Alain et la philosophie de l’éducation stoïcienne

André Bridoux (1893-1982), Inspecteur Générale de l’Instruction Publique et élève du philosophe français Alain (Emile-Auguste Chartier), est l’auteur d’un ouvrage d’introduction au stoïcisme intitulé Le stoïcisme et son influence, paru en 1966[1].

Dans cet ouvrage, André Bridoux présente de manière plutôt classique, la naissance du stoïcisme (chapitre 2), puis les trois parties de la philosophie stoïcienne (la physique, la logique et la morale, présentés successivement dans les chapitres 3 à 6), avant de s’intéresser au moyen stoïcisme (chapitre 7), au stoïcisme impérial (chapitre 8), et à l’influence du stoïcisme (chapitre 9). Dans ce dernier chapitre, l’auteur examine l’influence de la philosophie stoïcienne après Marc Aurèle, dans le christianisme de l’Antiquité tardive tout d’abord (que ce soit chez saint Nil ou dans la Consolation de philosophie de Boèce), puis bien plus tard, au XVIe siècle, avec Montaigne, Juste Lipse et Guillaume du Vair, puis encore au XVIIe siècle, avec Corneille et Descartes. L’auteur revient également sur le rapport ambivalent de Pascal avec le stoïcisme, avant de revenir plus longuement sur le stoïcisme de Spinoza, et sur les influences stoïciennes de Leibniz, Montesquieu, Kant, ou encore Maine de Biran.

Une philosophie de l’éducation stoïcienne

Ce chapitre offre ainsi des pistes de réflexion intéressantes sur les présences du stoïcisme au cours des siècles, pistes qui ont été reprises et développées depuis par d’autres auteurs[2]. Les dernières pages de ce chapitre, néanmoins, sont d’un intérêt particulier, car elles manifestent de manière explicite l’intérêt du stoïcisme aujourd’hui. L’extrait suivant offre le témoignage d’André Bridoux vis-à-vis du stoïcisme d’Alain (1868-1951), dont il fut l’élève et le biographe[3]. L’auteur développe dans un premier temps les éléments doctrinaux qui rapprochent la philosophie d’Alain du stoïcisme, avant de rendre compte de manière très personnelle et engagée de la manière d’enseigner d’Alain. Certaines lignes offrent un témoignage vivant du comportement d’Alain en tant qu’enseignant, et font écho à la description des cours de Pierre Hadot par Philippe Hoffmann[4]. Eu égard au contexte scolaire et universitaire de l’époque (1966), André Bridoux se montre particulièrement novateur et défend dans ces quelques pages l’intérêt du stoïcisme pour une nouvelle philosophie de l’éducation, proposant d’offrir davantage d’autonomie et de confiance à l’enfant dans son apprentissage.


Portrait d’Alain (Emile-Auguste Chartier)

Le stoïcisme et son influence

par André Bridoux*

* Le stoïcisme et son influence, Paris, Vrin, 1966, p. 229-233.

Les rencontres de la vie ont fait que j’ai pu connaître un des derniers philosophes stoïciens. Je veux dire Alain, dont j’ai été l’élève et qui disait lui-même que les Stoïciens avaient été ses maîtres. Quand je rassemble, comme maintenant, les souvenirs qui le concernent, il me semble que je retrouve aussi le Stoïcisme.

Alain croyait à l’esprit, qu’il écrivait volontiers avec un E. Dans cet esprit, il n’était certes pas interdit de voir une résurrection du Logos.

Il croyait que l’esprit, comme le Logos, n’existe que par son activité et à condition de ne jamais s’endormir ; qu’il doit toujours être porté et soutenu par la volonté.

Alain croyait au monde, au monde dont l’existence s’impose, au monde qui est gouverné par la nécessité, et qui est, de ce fait, salutaire pour l’homme. « Heureux qui trouve devant lui le monde résistant et dur, le monde sans égards ».

Il croyait, comme les Stoïciens et comme Spinoza, que l’esprit et le monde sont une seule et même chose, qu’en conséquence chacun de nous est solidaire du monde et de l’esprit, et que la moindre de nos pensées est liée à l’univers des choses comme à l’univers des hommes.

Il se méfiait de l’imagination où il voyait la source de nos erreurs et de nos passions, tout comme les Stoïciens. Comme eux, il aurait dit volontiers qu’elle n’est qu’un « mouvement à vide ». Il le dit même fort exactement[1].

Il croyait, comme les Stoïciens, qu’il y a liaison étroite entre la connaissance du monde et l’action morale : « Travaillez à percevoir le monde, afin d’être justes. »

Il croyait à la volonté libre. Il reprenait à son compte le mot d’Épictète qu’un esprit ne saurait être contraint. Pour lui, la liberté c’était surtout l’exercice de la liberté. Il disait : « Quand on conteste ma liberté, je la prouve farouchement. » Il disait aussi : « Je ne sais pas ce que c’est que vouloir sans faire. »

Je viens au principal. Comme les Stoïciens, il faisait confiance à l’homme. Il regardait du côté de son pouvoir et non du côté de son impuissance : « De soi et des autres, toujours penser courage et confiance. »

Il faisait des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, des vertus proprement humaines, ou stoïciennes, comme on voudra. La foi, pour lui, c’était la confiance de l’homme en lui-même. L’espérance, la confiance que l’homme a dans les résultats de ses efforts. La charité, la confiance que l’homme a dans son semblable. A ses yeux, la foi, l’espérance et la charité des incrédules étaient les plus belles. Ce qui revient à croire que l’homme peut se faire confiance, qu’il n’a pas besoin d’appeler au secours, qu’il ne doit pas appeler au secours.

Il pensait que tous les hommes participent à une même raison, que « tout esprit est tout l’esprit », qu’un homme est exactement aussi intelligent qu’un autre ; que nous avons en conséquence, le devoir de ne pas nous mépriser. Cette pensée se traduisait dans ses convictions politiques qui étaient ardentes. Son souci dominant était de relever la confiance des hommes en eux-mêmes et de les mettre ainsi à l’abri des excès du pouvoir. Il portait en lui, comme Marc-Aurèle, l’espoir d’un monde où tout se résoudrait « selon l’esprit libre et selon l’amitié absolue ».

Bien mieux qu’au temps où j’étais élève, je me rends compte aujourd’hui que le Stoïcisme d’Alain s’exprimait dans son enseignement et dans son comportement de professeur. L’atmosphère de sa classe était différente de celle des autres classes. Nous n’étions ni terrorisés, ni méprisés ; nous nous sentions même appelés à l’existence par la façon que notre maître avait de nous parler. Je n’ai pas souvenir qu’il ait jamais blessé ni découragé personne. De tous, il pensait, comme je l’ai dit plus haut, courage et confiance. « Vous le pouvez certainement » ; ce mot revenait toujours. Il y avait aussi cet autre mot : « Je veux bien vous aider ; mais pas trop. » Le salut était dans l’entre-deux. Nous étions appelés à l’existence, mais il nous appartenait de nous la donner ; l’avenir nous était ouvert, mais il nous appartenait de le faire. Chacun comprenait très vite, extrêmement vite, que tout dépendait de lui, et qu’il n’en pouvait être autrement. – Qu’on le veuille ou non, l’école est stoïcienne. L’élève ne peut s’instruire que par lui-même. La fonction de penser ne se délègue point. Nul ne saurait comprendre ni trouver pour autrui. L’effort intellectuel passe et passera toujours par le goulot de la solitude la plus radicale. Alain pensait tout cela fortement. Il pensait en outre qu’un élève ne peut être éclairé sur ses aptitudes qu’en travaillant, et qu’il faut se mettre à l’œuvre pour découvrir ce qu’on aime, ce qu’on sait, ce qu’on veut, en définitive, ce qu’on est. Il nous appréciait surtout en raison de notre courage et de notre persévérance. Il disait, et c’est un mot tout stoïcien, que pour juger un garçon, mieux vaut le regarder au menton qu’au front.

Je crois que de telles idées et de tels procédés devraient être remis en lumière et en faveur ; car on pourrait en attendre des effets salutaires.

L’enseignement traverse de dures épreuves. La pire de toutes est celle de l’inondation par le nombre : le nombre, qui renverse tout et submerge tout, le nombre, où professeurs et élèves se sentent noyés. L’effet le plus redoutable du nombre est de multiplier l’impression de désarroi déjà si naturelle chez les élèves. Il faut se représenter que l’enfant qui vient aux études sent tout de suite, confusément mais avec force, qu’il entre dans un monde où il ne peut plus rien attendre que de lui. Confié à lui-même, il se voit abandonné à lui-même et, bientôt, perdu. On pense à ce prisonnier, dont parle Saint-Simon, auquel on venait d’annoncer sa liberté et qui demanda « ce qu’on prétendait qu’il pût en faire ». Trop souvent, l’élève ne sait que faire de la liberté qui lui est donnée de s’instruire. Il n’arrive pas à la mettre en œuvre. Se trouvant seul devant les difficultés à vaincre, il est paralysé par la peur. Il ne résiste pas aux assauts de son imagination qui lui représente des obstacles infranchissables, des échecs déshonorants, des notes ignominieuses, des appréciations infamantes. Découragé dès l’abord, il n’ose pas entreprendre. Il joue battu d’avance et, bien entendu, les événements lui donnent raison[2]. Il faut dire que la pédagogie, qui s’est cependant adoucie, contient encore bien des duretés, et que toutes les précautions ne sont pas prises, notamment en ce qui concerne le langage, pour rendre moins rébarbatives certaines approches. P. ex., c’est une pitié de voir les petits enfants d’un petit village aux prises avec des livres trop compliqués et trop chargés de mots savants. Chose beaucoup plus grave : des enseignements entiers, comme celui des mathématiques, restent écrasés sous la terreur. Il n’est pas de serpent, ni de monstre odieux, ni de tête de méduse qui répande un effroi comparable à celui dont le zéro des mathématiciens accable les imaginations des élèves. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que tant de malheureux restent en route ou même n’arrivent point à prendre le départ. Les statistiques donnent des chiffres effrayants ; mais on n’aime guère penser aux misérables. – Qu’ils sont dignes d’attention, pourtant, tous ces enfants perdus de l’enseignement ! Ces enfants qu’il faudrait délivrer des monstres de leur imagination ; auxquels il faudrait inspirer confiance et courage, le courage de compter sur eux-mêmes et de se mettre au travail ; afin que la « commendatio sibi » des Stoïciens, qui n’est nulle part plus nécessaire qu’à l’école, devienne une réalité.

[1] Cf Sytème des Beaux-Arts, 1er chapitre.

[2] Ce qu’il y a sans doute de plus difficile, dans notre profession, c’est de lutter contre le découragement des élèves, des étudiants, des candidats.


[1] André Bridoux, Le stoïcisme et son influence, Paris, Vrin, 1966.

[2] Parmi les nombreuses études sur l’influence du stoïcisme au cours des siècles, voir, notamment Jordi Pià et Maël Goarzin, « Les présences du stoïcisme au cours des siècles. Entretien avec J. Pià. », Réflexion(s), mars 2015. URL : https://reflexions.univ-perp.fr/images/stories/pia%20goarzin.pdf. La bibliographie qui se trouve à la fin de l’entretien donne de nombreuses pistes de lecture. Voir, notamment, Michel Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Église ; de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris, Éditions du Seuil, 1969 ; Michel Spanneut, Permanence du stoïcisme, de Zénon à Malraux, Gembloux, Duculot, 1973 ; Marcia L. Colish, The Stoic Tradition from Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden, E.J. Brill, 1985 ; Pierre-François Moreau, Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1999 ; Anthony Arthur Long, « Stoicism in the Philosophical Tradition : Spinoza, Lipsius, Bulter », dans Jon Miller, Hellenistic and Early Modern   Philosophy, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2003 ; Jacqueline Lagrée, Le néostoïcisme : une philosophie par gros temps, Paris, Vrin, 2010 et A. Tarrête, Stoïcisme et christianisme à la Renaissance. Textes réunis par A. Tarrête, suivi d’un Hommage à Michel Simonin. Cahiers V. L. Saulnier, n° 23, Éditions rue d’Ulm, 2006.

[3] André Bridoux, Alain : sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1964.

[4] Pour une description de l’atmosphère des cours donnés par Pierre Hadot à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, voir l’entretien avec Philippe Hoffmann consacré à la figure de Pierre Hadot, philosophe et professeur de philosophie : https://youtu.be/ykwQAgRshTU?t=201 (à partir de 2:31).


Crédits photo: Emile Chartier – portrait, domaine public.

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, membre fondateur et secrétaire de Stoa Gallica, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

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