Qu’est-ce qu’une chrie?

Pierre Chiron, dans son Manuel de Rhétorique, propose une définition détaillée de la chrie, et insiste sur l’utilité morale de celle-ci. Nous reproduisons ici un extrait de la section qu’il consacre à ce genre littéraire hérité de la tradition gnomique grecque[1].


“Le mot « chrie » (en grec chreia, « utilité ») est intraduisible, sans équivalent exact en français, ni en latin d’ailleurs : Quintilien le reprend tel quel (chria). On perdrait son temps à le traduire : sentence ? – mais la sentence existe et ne se confond pas avec la chrie ; anecdote ? dit mémorable ? Aucun de ces équivalents ne convient. Il s’agit d’un microgenre composite hérité de la tradition gnomique grecque (les maximes et autres sentences des sages, comme « Rien de trop », « Connais-toi toi-même », « Suis dieu ») revisitée par la philosophie, notamment la philosophie cynique, dont l’enseignement passait moins par la parole que par des actes signifiants accomplis par, ou prêtés à, Diogène de Sinope ou Cratès de Thèbes, soulignés ou non par une phrase bien sentie.

La scrupuleuse définition de Théon, compliquée par un travail de discrimination par rapport aux formes proches, la sentence et le mémorable, confirme le caractère à la fois condensé et composite de la chrie, mais fournit aussi un noyau définitionnel relativement clair : pour faire une chrie, il faut a) un personnage célèbre, b) un acte ou une parole, c) qui soi(en)t signifiant(e)(s) et/ou remarquable(s) :

La chrie est une assertion ou une action brève et avisée, rapportée à un personnage défini ou à l’équivalent d’un personnage ; en sont voisins la maxime et le mémorable : en effet toute maxime brève rapportée à un personnage produit une chrie, et le mémorable est une action ou une parole moralement instructives. On a entre la maxime et la chrie les quatre différences suivantes : la chrie est toujours rapportée à un personnage, la maxime ne l’est pas toujours ; la chrie asserte tantôt le général, tantôt le particulier, la maxime seulement le général ; en outre, la chrie n’est parfois qu’un trait d’esprit sans aucune incidence morale ; quatrièmement la chrie est une action ou une parole, la maxime seulement une parole. Le mémorable se distingue de la chrie par les deux traits suivants : celle-ci est brève, le mémorable est parfois étendu ; celle-ci est rapportée à des personnages, le mémorable peut être rapporté isolément.

Aphthonios n’entre pas dans toutes ces considérations, il nous apprend plus simplement que « la chrie est une brève anecdote rapportée à un personnage dont elle montre l’à-propos. Son nom de chrie lui vient de son utilité ».

Les termes grecs pour « avisée » chez Théon ou « à-propos » chez Aphthonios sont dérivés du verbe stokhazesthai, qui dénote la capacité philosophique d’atteindre sa cible, de faire mouche. Ce sont en effet des concentrés de sagesse, et en cela utiles, mais souvent drôles, qui choquent et surprennent dans un premier temps, puis restent dans la mémoire pour leur justesse. Un rhéteur de l’époque hellénistique, Démétrios, définit ainsi ce qu’il appelle le « tour cynique » :

Il y a de la drôlerie dans le sens apparent, mais de la puissance dans l’intention cachée. En somme, pour le dire d’un mot, la caractéristique propre du « tour cynique » est de ressembler à un chien qui frétille à la fois et qui mord[2].

La chrie est tantôt de parole : « Platon a dit que c’était la sueur et la peine qui faisaient pousser les plants de la vertu », « Isocrate a dit que les racines de l’éducation sont amères, mais que les fruits en sont doux », « Pittacos de Mytilène [l’un des sept sages de la Grèce], à qui l’on demandait si une mauvaise action pouvait rester cachée aux dieux, répondit : ”Non, pas même une mauvaise intention.” »

Elle peut aussi se condenser dans un acte signifiant : « Pythagore, à qui l’on demandait combien de temps durait la vie d’un homme, se montra brièvement puis se cacha » ; « Un Lacédémonien, à qui l’on demandait où étaient les frontières de son pays, montra la pointe de sa lance ».

Elle peut aussi être mixte, associant un acte à une parole, comme celle-ci : « A la vue d’un jeune homme indiscipliné, Diogène frappa son pédagogue en disant : “Mais qu’est-ce que c’est que cette éducation ?” »

[…]

Compétences visées

Pour Théon, la chrie vaut pour les progrès moraux qu’elle induit, et parce qu’elle exerce elle aussi au discours. Sur le plan moral, il y a beaucoup à dire : comme on l’a entrevu dans les exemples donnés, la tradition cynique a marqué le travail sur la chrie au coin de la liberté de parole, voire d’une certaine crudité, qui se mêle au pragmatisme qu’on a observé dans la fable. Ceux qui s’effarouchent d’une éducation trop sage n’ont rien à craindre ici, mais bien plutôt les oreilles trop chastes.”

Fin de l’extrait


Pour aller plus loin

Dans le contexte philosophique stoïcien, les formules brèves ont une importance relativement forte. La création et la mémorisation de chries s’intègre donc parfaitement dans l’usage stoïciens des maximes, sentences et autres formules brèves. Donald Robertson, dans un article présentant ce que les stoïciens ont réellement dit, propose une liste assez longue de formules stoïciennes, en précisant pour chacune d’elles leur signification philosophique. De même, dans un article consacré à l’usage philosophique des maximes, Maël Goarzin expose l’importance de ces maximes chez Marc Aurèle et, de manière générale, dans le mode de vie philosophique.

Delphine Verbauwhede, dans son commentaire continu des Lettres à Lucilius, évoque également l’intérêt des chries pour les progressants et les personnes extérieures à la philosophie. Dans sa Lettre 33, Sénèque, à la demande de Lucilius, évoque en effet les sentences, que les grecs appellent chries. Pour Sénèque, les sentences permettent notamment aux philosophes débutants et aux non-philosophes de se remémorer les principes stoïciens : « on se grave, en effet, plus facilement dans l’esprit les préceptes isolés, concis et montés en formules comme des vers » (Lettres à Lucilius, 33, 6). Mais se souvenir des belles paroles des stoïciens du passé ne suffit pas, pour Sénèque: l’essentiel est de mettre en pratique ce que ces sentences expriment, et de s’approprier leur contenu pour suivre son propre cheminement philosophique (Lettres à Lucilius, 33, 7-11).

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, membre fondateur et secrétaire de Stoa Gallica, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

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