Des métaphores pour identifier le bien et s’en souvenir

Ce qui me frappe particulièrement dans le stoïcisme est le fait que ses préceptes de base sont à la fois le produit de ce que l’on peut appeler le bon sens, d’un côté, et un trésor culturel d’un abord difficile par certains aspects, de l’autre.

A regarder de plus près, la morale stoïcienne offre l’impression d’un formidable paradoxe : d’un côté ces préceptes paraissent être de véritables truismes d’une fadeur déconcertante (distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, par exemple), de l’autre le stoïcisme pousse ses prémisses jusqu’à leurs ultimes conséquences, offrant des conclusions pratiques d’une exigence et d’une radicalité rencontrées dans peu d’autres théories normatives.

De ce paradoxe, émerge, à mes yeux, un important pouvoir de suggestion : les stoïciens ne se privent pas d’user abondamment de métaphores, c’est-à-dire d’illustrations tirées du quotidien, afin de guider la réflexion éthique du particulier au général et de retenir la complexité d’une pensée riche en thèses et arguments éloignés des croyances les plus partagées, dans l’Antiquité comme en notre temps.

Il y a donc, selon moi, deux fonctions à l’usage de métaphores par les auteurs stoïciens. Premièrement, guider la pensée des prémisses, que sont les principes généraux et les observations simples et factuelles du quotidien, vers les conclusions pratiques qui s’imposent. Secondement, ces métaphores permettent à l’aspirant à la sagesse de se souvenir quels préceptes utiliser selon les situations données pour, finalement, garder le bien à l’esprit et agir en accord avec ce dernier.

Pour illustrer cet usage stoïcien de la métaphore, je vous propose les deux extraits suivants :

« Rappelle-toi : il faut te conduire comme dans un banquet. Le plat qu’on passe à la ronde est arrivé près de toi : tends la main, prends ta part avec mesure. Il t’échappe : ne le retiens pas. Il n’est pas encore là : ne projette pas à l’avance ton désir, mais attends qu’il arrive près de toi. Ainsi avec tes enfants, ainsi avec ta femme, ainsi avec le pouvoir, ainsi avec la richesse ; et tu seras un jour digne de boire avec les dieux. (…) »

Arrien, Manuel d’Épictète, 15, Traduit par Emmanuel Cattin

« Rappelle-toi : tu es acteur dans un drame, un drame tel que le veut l’auteur : court, s’il veut court ; long, s’il veut long ; s’il veut que tu joues un mendiant, c’est pour que, celui-là aussi, tu le joues avec talent, de même s’il s’agit d’un boiteux, d’un magistrat, d’un simple particulier. Ce qui te revient en effet, c’est de bien jouer le rôle qui t’a été donné ; mais le choisir, c’est l’affaire d’un autre. »

Arrien, Manuel d’Épictète, 17, Traduit par Emmanuel Cattin

Ces deux métaphores, utiles à l’identification, à la mémorisation et à l’intériorisation de préceptes prudentiels et moraux, indiquent des similitudes entre le comportement attendu dans une situation donnée connue, socialement normée (le banquet et ses pratiques, le jeu d’acteur dans un drame), d’un côté, et des normes prudentielles et morales valables au-delà de la situation présentée, de l’autre. Ainsi, pour le dire d’une façon brute et directe, la première métaphore nous apprend que « la bonne conduite dans la vie est similaire à la bonne conduite dans un banquet ». La seconde avance que « notre rôle dans le monde n’est pas de notre ressort, de manière similaire au rôle joué par un acteur dans un drame ».

Cependant, il y a un second point commun entre les deux extraits. Les deux métaphores parlent d’un même thème : la thèse selon laquelle il existe deux systèmes de valeurs distincts. En effet, elles illustrent, dans les deux cas, la façon dont il convient de déployer nos efforts pour obtenir des biens extérieurs et cultiver la vertu. Le premier système de valeurs concerne des biens extérieurs et relatifs, qu’il est naturel de préférer aux maux qui les opposent. Ainsi, une personne a de bonnes raisons de préférer la santé, la force et la richesse à la maladie, la faiblesse et la pauvreté, par exemple. Le second système de valeurs concerne quant à lui le bien, intérieur et absolu, autrement dit, la vertu.

Or ces deux systèmes de valeurs sont bien distincts, mais ils ne sont pas indépendants pour autant. Il existe une hiérarchie entre eux, dans la mesure où tout doit être fait pour développer et préserver le bien véritable du second système, alors que les biens relatifs du premier système ne peuvent être poursuivis et conservés que si cela ne compromet pas le bien absolu, la vertu. Servons-nous dans le plat qui passe quand il est à notre portée, jouons le rôle que les circonstances nous ont attribué, tout ceci sans compromettre notre intégrité intérieure. Si le maintien des biens relatifs et le maintien du bien absolu venaient à devenir, dans une situation donnée, concurrentiels, alors les biens relatifs doivent pouvoir être abandonnés sans remord au profit du bien véritable. Le sage accompli est alors capable, lorsque les circonstances le demandent, de préférer la pauvreté à la richesse, par exemple, si l’acquisition ou la conservation de cette richesse entre en conflit avec sa possession de la vertu.

Les mêmes métaphores permettaient donc autant à un novice de donner du sens par l’illustration à une thèse d’un abord difficile, à un progressant de mémoriser un précepte grâce à un exemple parlant pour un usage ultérieur face à une situation nouvelle ou complexe, à un pratiquant avancé à expliciter les prémisses et les conclusions complétant la scénette décrite. Dans ce dernier cas, les ”antécédents” (ou prémisses) et les ”conséquents” (ou conclusions pratiques) à ces métaphores étaient certainement facilement reconstitués à force de mémorisation et de rencontres avec de nombreuses reformulations plus ou moins imagées des thèses centrales de l’école. Selon moi, les deux métaphores discutées consistent en une variation de la célèbre maxime, attribuée sans certitude à Épictète, « Endure et abstiens-toi. » Si la métaphore qui souligne la similitude entre la conduite dans la vie et la conduite dans un banquet évoque l’exigence d’abstention face à des biens relatifs qui ne sont pas ou plus à notre portée, la métaphore qui souligne la similitude entre notre rôle dans le monde et le rôle d’un acteur dans un drame évoque l’exigence de supporter, endurer ce qui ne dépend pas de nous.

Les actes de s’abstenir de faire le mal et d’endurer une situation au profit du bien sont en principe complexes à distinguer. Néanmoins, nous détectons une tonalité négative dans la métaphore du banquet, où la bonne action consiste à renoncer à des attitudes favorables envers des choses, alors que nous détectons une tonalité positive dans la métaphore du drame, où la bonne action consiste à assumer les circonstances sans attention inutile pour nos attitudes défavorables à leur égard. Dans le premier cas, les attitudes positives envers certains biens extérieurs et contre-productives au bien absolu doivent être supprimées, dans le second cas, les attitudes défavorables à certains maux extérieurs et contre-productives au bien absolu doivent être supprimées.

Comme j’apprécie autant les graphiques synthétiques que les métaphores, je propose de terminer cette petite étude de nos deux métaphores par une synthèse visuelle sous forme de tableau. Il s’agit bien sûr d’une façon possible parmi d’autres d’interpréter et de présenter les deux métaphores discutées.

MétaphoreThèse illustréePrémissesComportement requisConclusion pratique
La conduite dans la vie est comme la conduite dans un banquet.Il existe deux systèmes de valeurs distincts et entre eux hiérarchisés : celui des biens relatifs et celui du bien absolu.1. Il y a des biens qui sont préférables aux maux opposés (ex : santé vs maladie). 2. Ces biens préférables sont relatifs et deviennent indifférents s’ils sont en concurrence avec le bien absolu, la vertu. 3. Il faut distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. 4. L’acquisition et le maintien de la vertu dépend uniquement de soi. L’acquisition et la préservation de biens relatifs ne dépend pas uniquement de soi.  Accueillir ce qui vient, sans retenir indûment ce qui s’éloigne.Abstiens-toi de retenir ce qui ne peut l’être qu’au risque de compromettre ton accès à la vertu.
Notre rôle dans le monde est comme un rôle d’acteur dans un drame.Il existe deux systèmes de valeurs distincts et entre eux hiérarchisés : celui des biens relatifs et celui du bien absolu.1. Il y a des biens qui sont préférables aux maux opposés (ex : santé vs maladie). 2. Ces biens préférables sont relatifs et deviennent indifférents s’ils sont en concurrence avec le bien absolu, la vertu. 3. Il faut distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. 4. L’acquisition et le maintien de la vertu dépend uniquement de soi. L’acquisition et la préservation de biens relatifs ne dépend pas uniquement de soi.  Faire sa part, sans chercher à changer ce qui n’est pas de notre ressort.Endure ce que tu ne peux pas changer pour te concentrer sur l’exercice de la vertu.

Que conclure de cette brève exploration de la métaphore dans le stoïcisme ? J’aurais pu, bien évidemment, choisir d’autres extraits et d’autres thèses philosophiques que celles présentées ici. Sans prétendre clore le sujet, je pense que le succès du stoïcisme tient, en partie du moins, à la capacité de ses promoteurs romains d’user de contrastes saisissants entre des thèses et des arguments philosophiques souvent radicales, parfois arides, d’un côté, et du pouvoir d’évocation et de persuasion des métaphores, de l’autre. Le philosophe opposé à certaines de ces thèses et certains de ces arguments doit redoubler d’ingéniosité pour, non seulement, les contrer, mais encore contrebalancer la force évocative et persuasive du savoir-faire rhétorique, au sens noble, des membres de l’école du Portique. Peut-être que quelques graphiques pourraient l’y aider ?


Crédits: Photo de Sergi Dolcet Escrig sur Unsplash

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