Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “Virtue is its own reward“. Traduction de l’anglais par Maël Goarzin. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte sur Kawhi Leonard, joueur de basket dont l’attitude aurait pu être donnée en exemple par les stoïciens antiques.


Le stoïcisme de Kawhi Leonard

Qu’est-ce que la philosophie stoïcienne pourrait dire de la star des Raptors ?

par Donald Robertson

Le basketteur des Toronto Raptors (aujourd’hui aux Los Angeles Clippers) est souvent salué pour son « stoïcisme ». CBC le décrit comme une superstar de NBA stoïcienne (« a stoic NBA superstar »). Il a même été baptisé « Le prince héritier du stoïcisme » (« the Crown Prince of Stoicism »).

Même s’il déclare être drôle (« fun guy »), Kawhi parle généralement peu et son visage impassible ne laisse presque rien transparaître non plus. Il accorde très peu d’interviews et n’a aucune présence sur les réseaux sociaux. Sa façon de célébrer, pendant ou après les matchs, est très discrète. Il a été décrit comme étant « la superstar la plus modeste et ne cherchant pas la confrontation, dans une ligue pleine de personnes qui cherchent à se faire remarquer ».

Certaines personnes font remonter cette attitude modérée à la manière dont il a fait face à l’adversité durant son enfance. A l’âge de 16 ans, alors qu’il était encore au Lycée, on a tiré sur son père, qui est décédé, à la station de lavage dont il était propriétaire à Compton et où ils avaient travaillé ensemble. Le soir suivant, Kawhi était malgré tout sur le terrain de basket, même s’il est réputé s’être effondré par la suite. L’assassin de son père ne fut jamais retrouvé.

Peu importe les influences qui forgèrent sa personnalité, les médias se sont accordés à le décrire comme étant stoïque. Le mot « stoïque » désigne désormais une personne qui, comme Kawhi, reste impassible et calme face à l’adversité. Curieusement, l’expression « avec philosophie » est souvent utilisée pour exprimer une idée presque identique. Par exemple, une personne affrontant une situation difficile ou un malheur peut être décrite comme « faisant face aux événements avec philosophie ». Assurément, Kawhi a l’air « stoïque », et semble même agir « avec philosophie », dans le sens où sa manière de faire face aux événements, froide et impassible, est devenue l’un de ses traits caractéristiques. D’un autre côté, le mot « stoïcien » fait quant à lui référence à une école grecque de philosophie antique, d’où dérive, de manière approximative, l’adjectif « stoïque » et la signification de l’expression « avec philosophie ». En d’autres termes, il faut bien plus qu’une personnalité « stoïque » pour être un philosophe stoïcien.

Néanmoins, la philosophie grecque stoïcienne a connu, dans les dernières décennies, un certain regain de popularité. C’est en partie parce qu’elle fournit une inspiration philosophique à la thérapie cognitive et comportementale (TCC), la principale approche de psychothérapie moderne basée sur des preuves. Le stoïcisme et la TCC partagent le principe selon lequel nos émotions sont largement (si ce n’est totalement) déterminées par certaines convictions sous-jacentes. La citation stoïcienne la plus célèbre, une citation d’Epictète, est peut-être celle-ci : « Ce ne sont pas les événements qui nous troublent, mais notre jugement à leur propos » – et ces mots exacts ont été enseignés par des psychothérapeutes pratiquant la TCC à des milliers de patients depuis les années 1950. En identifiant, en évaluant, et en changeant les croyances irrationnelles pertinentes, nous pouvons changer la manière dont nous nous sentons et améliorer notre santé mentale. La grande quantité de recherches scientifiques confirmant maintenant les avantages thérapeutiques de la TCC pour des problèmes courants tels que l’anxiété ou la dépression ont rejailli de manière indirecte sur certaines idées et pratiques venant du stoïcisme. Il y a eu, de ce fait, un certain regain d’intérêt pour la philosophie comme manière de vivre, qui promet de nous aider à développer une résilience émotionnelle.

Souvent, la distinction entre stoïque et stoïcien se perd. Kawhi n’a jamais mentionné le stoïcisme ni donné le moindre indice d’une lecture des textes classiques de la philosophie : les Lettres à Lucilius de Sénèque, les Entretiens d’Epictète, ou les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Cependant, il n’était pas inhabituel pour les stoïciens de faire l’éloge et de prendre comme modèles des individus qui n’étaient pas stoïciens mais qui incarnaient les vertus louées par la philosophie stoïcienne. En effet, certaines personnes ont déjà fait le parallèle entre l’état d’esprit de Kawhi et la philosophie stoïcienne. Ainsi, Avel Ivanov, sur le blog The Bench, a écrit ceci à propos de Kawhi : « Si les stoïciens antiques avaient pour tâche de donner un exemple de ce à quoi ressemblerait un joueur de basket stoïcien, il ressemblerait de très près au #2 des Toronto Raptors. » Alors, en quoi Kawhi manifeste-t-il vraiment le genre d’attitudes enseignées par la philosophie stoïcienne ?

Premièrement, il n’est pas surprenant de voir la personnalité d’un sportif décrite en termes de principes stoïciens. La philosophie stoïcienne a influencé un certain nombre de joueurs dans d’autres sports. Michael Lombardi, directeur général de la NFL, ancien entraîneur des New England Patriots, a commencé à s’appuyer sur le stoïcisme après avoir lu les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Ce que Lombardi retient principalement du stoïcisme, c’est le principe psychologique que les stoïciens contemporains appellent « la dichotomie du contrôle ». Cela implique de faire une distinction nette entre les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne dépendent pas de nous. « Dans un métier soumis à de nombreuses influences extérieures, dit-il, il est toujours bon de se rappeler chaque jour qu’il faut se préoccuper et travailler seulement sur ce nous pouvons contrôler. » Lombardi cite différents joueurs et entraîneurs de basket qui illustrent particulièrement les qualités stoïciennes, notamment Tim Duncan, qui a joué pour les San Antonio Spurs, et Gregg Popovich, leur entraîneur et manager général. Les qualités stoïciennes naturelles de Kawhi ont peut-être été renforcées lorsqu’il joua pour les Spurs et il apporta avec lui ces traits caractéristiques quand il fut transféré aux Toronto Raptors.

Le conseil stoïcien de Lombardi s’applique à la vie de manière générale, mais semble également être en accord avec l’approche de Kawhi quant à la manière de jouer au basket : contrôler les choses que l’on peut contrôler et ne se soucier que de celles-là. Rester dans le moment, ne pas écouter ce qui est négatif ou positif, rester ancré et s’efforcer par-dessus tout de progresser.

De la même façon, l’expression « jamais trop bas, jamais trop haut » (« never too low, never too high ») fait désormais partie de la formule gagnante des Raptors. L’approche pondérée du jeu de Kawhi lui-même illustre particulièrement cette philosophie. « Je n’aime pas tirer l’attention à moi », a-t-il dit. « Je n’aime pas me donner en spectacle. »

Coéquipiers et entraîneurs ont également noté l’habitude de Kawhi, lorsqu’il parle, d’aller droit au but, à l’aide d’expressions courtes. En défense, lorsqu’il bloque un autre joueur, par exemple, il dit simplement fermement « Non ». Cette manière de s’exprimer est traditionnellement décrite comme « laconique », terme dérivé de Laconie, région de Grèce où se trouve la cité de Sparte. Les stoïciens admiraient certains aspects de la société spartiate, également connue pour leur façon de parler laconique. Le philosophe Cicéron a même décrit la cité de Sparte comme « l’origine de cette manière de vivre [stoïcienne] et de cette manière de parler ». Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme, était particulièrement connu pour sa manière d’économiser ses mots. De plus, les théories stoïciennes qu’il enseignait sur la rhétorique faisaient l’éloge de la « concision », considérée comme une vertu, « un style qui n’utilise pas plus de mots que nécessaires pour décrire le sujet en question ». Le langage stoïcien s’en tient aux faits plutôt que de spéculer ou d’embellir les choses – ils font de la simplicité une vertu. Questionné par un journaliste lui demandant s’il pouvait décrire son meilleur souvenir de Noël, question ridicule peut-être, Kawhi répondit simplement « Pas maintenant ». Questionné sur sa manière de gérer le changement de climat suite à son transfert de San Antonio à Toronto, il expliqua patiemment aux journalistes, avec un air sérieux, que ce n’était pas grand-chose, parce que « je me contente de porter une veste. Nous sommes souvent à l’intérieur. Nous ne jouons pas dehors, dans la neige. »

L’indifférence relative de Kawhi concernant les signes extérieurs de la célébrité et du succès résonnent avec la distinction fondamentale établie il y 2500 ans par Socrate. La génération précédente d’intellectuels athéniens avait focalisé leur attention principalement sur l’éloquence, ou le discours public, et l’utilisation d’une rhétorique sophistiquée ayant pour but de susciter l’émotion, de gagner la louange, et les applaudissements de larges audiences. Les sophistes, comme ces enseignants étaient connus, devenaient souvent avides de richesse et de célébrité. Socrate défendit l’opinion selon laquelle ils étaient tombés dans le piège le plus commun et le plus fondamental : confondre l’apparence et la réalité. Ils ont été détournés de la poursuite de la véritable sagesse par la promesse d’atteindre la simple apparence de sagesse aux yeux des autres.

Socrate inversa ce phénomène et encouragea ses jeunes élèves, de manière répétée, à devenir véritablement ce qu’ils souhaitaient paraître – essayer vraiment de devenir sage plutôt que de se contenter d’apparaître tel. De la même manière, Kawhi ne montre aucun intérêt à soigner son image publique pour essayer de paraître important et couronné de succès. Il semble rester concentré sur sa manière de jouer, et véritablement s’efforcer de progresser, au maximum de ses capacités, plutôt que de s’inquiéter de ce que le public pourrait penser de lui. Tandis que tant de gens cherchent à être populaires, un ami d’enfance confirme que cela n’a jamais été le cas de Kawhi. Il est davantage intéressé par sa propre performance que par l’opinion des autres. Une fois, il a dit dans un entretien : « je vais simplement là-bas et je joue aussi intensément que possible… tant que vous vous donnez toute la peine possible, j’estime que c’est tout ce que vous pouvez faire ». On rapporte également qu’il a dit : « Vous savez, je n’essayerai jamais de remporter un prix. Je me contente de jouer pour mon équipe. Si l’on remarque ma performance individuelle, on remarque ma performance individuelle. A part ça, j’essaye simplement de gagner le match ».

Les stoïciens pensaient que le sage, en raison de son indifférence vis-à-vis des louanges ou des critiques, en particulier venant de la foule, et parce qu’il considérait même le succès et l’échec avec un détachement identique, montrait un état d’esprit plus stable et uniforme, peu importe les circonstances rencontrées. Le sage ne laisse pas son moral être remonté puis plombé, emporté dans un sens puis dans l’autre par le destin. De la même manière, Kawhi expliqua à un journaliste : « mon état d’esprit est le même à chaque match ». Il décrivit cet état d’esprit aux journalistes ainsi : « je ne décrirais pas ma manière de jouer ; j’essaye seulement de gagner. C’est à vous de la faire. Je vis dans le moment présent ».

De la même manière, le sage stoïcien (homme ou femme), vit ancré dans le moment présent. Comme Kawhi, les stoïciens apprenaient à rester relativement indifférents au succès et à l’échec, faisant plutôt attention à faire au mieux dans n’importe quelle situation. Nous devons accepter davantage la responsabilité de ce qui dépend de nous, à chaque instant, c’est-à-dire à nos propres actions, et nous devons accepter calmement le fait que d’autres choses ne sont pas totalement sous notre contrôle.

Cicéron décrit l’attitude stoïcienne comme étant comparable à celle d’un archer qui tend son arc avec soin et vise sa cible – faisant au mieux ce qui dépend de lui. En fin de compte, cependant, une fois la flèche partie, le fait que la flèche atteigne la cible ou non lui est indifférent, parce que cela est désormais hors de son contrôle. Il fait seulement de son mieux et advienne que pourra. Il peut préférer atteindre la cible, mais s’il la manque, il n’y a pas de quoi être troublé. Cet accent porté sur sa propre performance et la relative indifférence vis-à-vis du résultat lui permet de rester ancré dans le moment présent, sans être influencé par le succès ou l’échec extérieur. Comme le dit Kipling, « si vous pouvez rencontrer le Triomphe et le Désastre et traiter ces deux imposteurs de la même manière », la Terre sera vôtre. Aucun être humain mortel n’est un modèle parfait. Néanmoins, je pense que les stoïciens antiques auraient probablement été capables d’utiliser le comportement « stoïcien » de Kawhi comme exemple (réalisable même si imparfait) de ce calme intérieur et de cette sorte de « constance » ou de stabilité de caractère qu’ils associaient à la sagesse morale.


Crédits: “File:1 kawhi leonard 2019 nba finals (cropped).jpg”, par Chensiyuan, Licence CC BY-SA 4.0.

[cite]

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, membre fondateur et secrétaire de Stoa Gallica, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *