« La Nature nous a créé parents, nous tirant des mêmes principes, et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour fraternel et nous a fait sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable : que soit dans nos cœurs et sur nos lèvres, ce qu’écrit le poète : ‘‘Etant homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger.’’ Montrons-nous solidaires les uns des autres, étant faits pour la communauté. » — Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 95, 52-53.
Ces dernières années écoulées ont constitué un sérieux test de notre sens de la communauté, que ce soit au niveau personnel, sociétal ou professionnel. Les circonstances sanitaires nous ont amené à faire évoluer nos manières de travailler mais ont également altéré la forme et la nature de nos relations, amenant une distanciation aussi bien physique que psychique, distendant des liens établis par le passé au sein de notre société mais également sur notre lieu de travail, pour certains quasi familiaux ou amicaux.
« Un rameau ne peut pas être coupé d’un rameau contigu sans être aussi coupé de l’arbre tout entier. De même, l’homme séparé d’un seul homme est aussi détaché de la communauté tout entière. Néanmoins, si le rameau est détaché par quelqu’un, c’est l’homme lui-même qui se sépare lui-même de son prochain, en le prenant en haine et en aversion, tout en ignorant qu’il s’est en même temps retranché lui-même de la collectivité tout entière. Toutefois, il a reçu de Zeus, l’organisateur de cette communauté, ce privilège : c’est qu’il nous est permis de nous rattacher de nouveau à notre voisin, et de redevenir à nouveau une des parties qui constituent l’ensemble. Si pourtant cette séparation plusieurs fois se répète, l’union, pour ce qui s’en détache, est plus malaisée à refaire et plus difficile à rétablir. Somme toute, le rameau qui a toujours cru avec l’arbre et continué de respirer avec lui, n’est pas comparable à celui qui, après en avoir été séparé, y a été de nouveau greffé, quoi que disent les jardiniers. Il faut donc croître sur le même tronc, mais non pas en conformité d’opinion. » – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XI, 8.
Pour autant, il serait injuste de demander à la société d’accomplir seule ce qu’il revient à celles et à ceux la constituant d’initier car c’est à chacun et chacune d’entre-nous de faire l’effort de vouloir se greffer à nouveau sur le tronc commun, pour reprendre la métaphore utilisée par Marc Aurèle. Aussi, pour paraphraser sans aucune gêne un autre dirigeant célèbre, à savoir John F. Kennedy : « Ne demandez pas ce que la société peut faire pour vous ; mais ce que vous pouvez faire pour la société ». La société sera ce que nous en ferons collectivement, même si cela est réalisé à partir d’initiatives individuelles. Cela d’autant que, faisant toutes et tous partie de cette entreprise, le souci de soi passe immanquablement par le souci des autres, et que notre intérêt réside donc aussi dans celui des autres.
« Non, tes intérêts sont les miens. Autrement, si de tout ce qui se rapporte à toi je ne fais mon affaire, je ne suis pas un ami. Tout est indivis entre nous par la vertu de l’amitié. Point de succès pour toi seul, point de malheur non plus : on vit en communauté. Nul, au reste, ne peut couler ses jours dans le bonheur qui ne considère que soi, qui tourne toutes choses à sa propre commodité. Vis pour autrui, si tu veux vivre pour toi. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 48, 2.
Moins de présentiel, autant de relationnel : une dissociation utopique entre vie professionnelle et personnelle ?
Parmi les changements intervenus dans le milieu professionnel, le déploiement massif du télétravail est un fait notable. Au moment des confinements, le challenge était de réussir à séparer vie professionnelle et vie personnelle, alors qu’aujourd’hui l’un des avantages mis en avant par celles et ceux qui pratiquent majoritairement et régulièrement le télétravail est de pouvoir privilégier ainsi sa vie personnelle. Il n’est pas question ici de remettre en cause ce gain évident, mais cette dissociation entre vie professionnelle et vie personnelle me semble pour le moins artificielle, si ce n’est même illusoire, voire même contre-productive lorsque le sentiment d’appartenance à un groupe partageant un objectif commun est recherché.
« De la même façon que tu es un complément de l’organisme social, que chacune de tes actions soit un complément de la vie collective. Toute action donc qui ne se rapporterait pas, soit de près, soit de loin, à une fin commune, désorganise la vie de la cité, ne lui permet pas d’être une et revêt un caractère séditieux, tout comme un citoyen qui, dans un groupe, fait bande à part et se sépare de la concorde requise. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre IX, 23.
Bien sûr certaines activités personnelles sont strictement séparées du cadre professionnel, pour autant certains pans de nos vies personnelles ont vu leur genèse d’abord dans ce cadre où des collègues sont finalement devenu(e)s des ami(e)s. Pouvoir rencontrer certaines et certains de nos collègues dans un cadre hors professionnel permet également de mieux les cerner et apprécier, et ainsi de favoriser les échanges professionnels et les actions consolidant cet esprit collaboratif.
« Ai-je fait acte utile à la communauté ? Je me suis donc rendu service. Aie toujours et en toute occasion cette maxime à ta portée, et ne t’en dépossède jamais. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre XI, 4.
La présence physique intermittente sur le lieu de travail réduit les interactions entre collègues et limite les possibilités de moment de convivialité participant à la cohésion et à la création d’une communauté d’intérêts avec un objectif partagé, pouvant de fait s’étendre en-dehors du seul temps et lieu professionnel, mais favorisant par effet rétroactif une meilleure collaboration entre collègues. Si les outils à notre disposition permettent sans aucun doute la bonne réalisation de notre travail, l’interaction au travers d’un médium informatique ne remplacera toutefois jamais celle qualitative et expérientielle en présentiel.
« Si nous sommes contents d’avoir les portraits de nos amis absents, par les souvenirs qu’ils renouvellent, si cette consolation mensongère et vaine allège le regret d’être loin d’eux, comme une lettre nous réjouit davantage puisqu’elle apporte des marques vivantes de l’absent, l’empreinte authentique de sa personne. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 40, 1.
Personne n’est irremplaçable ?
« La nature universelle a pour tâche de transporter là celui qui est ici, de le transformer et de l’enlever de là pour le porter ailleurs. Tout est changeant, mais tout est habituel, et il n’y a pas à craindre qu’il y ait du nouveau, les répartitions sont équivalentes. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre VIII, 6.
Si le télétravail ne constitue qu’une absence temporaire de certain(e)s collègues, une mutation ou un changement de poste devient une absence prolongée devant être à terme compensée. Rien d’anormal ni de particulièrement inattendu dans la survenue de ces évolutions professionnelles, mais elles peuvent parfois laisser un peu seul(e)s et démuni(e)s des collaboratrices et collaborateurs devant compenser le départ d’un(e) collègue le temps de trouver et former un(e) remplaçant(e) pour l’amener à un niveau d’autonomie suffisant.
« Ne nous rappellerons-nous pas ce que nous avons entendu de la bouche des philosophes ? À moins que nous ne les ayons écoutés comme on écoute des enchanteurs, quand ils disaient que ce monde est une seule cité, que la substance dont il est fait est une, qu’il y a nécessairement un retour périodique et un échange mutuel des places, certaines choses étant détruites et d’autres venant à l’existence, certaines restant à la même place et d’autres se mettant en mouvement. Ils disent encore que tout est plein d’amis : de dieux d’abord, puis d’hommes, que la nature a unis les uns aux autres comme les membres d’une famille ; que les uns doivent vivre ensemble et les autres se séparer, se plaisant en compagnie de ceux qui vivent avec eux, supportant sans peine d’être séparés de ceux qui les quittent. » – Épictète, Entretiens, Livre III, 24, 9-11.
Enfin, stade ultime de l’absence professionnelle, celle permanente intervenant au moment de la retraite d’un(e) collègue. Là encore, il ne s’agit que d’une étape naturelle dans une carrière menée au terme de sa durée, mais dont l’importance peut être perçue très différemment selon la manière dont cette vie professionnelle a justement profondément modifié ou non la vie personnelle de la personne prenant sa retraite.
« Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé de toutes choses. Aussitôt, en effet, qu’une chose est en vue, elle est entraînée ; une autre est-elle apportée, celle-là aussi va être emportée. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre IV, 43.
Cette empreinte que leur carrière professionnelle aura inscrite dans leur vie personnelle se traduira sans doute également par la marque qu’ils ou elles laisseront comme collègues et/ou ami(e)s chez les collaboratrices et collaborateurs les ayant côtoyé(e)s depuis de nombreuses années ou juste pour un court intervalle, mais devant poursuivre dorénavant leur chemin sans elles ou sans eux.
« Rien ne ranime et ne restaure un malade comme l’affection de ses amis ; rien ne retranche mieux de la pensée l’attente et l’appréhension de la mort. Je ne m’imaginais pas mourir, puisque je les laissais après moi. Il me semblait en vérité, que je vivrais en eux, sinon avec eux. Je ne croyais pas rendre l’âme, mais la leur remettre en dépôt. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 78, 4.
Des irremplaçables, il y en a plein les cimetières : du fait de dire avant l’importance que les gens prennent, tant qu’il est encore temps.
« Ou tu vis ici, et déjà tu en as l’habitude ; ou tu vas ailleurs, et tu l’as voulu ; ou tu meurs, et tu as terminé ta fonction. Hors de là, il n’y a plus rien. Aie donc bon courage. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre X, 22.
Au-delà de l’absence permanente à la suite du départ en retraite d’un(e) collègue, il y a l’absence définitive occasionnée par une disparition. C’est malheureusement souvent à ce moment tardif que la prise de conscience de la véritable valeur que représentait cette personne se concrétise douloureusement et irrévocablement.
« Cesse d’interpréter à mal un bienfait de la Fortune : elle a repris, mais elle avait donné. Jouissons à plein cœur de nos amis, puisque la durée d’un pareil bonheur échappe aux prévisions humaines. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 63, 7-8.
Faut-il vraiment attendre le départ permanent ou définitif d’un(e) collègue et/ou ami(e) pour prendre conscience de sa valeur et de son importance, et alors regretter de n’avoir pas eu l’occasion de lui exprimer notre gratitude ? Peut-on se rendre compte de la véritable valeur des personnes que nous fréquentons avant de la découvrir au moment même où elles nous sont soustraites ? Comment alors savoir apprécier à une juste valeur leur présence et être reconnaissant de pouvoir en bénéficier ? La gratitude doit-elle donc commencer par l’anticipation de leur perte ?
« Si tu avais fait la plus grande des pertes, celle d’un ami, tu devrais t’efforcer d’être plus content de l’avoir possédé, que fâché de l’avoir perdu. […] Et pourquoi te désoles-tu de l’avoir perdu, s’il ne te sert de rien de l’avoir possédé. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 99, 3-4.
Il me semble effectivement que ce n’est qu’en contemplant la perte que l’on peut vraiment apprécier la possession de certaines choses ou la présence de certaines personnes, la gratitude n’arrive pas quand on considère les choses comme allant de soi. C’est justement cette gratitude qui nous laisse alors satisfait de céder le contrôle à ce que le monde a déjà retiré de notre contrôle de toute façon.
« On peut cesser d’avoir, on ne cesse jamais d’avoir eu. Ingrat qui pense ne rien devoir pour ce qu’il avait reçu, lorsqu’il ne l’a plus. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 98, 11.
Ce constat devrait alors nous inciter à exprimer notre reconnaissance et gratitude envers ces collègues et/ou ami(e)s avant qu’ils ou elles ne s’absentent, et ce même temporairement, et encore plus impérativement avant de risquer de les perdre de manière permanente ou définitive.
Je souhaite donc que cette nouvelle année 2023 nous offre l’opportunité de renouer des liens fraternels et amicaux. Pour cela, je ne peux que vous inviter à ne pas attendre la disparation d’un(e) ami(e) ou le départ d’un ou d’une collègue pour exprimer votre reconnaissance de ces compétences et qualités, ainsi que l’appréciation que vous avez de collaborer avec elle ou lui et de les côtoyer au quotidien. Mais avant tout, faites preuve de bienveillance envers vos ami(e)s et collègues, car nous formons, au-delà de ces communautés, une communauté d’êtres raisonnables et sociables, et celles-ci s’inscrivent mutuellement dans un esprit d’entraides et d’objectifs partagés.
Illustration : Adam Scott incarnant Mark Scout, chef de l’équipe macrodata refinement chez Lumon Industries, dans la série télévisée Severance (Apple TV+ – 2022) réalisée par Ben Stiller.