule. Et pourquoi donc as-tu des mains, esclave ? N’est-ce pas pour te moucher ?

Entretiens, I, 6, trad. J. Souilhé

Nous ne devons pas attendre l’aide des autres, mais apprendre à être autonomes et à agir lorsque cela est nécessaire.

« Nous ne nous repentons jamais d’avoir mangé trop peu. »

Le stoïcisme est issu de l’austère philosophie cynique qui l’a précédé. Comme les cyniques, les stoïciens étaient connus pour leur régime alimentaire simple et pour s’entraîner à contrôler leur appétit. Par exemple, on nous parle du professeur stoïcien Musonius Rufus :

Il avait l’habitude de parler souvent et avec grande instance sur la nourriture, dans la pensée que ce n’était pas un petit sujet et qui ne portait pas à de petites conséquences. Il estimait en effet que la continence en matière de nourriture et de boissons est le principe et le fondement de la tempérance.

Entretiens, 18, trad. A- J Festugière

Les stoïciens comme Épictète ont fait de la vertu de tempérance, ou modération, la base de leur entraînement. Ils croyaient que sans maîtrise de soi dans les domaines fondamentaux tels que l’usage quotidien de la nourriture et de la boisson, nous manquons inévitablement de l’autodiscipline nécessaire pour exercer la sagesse de manière plus générale dans notre vie.

« Quand vous êtes en colère, comptez jusqu’à dix, avant de parler ; si vous êtes très en colère, jusqu’à cent. »

Les stoïciens croyaient que la colère était peut-être la plus dangereuse des passions malsaines. Nous avons un livre entier sur le sujet qui subsiste aujourd’hui, écrit par Sénèque et intitulé La colère. Il y affirme que le premier empereur romain, Auguste, qui s’était formé au stoïcisme, bien que connu pour sa violence plus tôt dans sa vie, a appris à vaincre sa colère.

Bien des actions et des paroles du divin Auguste méritent aussi d’être rapportées et montrent que la colère n’avait pas d’empire sur lui.

La colère, III, XXIII, 4, trad. P. Veyne

Bien que Sénèque ne le mentionne pas dans son livre, nous savons d’une autre source que le tuteur stoïcien d’Auguste lui a montré pour ainsi dire la même technique que Jefferson décrit dans ses règles :

Athénodore, le philosophe, en raison de son âge avancé, a demandé à être licencié et autorisé à rentrer chez lui, et Auguste a accédé à sa demande. Mais lorsque Athénodore, alors qu’il prenait congé de lui, dit : « Chaque fois que tu te mets en colère, César, ne dis ou ne fais rien avant de te répéter les vingt-quatre lettres de l’alphabet », Auguste lui saisit la main et dit : « J’ai encore besoin de ta présence ici », et le retint pendant toute une année, en disant : « Aucun risque n’égale la récompense que le silence apporte ».

Plutarque, Œuvres morales, Paroles des Romains : César Auguste (traduit de l’anglais)

Conclusion

Quelques personnes m’ont fait remarquer que dans diverses lettres, Jefferson établissait des listes de lectures recommandées. Celles-ci incluent des œuvres de Cicéron, textes chers à son cœur qui contiennent beaucoup d’influence stoïcienne, et aussi les Mémorables de Socrate, dialogues qui ont particulièrement influencé les stoïciens. Cependant, Jefferson recommande aussi spécifiquement la lecture des Lettres et Traités de Sénèque, du Manuel d’Épictète et des Pensées de Marc-Aurèle, qui sont en fait tous les principaux textes stoïciens qui subsistent.

Jefferson s’est identifié davantage à l’épicurisme qu’au stoïcisme, du moins à un moment de sa vie. Cependant, il était manifestement plus intéressé par le stoïcisme et influencé par ses enseignements qu’il n’est généralement reconnu. Il a étudié tous les principaux textes stoïciens qui nous sont parvenus et a encouragé les autres à faire de même. Mais surtout, il trouvait que les enseignements stoïciens d’Épictète, en particulier, étaient précieux comme guide pour vivre avec sagesse, et a continué à s’en inspirer dans les conseils qu’il donnait aux autres.

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, membre fondateur et secrétaire de Stoa Gallica, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

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