André Bridoux (1893-1982), Inspecteur Générale de l’Instruction Publique et élève du philosophe français Alain (Emile-Auguste Chartier), est l’auteur d’un ouvrage d’introduction au stoïcisme intitulé Le stoïcisme et son influence, paru en 1966[1]. Dans le dernier chapitre, consacré à l’influence du stoïcisme à travers les siècles, André Bridoux présente notamment le stoïcisme d’Alain, ainsi que sa philosophie de l’éducation, fortement inspirée de la philosophie stoïcienne. C’est le premier extrait de cet ouvrage publié la semaine dernière.
Faire son métier d’homme
Le deuxième extrait de cet ouvrage, que je vous propose de lire aujourd’hui, suit directement le premier extrait choisi, et concerne, de manière plus générale, l’actualité du stoïcisme, et plus particulièrement, l’intérêt du stoïcisme face aux épreuves: que ce soit les épreuves rencontrées par un rescapé des camps de concentration, ou bien par les soldats ayant vécu la guerre. Commentant le livre d’Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, André Bridoux met en évidence la parenté de l’esprit militaire avec la philosophie stoïcienne. Utile au métier d’homme, le stoïcisme l’est d’autant plus en temps d’épreuves, comme le regain actuel d’intérêt pour le stoïcisme le montre une nouvelle fois, en ces temps de pandémie.
Le stoïcisme et son influence
par André Bridoux*
* Le stoïcisme et son influence, Paris, Vrin, 1966, p. 233-238.
Un des mots qui m’ont le plus ému et qui m’ont le plus donné à réfléchir, est ce mot d’un collègue rescapé des camps de déportation : « On ne saurait croire combien, en de telles circonstances, les idées stoïciennes reprennent de valeur. » Je n’ai pas osé trop demander à cet homme de développer sa pensée ; mais il me semble que je l’ai comprise. Ce mot est, en somme, la répétition du mot célèbre qui se trouve dans Corneille :
Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ? – Moi. Moi dis-je, et c’est assez.
Quels que soient les malheurs qui s’abattent sur un homme, quels que soient les traitements qu’on lui fasse subir, il ne saurait être dépouillé de lui-même. Lui-même, cela signifie, avant tout, sa capacité de faire face aux événements. Cette capacité est ce qui dépend de lui, ce qui la constitue. – Le sentiment que tout homme a de soi est étroitement lié à la conscience qu’il prend de cette capacité. Une telle conscience ne va pas sans l’exercice de ce pouvoir, dont parle Épictète, qui nous permet de faire bon usage de nos pensées, et de reconnaître, en toutes circonstances, ce qui dépend de nous. Toute la foi stoïcienne, largement confirmée par l’expérience, est qu’aucune épreuve ne peut empêcher un homme d’exister, à condition qu’il soit un homme, c’est-à-dire qu’il soit capable de prendre cette épreuve par la bonne anse, en usant des pouvoirs qui dépendent de lui : son discernement et son courage. – La leçon de Marc-Aurèle s’ajoute à celle d’Épictète pour nous apprendre que ce qui est vrai dans la rencontre de l’homme et des événements l’est aussi dans les rapports de l’homme avec ses semblables. Il n’y a pas d’hostilité irrémédiable, il n’y a pas de conciliation impossible pour qui apporte sa clairvoyance, sa patience et sa générosité. Aucun homme, dit Marc-Aurèle, ne résiste à la bonté persévérante.
L’homme qui est capable de faire son métier d’homme en se conduisant selon ces principes ne saurait être malheureux, car il a toujours bonne conscience de ses actions. Les épreuves en apparence les plus redoutables ne sont pas pénibles pour ceux qui peuvent les affronter. Et, ce qui est aussi grandement à remarquer, les souvenirs qui se rapportent à ces épreuves deviennent chers de plus en plus, par le reflet de la force et de la vaillance qu’il fallut pour les surmonter. Quand le jeune Alfred de Vigny vînt à son régiment, au début de la Restauration, il y trouva des survivants du Premier Empire. Il put observer que ces hommes parlaient toujours avec regret du temps de leurs dangers.
Le mot d’un déporté, que nous avons rappelé, pourrait être aussi dans la bouche d’un soldat, j’entends d’un soldat pour de bon. La vie militaire a des affinités avec le Stoïcisme. Le beau livre d’Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, rend une sonorité toute stoïcienne. L’armée ne subsiste que par l’observance des règles et l’exécution des ordres. L’esprit militaire a pour centre la notion d’officium, bien connue des Stoïciens, où l’on voit s’associer devoir et service. Or, le soldat qui respecte la loi de son devoir et de son service, se l’incorpore à la longue et finit par se respecter lui-même ; si bien que la vertu militaire authentique a, comme le dit Alfred de Vigny, une origine proprement humaine et intérieure ; elle porte un caractère stoïcien. – Il y a plus. Le soldat est sous commandement, subpotestate constitutus ; il obéit aux ordres d’autrui. Mais, pour l’exécution de ces ordres, il est confié à lui-même. Il ne peut compter que sur lui pour affronter les obstacles élémentaires qui se rencontrent en toute campagne : les privations, les intempéries, la fatigue, et surtout le péril de mort. Ramené aux nécessités éternelles et simples de notre condition, il prend nécessairement conscience de n’être qu’un représentant de la condition humaine, dont la vie vaut exactement celle d’un de ses semblables. Si étrange que cela semble, l’armée, qui ne tient que par la hiérarchie, est une admirable école d’égalité. Rien n’égalise comme le péril de mort, voire comme le souvenir du péril de mort.
J’en ai eu le sentiment très vif, dernièrement encore. On remettait, dans mon village, une médaille à un ancien combattant de Verdun ; un vrai soldat, ai-je besoin de le dire ? Quelques camarades étaient venus des villages voisins. Après la cérémonie, nous nous réunîmes autour d’une table. Nous étions là une dizaine d’hommes, d’environ soixante-dix ans. Nous ne nous connaissions guère et nous ne parlions presque pas ; mais nous étions heureux d’être ensemble, et nous sommes restés longtemps. Nous étions unis par quelque chose de très fort que nous aurions eu du mal à nous expliquer. Nous revivions, à notre insu, l’admirable parole de Chateaubriand : les soldats sont frères. Cela tenait, j’en suis persuadé, au fait que nous avions été, à peu près en même temps, exposés à la mort ; nous ne l’avions pas oublié, et le souvenir nous faisait égaux. Ainsi se retrouve, au cœur des vieux soldats, cette idée d’égalité que les Stoïciens ont si bien dégagée.
Si le Stoïcisme est une grande doctrine, à laquelle on revient toujours en temps d’épreuves, c’est qu’elle a touché l’homme non seulement au centre de sa nature raisonnable, mais au centre de son existence personnelle par laquelle il est confié à lui-même et tenu de prendre en charge son destin. Nous avons vu plus haut l’importance de la notion d’oikeiôsis (commendatio sibi) où s’associent la solidarité avec l’univers et la responsabilité individuelle. Le Stoïcisme reconnaît à l’homme un pouvoir en rapport avec cette condition : pouvoir presque sans limites de s’aider soi-même, par un bon usage de ses pensées et par l’exercice d’une volonté libre. Ce faisant, il a rendu grand service à un être qui n’est, par nature, que trop porté à l’inquiétude. En le confiant à lui-même, en lui donnant confiance en lui-même, en l’obligeant à regarder de côté de sa force, il l’a mis sur la bonne route. – Sans doute est-il regrettable que l’influence stoïcienne ait cessé d’être prédominante au milieu du XVIIe siècle. Certes, il n’est pas question de contester les bienfaits du Christianisme. On peut penser cependant qu’il nous a donné un sentiment excessif de notre misère et de notre impuissance. Chacun devient ce qu’il se croit et ce qu’on le croit. L’expérience prouve même qu’il peut davantage qu’il ne croit. Le tout est de se mettre à l’épreuve et à l’œuvre. Malheureusement, c’est ce qu’on hésite à faire de plus en plus. L’homme d’aujourd’hui se représente la société comme un système d’assurances grâce auquel il pourra compter sur tout, excepté sur lui. Or, aucune puissance au monde ne peut le dispenser de compter sur lui, pour l’essentiel. Nous avons vu que rien ne peut dispenser l’enfant de l’effort nécessaire pour s’instruire. A plus forte raison, l’homme ne peut-il être dispensé d’apprendre à vivre, à souffrir et à mourir : ce que le soldat apprenait à la guerre ; ce que nous avons appris par les temps difficiles que nous avons traversés. Vient toujours une heure où il faut vivre au plus près de soi et se dire, comme Ulysse : « Courage, ô mon coeur ; c’est à toi qu’il appartient de supporter cette épreuve. »
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Pour les raisons que nous avons essayé d’indiquer, le Stoïcisme est une de ces doctrines dont on peut penser qu’elles sont de tous les temps et qu’elles ne cesseront jamais d’être actuelles. N’omettons pas de dire, à ce propos, que les hommes retrouveront toujours des forces en revenant vers ceux qui, dès le commencement des temps, ont su dégager les traits essentiels de notre condition et formuler nos espoirs permanents. Il est bon de le rappeler, car l’ampleur et la rapidité des transformations qui s’accomplissent ont fait croire à d’aucuns que les leçons du passé n’étaient plus valables. C’est oublier que le problème qui nous est posé n’a pas été modifié dans ses grandes lignes. Quel que soit le siècle où la vie nous est donnée, il s’agit toujours d’en bien user. C’est pourquoi les enseignements et les exemples des sages contiennent quelque chose d’éternel. Un grand philosophe a pu soutenir, dernièrement, que les problèmes de l’âge atomique ne seraient résolus que grâce à une révolution morale, pas tellement différente de celle que Socrate avait entreprise. A une telle révolution, chacun sent que la philosophie stoïcienne peut aussi beaucoup contribuer. Les devoirs et les pouvoirs que le Stoïcisme a reconnus chez l’homme sont encore d’actualité. Ils n’ont pas moins de valeur aujourd’hui qu’autrefois. Ils ont seulement plus d’exigences et plus de dimensions.