Cet article est une traduction en français par Jérôme Robin de l’article de Donald Robertson « Did Stoicism Condemn Slavery?« . L’article contient quelques notes sur des passages de la littérature stoïcienne qui semblent remettre en question, voire condamner le fait de posséder des esclaves. L’article original étant relativement long, nous avons décidé de le publier en trois parties, dont la deuxième se trouve ci-dessous. Elle concerne l’étude des stoïciens de l’époque romaine, à commencer par Lucien.
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Le stoïcisme condamnait-il l’esclavage? 2/3
par Donald Robertson
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Lucien
Le satiriste Lucien, contemporain de Marc-Aurèle, décrit la République stoïcienne comme un idéal utopique vers lequel les hommes devraient tendre, même s’il s’agit d’un objectif lointain. Il la décrit comme suit dans son dialogue Hermotimus ou les sectes.
[…] tous les habitants en sont étrangers, venus d’autres pays. Personne n’y a pris naissance. Ce ne sont que barbares, esclaves, gens contrefaits, petits, pauvres, en un mot, est citoyen qui veut. C’est une loi chez eux d’inscrire tout le monde, sans avoir égard à la fortune, à l’habit, à la taille, à la beauté, à la naissance, à la noblesse des aïeux. Ils n’en tiennent aucun compte. Il suffit à n’importe qui, pour devenir citoyen, d’avoir de l’intelligence, le désir du bien, l’assiduité au travail, le mépris des plaisirs, une âme qui ne cède ni ne faiblisse devant les nombreuses difficultés qu’on rencontre sur le chemin. Si l’on prouve qu’on a ces qualités, et si l’on a parcouru toute la route qui mène à la ville, on est citoyen de droit, qui que l’on soit du reste, et placé au même rang que les autres. Ainsi les mots inférieur, supérieur, noble, roturier, esclave, libre, ne sont rien de nom ou de fait dans cette cité. (XX, 24, traduction par Eugène Talbot)
L’éducation en philosophie était souvent considérée comme la province des jeunes hommes riches et aristocratiques. Cependant, cela montre clairement que l’école stoïcienne est inhabituelle en acceptant absolument n’importe qui, des étrangers comme Zénon lui-même et les autres érudits, estropiés ou esclaves comme Épictète, les riches ou les pauvres comme Cléanthe ; et, bien qu’il ne le mentionne pas ici, ils étaient également connus pour admettre à la fois des hommes et des femmes. La célèbre fille de Caton d’Utique, par exemple, Porcia Catonis, a été dépeinte par Plutarque comme une stoïcienne.
Les distinctions entre supérieur et inférieur, esclave ou libre, étant abolies de cette République, et les esclaves étant admis, il apparaît une fois de plus que l’idéal stoïcien nécessite l’abolition de l’esclavage.
Sénèque
Dans la Lettre 31 des Lettres à Lucilius, Sénèque établit clairement que l’âme humaine est pareillement divine, que ce soit chez un chevalier romain ou chez un esclave :
On ne saurait la nommer qu’en disant : c’est un dieu qui s’est fait l’hôte d’un corps mortel. Cette âme peut tomber dans le corps d’un chevalier romain, comme dans le corps d’un affranchi, d’un esclave. Qu’est-ce qu’un chevalier romain, qu’est-ce qu’un affranchi, un esclave ? Des noms issus de l’orgueil ou de l’injustice. (Lettres à Lucilius, Lettre 31, 11, traduction par Henri Noblot, revue par Paul Veyne)
Donc, une fois encore, vous pourriez penser, qu’en principe, cela le mènerait à la conclusion que l’esclavage est immoral. Sénèque a écrit une lettre intitulée Du maître et de l’esclave (Lettres à Lucilius, Lettre 47). Dans celle-ci, il souligne que pour les stoïciens les esclaves sont d’abord et avant tout des frères humains :
« Ce sont des esclaves. » Non, ce sont des hommes. « Ce sont des esclaves. » Non, des compagnons de gîte. « Ce sont des esclaves. » Non, mais d’humbles amis. « Ce sont des esclaves. » Des esclaves comme nous-mêmes, si l’on songe que la fortune étend ses droits également sur nous comme sur eux. (Lettres à Lucilius, Lettre 47, 1, traduction par Henri Noblot, revue par Paul Veyne)
Sénèque possédait lui-même des esclaves. Cependant, ses écrits étaient probablement plus alignés avec ceux du Stoïcisme Moyen. Comme nous l’avons vu, quelques stoïciens de cette époque, influencés par la pensée aristotélicienne, pourraient avoir réintroduit la notion d’esclavage naturel. Cependant, les stoïciens qui étaient plus alignés avec le Cynisme, comme Musonius, Épictète ou Marc Aurèle, sont plus à même d’avoir remis en cause le concept d’esclavage naturel, ou bien de l’avoir catégoriquement rejeté, et d’avoir été plus influencés par le stoïcisme premier de la République de Zénon.
Sénèque condamne la cruauté envers les esclaves dans sa lettre mais ne va pas jusqu’à condamner l’institution de l’esclavage. Cependant, il souligne à de multiples reprises que les esclaves devraient être traités avec respect comme nos semblables et non comme inferieurs.
Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi ; qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave. (Lettres à Lucilius, Lettre 47, 10, traduction par Henri Noblot, revue par Paul Veyne)
A un moment, il semble même reconnaître qu’il évite les questions éthiques et politiques les plus fondamentales au sujet de l’esclavage.
Je ne voudrais pas me lancer dans un vaste sujet ni faire une dissertation en forme sur la conduite à tenir envers ces esclaves que nous traitons avec tant d’orgueil et de cruauté, que nous abreuvons d’outrages. Je résume ainsi ma leçon : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécût avec toi. (Lettres à Lucilius, Lettre 47, 11, traduction par Henri Noblot, revue par Paul Veyne)
Il est tentant de voir ici chez Sénèque l’expression d’une tension entre l’éthique stoïcienne et les normes sociales en vigueur de la société romaine. Il réalise que l’éthique stoïcienne nous apprend à traiter tous les hommes, même les esclaves, comme nos égaux, comme concitoyens du Cosmos. Cependant, il ne veut pas aller trop loin en remettant en cause toute l’institution de l’esclavage. Du moins, c’est l’une des façons de lire ses commentaires sur ce sujet.
Épictète
Bien sûr, Épictète était lui-même, à l’origine, un esclave, mais qui, plus tard dans sa vie, a gagné sa liberté. En fait, son nom signifie « acquis » et semble avoir été une sorte de surnom montrant qu’il était la propriété d’un autre homme. Dans un des Entretiens les plus courts, Épictète adresse directement la question de la possession d’esclaves. En réponse à une question portant sur la manière d’agir convenablement aux yeux des dieux, Épictète prend l’exemple d’un propriétaire d’esclaves qui devient furieux car son esclave lui avait ramené de l’eau qui était tiède et pas assez chaude.
Esclave, ne veux-tu pas supporter ton frère ? Comme toi, il a Zeus pour ancêtre, et il est né des mêmes germes que toi, du même principe venu d’en haut ; parce que tu es à un rang supérieur, vas-tu t’instituer son tyran ? Ne te rappelles-tu pas qui tu es et à qui tu commandes, que c’est à des parents, à des frères par nature, à des descendants de Zeus ? – Mais je les ai achetés ; ce n’est pas eux qui m’ont acheté ! – Prends garde ! où diriges-tu ton regard ? Vers la terre, vers le gouffre, vers les misérables lois des morts, non vers les lois des dieux. (Entretiens, Livre 1,13, 3-5, traduction par Émile Bréhier)
Épictète rappelle ici à ses riches élèves que même leurs esclaves devraient être considérés comme des frères puisqu’ils sont tous enfants de Zeus. Le rôle de Zeus en tant que Père de l’humanité est un thème récurrent dans le stoïcisme, et l’homme sage est conduit à imiter Zeus en voyant le reste de l’humanité comme ses frères et sœurs, sans discrimination. Si tu as été mis en position de propriétaire d’un autre homme, tu dois néanmoins te rappeler qu’aux yeux de Zeus c’est ton parent. En réponse à un étudiant lui objectant « mais je les ai achetés », assez étonnamment, Épictète se réfère aux lois romaines régissant la possession d’esclaves comme étant « ces misérables lois des morts », c’est à dire des êtres mortels, et réprimande ses étudiants parce qu’ils font appel à elles plutôt que de donner la préséance aux lois éternelles de la Nature ou de Zeus. Qualifier les lois régissant la possession d’esclaves de « misérables » implique clairement une critique de l’institution légale de l’esclavage, même si Épictète ne développe pas plus ce point.
Incidemment, le professeur d’Épictète, Musonius Rufus, avait dit que les esclaves sont autorisés à désobéir à leurs maîtres qui les instruisent à s’engager dans des actions immorales (Diatribes, 16). Il a également dit que, comme Diogène le Cynique qui fut lui-même capturé et vendu comme esclave par des pirates, un esclave pouvait non seulement être l’égal de son maître mais en fait plus vertueux que lui (Diatribes, 9).
Dion Chrysostome
Peut-être que l’expression la plus claire de la position stoïcienne au sujet de l’esclavage vient en fait de Dion Chrysostome. Dion n’était pas à part entière stoïcien mais plutôt un philosophe éclectique et un orateur, influencé à la fois par le Stoïcisme et le Cynisme. Il fut l’étudiant du grand maître stoïcien Musonius Rufus, amis avec le stoïcien Euphrate de Tyr, et probablement aussi une connaissance d’Épictète. Marc Aurèle semble mentionner à la fois Dion et Euphrate favorablement dans les Pensées.
Dion fournit l’une de nos condamnations de l’esclavage la plus explicitement influencée par le stoïcisme dans ses quatorzième et quinzième discours Sur l’esclavage et la liberté : Discours I et II. Il commence son discours initial en avançant des arguments typiques en faveur du paradoxe stoïcien que seul l’homme sage est véritablement libre et que la majorité d’entre-nous sommes esclaves à cause de notre ignorance. C’est l’emploi technique particulier que font les stoïciens du terme « esclave », et qui renvoie à notre état intérieur. Comme Dion le fait remarquer, ce paradoxe signifie que même le grand roi de Perse, Xerxès, a pu être intérieurement un esclave, de son ignorance et de ses passions, malgré son pouvoir extérieur ; et que quelqu’un qui semble extérieurement asservi, comme Diogène le Cynique, peut néanmoins être intérieurement royal et libre s’il possède la vertu et la sagesse (ces arguments et la terminologie utilisés par Dion sont clairement de nature stoïcienne et reconnus comme tels par les commentateurs modernes).
Cependant, dans le second discours, Dion continue de discuter du sens ordinaire du mot « esclavage », c’est-à-dire l’assujettissement forcé ou la possession légale d’une personne par une autre. Il affirme que tous les esclaves ont soit été capturés, soit sont les descendants de ceux qui l’ont été. De la même manière qu’une personne peut posséder un terrain, une propriété ou un cheptel depuis longtemps mais néanmoins injustement, Dion dit que capturer des hommes en temps de guerre ou par brigandage consiste à « avoir gagné possession aussi d’êtres humains injustement ». Les esclaves peuvent aussi être achetés, hérités ou nés dans la maison comme les enfants d’autres d’esclaves, mais cela dépend toujours de cette première méthode d’acquisition d’esclaves par capture, que Dion dit « n’avoir aucune validité » et constitue une « injuste servitude ».
Ces individus qui ont été amenés de force dans une vie de servitude ne devraient même pas être appelés « esclaves ». De fait, tout esclavage est injuste puisqu’il dépend toujours, finalement, de la capture d’hommes nés libres.
Si, alors, ce premier mode d’acquisition d’esclaves, d’où tous les autres modes dérivent leur existence, est dépourvu de justice, alors aucun d’eux ne peut être considéré comme juste ; ni aucun individu ne peut être un esclave en réalité, ou être véritablement et substantiellement discriminé par une telle appellation. (On Slavery and Freedom, 15.26, traduction par Jérôme Robin)
À de multiples reprises, Dion réfute l’idée que le fait d’être capturé puisse légitimement faire de quelqu’un un esclave et affirme que cela signifie que leurs descendants ne peuvent pas être esclaves non plus. Remarquez que la distinction qu’il emploie dans ce discours entre l’esclavage intérieur, l’esclavage par capture et l’esclavage par achat semble refléter la distinction faite par les stoïciens, selon Diogène Laërce, dans le passage cité plus haut, et que Denis et Ingersoll attribuent plausiblement à Zénon. Il semble certain que Diogène Laërce et Dion Chrysostome s’appuient en fin de compte sur la même source stoïcienne en faisant cette distinction et que les deux textes s’éclairent l’un l’autre.
La présence du passage chez Diogène Laërce semble aussi confirmer la conclusion des chercheurs modernes selon laquelle ces discours de Dion sont vraiment de nature stoïcienne. De même, les discours de Dion confirment que le terme phaulos (mauvais ou misérable) avait pour signification injuste ou moralement mauvais pour les stoïciens. Ces discours précisent également que les stoïciens parlent de la distinction entre les esclaves qui sont capturés et assujettis de force, habituellement en temps de guerre mais aussi par des brigands ou des pirates, et les esclaves qui sont achetés légalement. Leur propos est que les deux pratiques sont injustes et immorales, car l’achat d’un esclave dépend du fait qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres aient été capturés de force ou enlevés de leur état naturel.
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Crédits photographiques: Ashmolean Museum, Licence CC BY-SA.
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