
Cet article est la traduction française d’un article de Anthony Long intitulé « Stoicisms Ancient and Modern« , publié sur le site de Modern Stoicism. Traduction de l’anglais par Véronique Falzon. Relecture par Maël Goarzin. Il s’agit de la transcription d’une conférence donnée par A. A. Long lors de la Stoicon 2018.
Arthur Anthony Long est Professeur émérite de lettres classiques et de philosophie à l’Université de Californie – Berkeley. Ses écrits sur la philosophie hellénistique ont apporté des contributions significatives au domaine depuis plus d’un demi-siècle. Ses derniers ouvrages sont How to be Free: An Ancient Guide to the Stoic Life (2018), Greek Models of Mind and Self (2015) et Selfhood & Rationality in Ancient Greek Philosophy: From Heraclitus to Plotinus (2022).
Les stoïcismes antique et contemporain
par Anthony Arthur Long
Bonjour à tous ! C’est ma première participation à la Stoicon – ma première rencontre avec des personnes sérieusement engagées à vivre une version moderne du stoïcisme antique au quotidien. C’est un plaisir d’être ici et d’avoir l’opportunité de partager quelques réflexions stoïciennes avec vous. Je suis véritablement impressionné et ravi de voir à quel point cet évènement et le mouvement du « stoïcisme contemporain » se sont développés, touchant positivement tant de vies. Les récits et observations rassemblés dans les anthologies Stoicism Today de Patrick Ussher sont une source d’inspiration. Ils témoignent magnifiquement de l’adaptabilité des enseignements stoïciens antiques aux conditions et défis contemporains.
Cet événement aurait été inimaginable lorsque j’ai commencé à étudier le stoïcisme antique, il y a plus de cinquante ans. Mon intérêt pour les stoïciens à l’époque était purement académique. Je m’étais passionné pour la philosophie durant mes années de lycée. Quelques années plus tard, grâce à une série d’heureux hasards, je me suis retrouvé à enseigner les lettres classiques et la philosophie antique à la lointaine Université d’Otago, en Nouvelle-Zélande. L’une de mes premières missions fut de donner un cours de deuxième cycle sur les Tusculanes de Cicéron, notre meilleure source conservée sur la théorie des émotions des stoïciens de l’Antiquité (un sujet désormais brillamment analysé par Margaret Graver, qui a pris la parole lors de la Stoicon l’an dernier à Toronto, et qui suscite un grand intérêt chez beaucoup d’entre vous). Alors que je réfléchissais à un projet de recherche à long terme, j’ai reçu ce conseil de David Furley, un excellent érudit et l’un de mes professeurs à l’UCL : « Vous devriez étudier le stoïcisme, car (en 1964) c’est l’école de philosophie antique la plus négligée de toutes. »
Comment cela ? Les gens avaient-ils cessé de lire Sénèque, Épictète et Marc Aurèle à cette époque ? Ces auteurs étaient encore lus, mais de manière occasionnelle et non systématique. Ce n’était donc pas un désintérêt général à leur égard que Furley m’avait incité à corriger. Les doctrines philosophiques des stoïciens romains dérivent entièrement des théories élaborées pour la première fois dans la Stoa athénienne, il y a plus de 300 ans. C’est cela – l’enseignement de ces remarquables immigrants parlant grec à Athènes, Zénon, Cléanthe et Chrysippe – que Furley avait en tête lorsqu’il qualifiait le stoïcisme d’école la plus oubliée. Les conditions obscures et aléatoires de la transmission de leurs idées expliquaient en partie pourquoi les fondateurs du stoïcisme avaient été négligés par les chercheurs. Mais il y avait aussi des raisons bien plus profondes, qui rendent votre Stoicon inimaginable il y a cinquante ans.
L’une des raisons était la croyance largement répandue, vers 1950, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, selon laquelle le stoïcisme antique n’avait aucun intérêt en tant que philosophie académique. Cette croyance s’est avérée totalement erronée : en matière d’éthique et de logique, les stoïciens antiques étaient en avance sur leur temps. Cependant, bien plus qu’un simple préjugé académique était en jeu, et l’est toujours. En dehors des universités également, le stoïcisme était devenu la Cendrillon de la philosophie antique. Les œuvres autrefois célèbres de Sénèque, Épictète et Marc Aurèle – les mêmes livres qui ont capté votre attention – étaient complètement passées de mode au milieu du XXᵉ siècle. Loin d’être considérés comme un guide de vie pratique intemporel, les écrits du stoïcisme romain étaient généralement réputés pour leur « monumentale platitude moralisatrice » (selon l’expression de Gerard Watson, en 1966). Ce que nous vivons actuellement, avec le renouveau stoïcien, est un changement de paradigme vraiment extraordinaire. Les stoïciens romains et le stoïcisme grec sont devenus l’un des sujets les plus en vogue, tant dans la philosophie que dans la culture populaire.
Comment et pourquoi cela s’est-il produit ? Il y a cinquante ans, personne ne parlait de « philosophies de vie », surtout pas dans la très pragmatique Grande-Bretagne (rappelez-vous la pièce No Sex Please, We’re British), ni du stoïcisme comme thérapie ou entraînement de l’esprit. Les auteurs qui ont ouvert la voie à Stoicism Today – tels que Foucault et Hadot en France, Stockdale, Nussbaum et Irvine aux États-Unis, Robertson au Royaume-Uni et au Canada – n’étaient même pas en vue à l’époque. À cette époque, aucun de nos travaux universitaires sur le stoïcisme n’était axé sur la pratique. Nous aimions analyser l’éthique, la physique et la logique stoïciennes, mais uniquement comme de magnifiques et fascinantes constructions intellectuelles. C’était extrêmement stimulant d’être à l’avant-garde de la redécouverte de la philosophie stoïcienne antique. Parallèlement, comme je travaillais aussi sur l’épicurisme et le scepticisme, on me demandait parfois laquelle des trois écoles je préférais pour moi-même. Ne soyez pas choqués par ma réponse légère : « Je suis stoïcien le matin quand j’écris, sceptique l’après-midi quand j’enseigne, et épicurien le soir quand je m’amuse. »
Il y a environ quarante ans, à la fin de l’ère soviétique, j’ai rencontré un journaliste hongrois qui m’a dit – je cite – que « le stoïcisme (entendant par là la Stoa antique) est la philosophie de notre époque. » À l’instar de Juste Lipse vers l’an 1600, ce journaliste voulait dire que la liberté intérieure, l’équanimité et la maîtrise de soi revêtent une signification et une urgence particulières lorsque le monde extérieur devient chaotique ou troublé, ou lorsque l’on a effectivement perdu sa liberté politique. À l’époque de cette rencontre, il restait encore raisonnable pour un Britannique ou un Américain de voir notre monde social et politique avec un certain optimisme, de penser globalement que les choses s’amélioraient ; c’était en tout cas mon état d’esprit. Aujourd’hui (O tempora, O mores), je partage l’opinion du journaliste hongrois : le stoïcisme est également la philosophie de mon époque. Je comprends donc parfaitement ceux parmi vous qui en sont arrivés à la même conclusion. En tant qu’enseignant et auteur, j’ai également vécu au quotidien avec Épictète (allant même jusqu’à donner des conférences sur lui à des prisonniers de la prison de San Quentin), si bien qu’à présent je me demande constamment : qu’est-ce qu’Épictète me dirait en ce moment ?
Il existe, bien sûr, de nombreux stoïcismes (au sens commun du terme), ainsi que de nombreuses façons d’aborder le stoïcisme antique (en tant qu’école de philosophie). Le stoïcisme au sens commun du terme n’a pas été inventé par Zénon lorsqu’il a commencé à enseigner dans la Stoa athénienne il y a 2300 ans. Faire de son mieux face aux épreuves, poursuivre un objectif avec persévérance, puiser dans les ressources intérieures de l’esprit et de la volonté, valoriser l’excellence du caractère : ces valeurs existaient déjà dans la culture grecque bien avant Zénon. L’« endurant et ingénieux » Ulysse d’Homère pourrait être considéré comme un héros stoïcien avant l’heure, tandis que Socrate, qui a été une source d’inspiration majeure pour Zénon (et dont la figure imprègne les écrits d’Épictète), est mort un siècle avant la fondation de l’école stoïcienne. Ou, pour un exemple de notre époque, prenez le stoïcisme au sens commun du terme exprimé dans la célèbre chanson d’Irving Berlin : « J’ai le soleil le matin et la lune le soir. Pas d’argent en banque, pas de manoir, pas de yacht, mais je suis heureux avec ce que j’ai. »
Quant au stoïcisme antique officiel, en tant qu’école de philosophie, il s’exprimait à travers de nombreuses voix, comme vous pouvez le constater en étudiant les philosophes stoïciens romains. Nous avons la rhétorique raffinée et l’esprit caustique de Sénèque, la brillance dialogique et les appels au réveil d’Épictète, ainsi que les méditations émouvantes et résolues de l’empereur Marc Aurèle. Ces trois auteurs se distinguent chacun par leur style et leur attrait singuliers. À partir de ces trois voix, nous pouvons remonter dans le temps pour découvrir d’autres voix marquantes du stoïcisme antique. Je pense au traitement éloquent de l’éthique pratique par Cicéron dans son De officiis, l’un des premiers livres imprimés en 1465, qui s’inspire étroitement des théories développées par le stoïcien Panétius. Je pense également au grand Hymne à Zeus de Cléanthe. Et enfin, au vibrant péan de Chrysippe à la loi naturelle et immuable de la droite raison.
Il y avait donc de nombreuses voix stoïciennes antiques, et de nombreuses variations de ton et d’accent. Elles nous encouragent à exprimer et à incarner le stoïcisme à notre manière. Elles ne présument pas que leurs lecteurs pourraient devenir un jour un sage, une personne parfaitement stoïcienne. Le stoïcisme antique était une philosophie du progrès, laissant à chaque individu la liberté d’essayer de faire de son mieux en fonction de sa personnalité, de ses aptitudes et des situations réelles de sa vie.
Cependant, les stoïciens antiques, malgré leur individualité et leurs circonstances de vie singulières, chantaient tous la même mélodie fondamentale. Ne vous laissez pas tromper par l’idée que j’ai parfois lue chez des auteurs modernes, selon laquelle le stoïcisme antique était entièrement éclectique, permettant de choisir des éléments et d’en rejeter d’autres. Les stoïciens grecs et romains étaient complètement d’accord sur trois principes doctrinaux réciproques : (1) la structure rationnelle et providentielle de l’univers, (2) le statut particulier, les responsabilités et les défis liés à la condition humaine (en tant qu’être doté de raison), et (3) notre potentiel inné et notre objectif – vivre bien ensemble en toutes circonstances. Ces principes communs étaient soutenus par trois grandes idées sur lesquelles j’ai choisi de me concentrer ici, dans l’ordre suivant : la vertu comme beauté suffisante au bonheur, l’utilité sociale, et la connexion cosmique.
La vertu comme beauté suffisante au bonheur
Nous sommes tous familiers avec l’affirmation des stoïciens antiques selon laquelle les vertus de caractère (la prudence, le courage, la justice et la modération) sont au cœur d’une vie humaine épanouie. On peut lire dans certains récits modernes du stoïcisme antique que la vertu est le « plus haut » bien. En réalité, non ! Cette proposition correspond à Platon et à Aristote, pas au stoïcisme. Platon et Aristote admettaient des biens de niveau inférieur – les biens du corps (santé, forme physique, etc.) et les biens liés aux circonstances extérieures (richesse, réputation, etc.). Les stoïciens étaient en désaccord. Les soi-disant biens de niveau inférieur sont naturellement attractifs et nécessaires à notre existence physique pure et simple, disaient-ils, mais ils ne sont pas absolument essentiels à nos vies, instants après instants, en tant qu’agents rationnels et autonomes. Si nous voulons être des stoïciens authentiques, je pense que nous devons accepter cette distinction nette entre la bonté et les autres valeurs, bien que cela soit difficile. (Est-ce compatible avec la philanthropie et le communautarisme sur lesquels les stoïciens antiques mettaient tant l’accent ? Gardez cette question à l’esprit, mais interrogeons-nous sur la doctrine selon laquelle la bonté n’est attribuée qu’à la vertu.) Les stoïciens antiques étaient formels : la vertu n’est pas le plus grand bien, elle est le seul bien. Loin d’être une querelle de détail, comme cette thèse pourrait le paraître à première vue, c’était un point de grande controverse entre les stoïciens et leurs rivaux philosophiques. C’était aussi le point qui marquait le plus nettement l’identité philosophique des stoïciens et qui les rendait spéciaux.
Comme Épictète le dit de manière si percutante dans les premières phrases du Manuel, les choses corporelles et extérieures « ne dépendent pas de nous », c’est-à-dire des choses sur lesquelles nous avons un contrôle total et que nous pouvons réaliser. Il n’y a pas de biens corporels et extérieurs dans le stoïcisme ; il n’y a que des biens mentaux et moraux. Épictète distingue entre les choses qui « dépendent de nous » (notre vie mentale et morale) et celles qui « ne dépendent pas de nous » (notre corps et les circonstances extérieures).
Cette distinction pourrait être notre héritage le plus important du stoïcisme antique. Elle fait de nous, en tant qu’individus, et non de la chance ou du destin, les principaux responsables de notre bonheur et de notre malheur. Elle limite la bonté humaine à l’excellence de l’esprit, de la motivation, de l’intention, du caractère et de la volonté – les choses qui dépendent de nous ; et elle limite également la méchanceté, de manière correspondante, aux choses qui dépendent de nous : à savoir, les déficiences de l’esprit, de la motivation, du caractère et de la volonté. Les choses qui ne dépendent pas de nous – telles que la santé, la richesse, la famille, le pays – ce sont des domaines dans lesquels les stoïciens doivent s’efforcer d’agir de la manière la plus efficace et bénéfique possible. [Plus sur ce point crucial, en temps voulu.] Mais le succès que nous devrions naturellement viser dans ces domaines, et que nous aimerions naturellement atteindre pour nous-mêmes et pour les autres, ne dépend pas de nous. Le succès dépend d’autres facteurs, au-delà de nos esprits, de nos motivations et de nos intentions individuelles (il dépend de choses comme notre santé physique et notre force, les personnes qui nous entourent, les circonstances impersonnelles et les accidents). Par conséquent, la réussite n’est pas en soi un bien, un mérite ou un bénéfice pour nous en tant qu’agents individuels.
Les stoïciens grecs ont exprimé la restriction de la bonté à la vertu par les mots frappants monon to kalon agathon, littéralement : « Seul ce qui est beau est bon ». Comment faut-il comprendre ces mots ? Qu’est-ce que la beauté a à voir avec la bonté, le bonheur et les vertus de caractère ? Les stoïciens disaient-ils qu’ils pouvaient ou devaient essayer de gagner des concours de beauté ? Si la compétition portait sur la beauté éthique, alors oui, absolument ! Selon les stoïciens antiques, la bonté et la beauté sont logiquement équivalentes. Cela signifie que l’on ne peut avoir l’un sans l’autre. La beauté et la bonté sont mutuellement impliquées et connectées. Est-ce que ce lien étroit rend la beauté et la bonté synonymes ? Pas du tout. Chaque terme garde son sens distinct, selon le lexique des stoïciens. La bonté désigne une fonction optimale, un bénéfice, agir de la meilleure manière. La beauté signifie un équilibre parfait et une symétrie, une complétude, rien de déplacé, une brillance ou un éclat.
L’éthique et l’esthétique sont indissociables dans ces réflexions. Épictète, comme d’habitude, a exprimé le point de manière mémorable : « En tant qu’être humain, tu n’es ni chair ni poils, mais prohairesis (volonté, choix, décision ou intention) ; si c’est la prohairesis qui atteint la beauté, alors tu seras beau » (Entretiens, III 1, 40). Le mot kalos, comme le contexte le montre, doit être traduit par « beau », et non par un mot moins frappant comme « honorable » ou « acceptable ». La vertu stoïcienne est belle parce qu’elle est parfaite ; et elle est bénéfique parce qu’elle bénéficie nécessairement et toujours à celui qui agit et à l’objet de son action. Chaque vertu individuelle est en harmonie avec toutes les autres. Selon le stoïcisme antique, on ne peut pas avoir une vertu sans avoir aussi les autres, être courageux, par exemple, et ne pas être aussi juste, équilibré et prudent. Les vertus des stoïciens – justice, courage, tempérance et prudence – embellissent leurs actions, et en embellissant leurs actions, les vertus bénéficient à ceux qu’elles affectent. Comment exactement embellissent-elles ?
L’idée centrale reliant la bonté et la beauté est l’harmonie. L’harmonie était au premier plan lorsque les premiers stoïciens ont formulé leur objectif de vie comme « vivre en accord » (homologoumenos), « ne pas être en conflit ». L’accord, disaient-ils, était avec la nature (physis), et les termes de cet accord étaient doubles : d’abord, être en harmonie avec son identité en tant qu’être rationnel, et ensuite, être en harmonie avec la nature extérieure ou la façon dont les choses se produisent selon les processus de la physique et de la biologie.
Je suis passé, dans le vocabulaire employé, de la bonté et du bénéfice à la beauté et à l’harmonie, mais rappelez-vous que ces termes se réfèrent tous à la même chose, à savoir la vertu et l’action vertueuse. De plus, le mot stoïcien pour l’harmonie, homologia, signifie également accord dans le sens politique d’un traité ou d’un pacte. Le cosmos stoïcien n’était pas un système mécaniste composé d’éléments inanimés, mais un vaste organisme animé, activé et structuré par une force rationnelle qu’ils appelaient Zeus ou divinité. En prônant l’harmonie avec la nature extérieure, les stoïciens concevaient le monde divinement animé et activé comme étant leur maison au sens large, ou leur communauté, et non seulement leur maison ou leur communauté, mais aussi leur gardien.
Vivre en harmonie avec la nature n’était pas simplement une métaphore pour faire face aux accidents de la fortune ; c’était approuver le cours naturel de la vie, de la naissance à la mort, comme un pacte ou un contrat que nous entreprenons implicitement avec les processus causaux du monde et les faits fondamentaux de la vie. Le pacte, comme le dit Sénèque, incluait la mortalité parmi ses termes, ou, comme le dit Épictète, le fait d’avoir un pied qui sera parfois boueux. Le pacte exigeait que nous nous soumettions volontairement au cours naturel/inévitable des événements, en acceptant qu’il y ait toujours un rôle à jouer de belle manière (kalos, encore ce mot d’Épictète) dans l’économie du monde.
Zénon trouvait des preuves de la providence divine dans la beauté exceptionnelle du monde (eximia pulchritudo), selon la traduction de Cicéron. Cette affirmation ne signifie pas que le cosmos est beau dans chaque partie et détail, mais que la beauté et l’harmonie que le cosmos présente dans son ensemble sont superbes et témoignent du travail d’un artiste divin. Dans leur esthétique morale – l’identité de la beauté et de la bonté humaines – les anciens stoïciens trouvaient un modèle et une analogie dans la beauté et la bienfaisance de la nature extérieure. Il existe de nombreux passages à cet effet que vous connaissez sans doute dans les écrits de Sénèque, Épictète et Marc Aurèle.
La beauté de la vertu a largement disparu de notre discours quotidien, et elle ne semble pas être mise en avant par les stoïciens contemporains. Elle doit être réintroduite non seulement dans le stoïcisme contemporain, mais aussi dans l’éthique en général. La beauté de la prohairesis, telle qu’Épictète l’envisageait, présente la bonté humaine comme noble, admirable et digne de choix, car elle incarne l’identité humaine à son meilleur. Les vertus, selon la doctrine stoïcienne, n’étaient pas des qualités introverties ou égocentriques, mais étaient observables. Rien de narcissique dans la beauté des vertus. Leur contexte et leur portée étaient destinés à être socialement bénéfiques à tous égards.
Nous comprendrons cette dimension sociale si nous retirons du stoïcisme antique, comme les stoïciens contemporains le font avec succès, les anciennes connotations d’apathie et de répression associées à l’attitude stoïque. La philosophie stoïcienne, dès le départ, contrairement à sa rivale épicurienne, était socialement et politiquement engagée. Elle était conçue pour l’action dans le monde et, en dernière instance, pour incarner quelque chose de splendide. C’est pourquoi Socrate et Caton, de manière très différente, étaient des exemples à suivre. Sénèque servit pendant des années comme conseiller impérial, Épictète formait de jeunes hommes destinés à entrer dans la fonction publique ou militaire, et Marc Aurèle fut empereur. Lorsque Cicéron, à la fin de sa vie, s’en prit à Jules César et Marc Antoine (en plaidant vainement pour la continuation de la République romaine et contre le pouvoir d’un seul homme), il se tourna vers la philosophie stoïcienne, l’intégrant dans De officiis, qu’il dédia à son fils indolent.
Il est vrai, bien sûr, que l’acceptation patiente et la résilience émotionnelle sont des valeurs de premier plan dans certaines de nos œuvres stoïciennes antiques, et elles sont naturellement populaires dans le stoïcisme contemporain. Il est possible d’incarner la splendeur ou la beauté en suivant le stoïcisme, que ce soit en prison, à l’hôpital, sur son lit de mort, ou en réfrénant sa colère. Étant donné la condition humaine et « les coups et les revers d’une injurieuse fortune », l’application consolatoire et thérapeutique du stoïcisme était et reste absolument juste, appropriée et authentique. Le point que je veux souligner ici est que l’action, et non la résignation, encore moins l’auto-absorption, était le moteur original du mouvement stoïcien. Selon la doctrine stoïcienne, l’homme sage s’engagera dans la vie publique si l’occasion se présente. Dans l’ordre des vies préférentielles, être un monarque arrivait en première position, le poste de chef d’État en deuxième, et professeur seulement en troisième.
Les temps changent, et je vous laisse le soin de déterminer comment un stoïcien contemporain pourrait ou devrait être un activiste. Le « devrait », comme disent les philosophes, implique le « peut ». Épictète conseillait à ses élèves de prendre de telles décisions sur la base d’une évaluation claire de leurs forces et de leurs faiblesses : « Si tu es Agamemnon, alors mène l’armée ». Et je pourrais l’imaginer poursuivre : « Si tu es Thersite, alors sois un humoriste ». Nous devons découvrir quel rôle spécifique nous pouvons jouer de manière belle et optimale, mais aucun stoïcien antique ne voudrait être solitaire ou ermite. Le point général qu’Épictète fait, en nous ramenant à la beauté de l’action vertueuse, est de ne pas se contenter d’être simplement ordinaire : « Si quelque chose de pénible ou d’agréable, de réputé ou de méprisé, s’offre à toi, souviens-toi que le combat a lieu maintenant, que déjà les Jeux olympiques sont ouverts et qu’il n’est plus possible de différer, qu’en un seul jour et qu’en une occasion le progrès est perdu ou sauvé » (Manuel d’Épictète, 51, 2, trad. O. D’Jeranian). Ce sont des paroles de combat, applicables à toutes les expériences imaginables.
Le revers de la beauté et du bonheur créés par la vertu est la laideur d’agir à l’encontre des normes de la nature humaine. Le mot grec opposé à kalos est aischros, qui désigne à la fois la laideur observable et le manque de honte ou le déshonneur. Épictète l’utilise pour inciter ses élèves à objectiver les actions contraires à l’éthique, pour leur montrer à quel point elles sont laides. Comme le philosophe moderne Bernard Williams (dans son livre La Honte et la Nécessité – 1997), Épictète privilégie la honte à la culpabilité, la considérant comme une sanction morale plus efficace. Comme Williams, Épictète « socialise » notre vie intérieure en insistant sur le fait que nous ne sommes jamais seuls. Williams peuple l’esprit avec ce qu’il appelle « l’autre internalisé », témoin de nos actions potentiellement honteuses. Épictète déclare que « tu n’es jamais seul » parce que « Dieu et ta propre divinité » (c’est-à-dire la voix de la raison) « sont en toi » (Entretiens, I 13,14), et tu ne peux échapper à leur observation. Nous connaissons bien la notion de « se laisser tomber », de « ne pas être à la hauteur ». Le stoïcisme antique était particulièrement efficace, psychologiquement très juste, en exprimant le respect de soi idéal comme le désir de se montrer beau aux yeux de tout témoin, qu’il soit externe ou interne, qu’il s’agisse de tes amis et connaissances, ou simplement de toi-même.
Utilité sociale
Le stoïcisme antique, comme je l’ai souligné, a été conçu pour être une philosophie de l’action. Nous naissons pour vivre en communauté, comme Marc Aurèle se le rappelle régulièrement, et Épictète dit : « Nous sommes constitués de telle sorte que nous ne pouvons atteindre aucun de nos biens propres si nous ne contribuons pas à l’intérêt commun » (Entretiens, I 19, 15). Cela ressemble presque à l’utilitarisme victorien, cette philosophie qui prône le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Pourtant, comme je l’expliquais, si la bonté stoïcienne se limite à la beauté de l’action vertueuse et que rien d’autre n’est bon ou véritablement « en notre pouvoir », comment, de manière cohérente, pouvons-nous contribuer à l’intérêt commun ? Est-il rationnel pour les stoïciens de se soucier du bien-être des autres, le bien-être incluant les soins de santé, des conditions de vie décentes, l’éducation, etc., qui, selon la théorie des valeurs stoïciennes, ne sont ni beaux, ni bons, ni dignes de crédit en soi ?
Nous devons répondre à cette question par un grand oui si nous voulons que le stoïcisme antique soit pleinement applicable à la vie contemporaine. Je peux y répondre ici par deux citations de textes antiques. Voici d’abord une citation de Chrysippe rapportée par Plutarque : « Le sage fera des discours en public et s’engagera en politique comme s’il considérait la richesse, la réputation et la bonne santé comme bonnes » (Plutarque, Des contradictions des stoïciens, 1034b (SVF III, 698) / LS 66B, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin). Interprétons cette déclaration comme suit. Les politiciens stoïciens n’ont pas pour objectif de mener un réarmement moral ou de convertir le monde au stoïcisme. Ils visent à bénéficier à leurs concitoyens de manière à promouvoir leur bien-être mental et physique. La santé et la richesse ne sont pas moralement bonnes au sens strictement stoïcien, mais elles sont naturellement préférables à la pauvreté et à la maladie. Par conséquent, il est moralement bon de faire du bien-être un objectif principal de l’action politique, en cherchant à améliorer la vie des individus de toutes les manières qui conviennent à une existence humaine épanouissante et qui respectent une répartition équitable des ressources.
Ma deuxième citation est d’Antipater : « Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir, de façon constante et sans déviation, pour obtenir les choses les plus importantes en accord avec la nature » (LS 58K). Ces choses, comme dans la citation précédente, incluent la santé, la richesse et l’estime ou la dignité sociale. Cette citation est parfois interprétée comme si l’effort vertueux était simplement pour soi-même – œuvrant avec force pour ma propre santé, richesse et dignité ; mais cela n’est pas cohérent avec la philanthropie et le communautarisme stoïciens ni avec l’utilité de l’action vertueuse.
Dans le stoïcisme antique, les actions vertueuses constituent le bonheur pour l’agent, mais leurs motivations ne sont pas égoïstes ou centrées sur soi : un stoïcien n’agit pas de manière juste et courageuse pour se sentir bien. La joie que les vertus génèrent est un effet secondaire, et non leur raison d’être. Les vertus tirent leur beauté et leur bonté du caractère et des intentions de l’agent, qui sont entièrement internes à l’esprit. Mais leur objectif et leur orientation sont externes : (1) maximiser des états de fait naturellement et objectivement préférables, et (2) équiper l’agent pour être socialement efficace en le libérant des émotions invalidantes et nuisibles. Par conséquent, le stoïcisme antique, dans sa compréhension de l’utilité sociale, s’inscrit parfaitement dans l’activisme humanitaire d’organisations telles que Médecins sans frontières, l’Unicef et Human Rights Watch.
Connexion cosmique
Cela me mène à la troisième grande idée du stoïcisme antique que je propose de discuter, peut-être la plus grande et la plus difficile à comprendre : la connexion cosmique. Cette idée revient constamment dans les textes anciens, parfois sous la forme du postulat selon lequel nous, les êtres humains, sommes des parties du tout ou des citoyens du monde, parfois en nous décrivant comme des maillons dans la chaîne du destin, ou même comme des enfants de Dieu. J’ai gardé la connexion cosmique pour la fin, car elle apparaît souvent dans des contextes théologiques qui semblent, pour certains interprètes, inutiles et inacceptables pour les stoïciens contemporains. Pouvons-nous, en tant que modernes, agnostiques pour beaucoup d’entre nous, nous identifier de manière favorable à une philosophie dont la physique repose sur le destin ou le déterminisme universel, la causalité divine et omniprésente, la téléologie cosmique et la providence ?
Larry Becker, auteur du livre A New Stoicism, soutient que les stoïciens contemporains doivent rejeter « l’idée que le monde naturel est un système finalisé, avec une fin ou un but que la raison pratique nous incite à suivre ». Une telle idée, dit-il, est déconnectée de la science moderne. Je m’inquiète toujours quand les gens parlent de cette manière, car la science moderne est pleine de lacunes et d’incertitudes. Mes amis biologistes de Berkeley me disent que nous sommes encore largement ignorants quant à l’origine de la vie et aux liens entre la biochimie et la conscience. Laissons de côté la science pour l’instant, mais les stoïciens antiques, selon les mots de Becker, spécifient-ils un « but ou une fin du monde naturel en tant que tel » ?
Marc Aurèle semble attribuer un objectif à la nature lorsqu’il écrit : « Tout ce qui est harmonieux pour toi, ô Nature, est harmonieux pour moi » (Pensées, IV, 23) – l’amor fati, comme on l’appelle parfois. Mais les philosophes stoïciens n’attribuent généralement pas un but à la nature en soi, à la nature globale comme une sorte d’entité supérieure. Les objectifs de la nature, dans la compréhension typique du stoïcisme, concernent le fonctionnement optimal des êtres vivants qui peuplent la planète – la fertilité et les fruits des cultures, le comportement sain des animaux selon leur espèce, et le déploiement de la raison humaine de manière appropriée pour soi-même et pour sa communauté – ce qui demande une certaine compréhension de soi et de ses impressions mentales. Notre but, en tant qu’êtres humains, n’est pas d’identifier le but de la nature (le monde spirituel, comme dirait Hegel, ou les pensées de Dieu), mais de vivre en accord avec notre propre nature humaine et nos propres circonstances extérieures. Nous ne sommes pas censés deviner les objectifs du monde naturel, ou jouer à rattraper les affaires de Dieu, mais « vivre selon l’expérience des événements naturels » (expression de Chrysippe) – ce qui signifie nous engager dans le monde de belle manière et de manière utile, comme je l’ai déjà décrit.
Parce que le monde stoïcien est une structure entièrement déterminée – un système clos de causes et d’effets où rien n’est simplement aléatoire ou dû au hasard – chaque situation extérieure à laquelle nous faisons face ne pourrait être autrement que ce qu’elle est. Le destin stoïcien revient à dire : « C’est ce qu’il devait advenir pour moi à ce moment et à cet endroit – me casser la jambe, me voir offrir ce travail », etc. Mais le destin ne m’est pas assigné indépendamment de qui je suis et de ce que je fais. Nous co-déterminons notre destin par les décisions que nous prenons et par les réponses que nous donnons à nos circonstances. Notre passé, jusqu’à la dernière seconde, est réglé, et il n’y a donc pas de raison rationnelle de regretter ou de se féliciter ; mais notre avenir dépendra de manière cruciale de la manière dont nous déciderons d’agir – la seule chose qui est pleinement et exclusivement entre nos mains, et que les stoïciens considèrent comme ayant été confiée par Dieu / la Nature à chacun de nous en tant qu’individus.
Je suis, comme je l’ai dit, un peu sceptique lorsque des gens me disent que le stoïcisme antique est scientifiquement dénué de fondement. Il me semble qu’il est plutôt pertinent en ce qui concerne la science dont nous avons besoin pour vivre en accord avec la nature au quotidien. Oubliez Dieu ou la providence, si vous voulez ; mais réfléchissez à l’interdépendance et à la connexion des systèmes écologiques, aux problèmes que nous (pas le destin ou Dieu) causons par le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement ; réfléchissez à la prévalence des catastrophes dues à des erreurs humaines et au manque de planification ou de prévoyance (par exemple, l’ouragan Katrina). Nous sommes biologiquement et vitalement interconnectés par la respiration, la lumière, la chaleur, l’eau et la végétation.
La planète irait bien mieux et nous irions bien mieux si nous reconnaissions et chérissions ces bénédictions naturelles. Lorsque Épictète conseille à ses étudiants de rendre grâce à la providence et de reconnaître l’action divine, il commence par souligner l’interconnexion entre la terre et le ciel, le changement des saisons, le lever et le coucher du soleil, et la dépendance des corps vivants à ces phénomènes. En tant que stoïcien contemporain, il n’est pas nécessaire d’attribuer à la Nature des attributs divins ou une quelconque forme de providence, mais si vous êtes enclin à le faire, allez vous promener à la campagne et lisez, par exemple, le grand poème The Excursion de Wordsworth :
One adequate support for the calamities of mortal life exists – one only; an assured belief that the procession of our fate, howe’er sad or disturbed, is ordered by a Being of infinite benevolence and power; whose everlasting purposes embrace all accidents, converting them to good. | Il existe un seul soutien suffisant aux calamités de la vie mortelle – un seul ; une conviction assurée que le déroulement de notre destin, aussi triste ou troublé qu’il soit, est ordonné par un Être d’une bienveillance et d’un pouvoir infinis ; dont les desseins éternels embrassent tous les accidents, les convertissant en bien |
Ou lisez le joli essai de Mark Garvey dans Stoicism Today, vol. 1, p. 60 :
« Si vous êtes parmi ceux pour qui les discours sur Dieu sont perturbants, il vous suffit, pour bénéficier des enseignements d’Épictète, de développer une forme d’appréciation envers le fait de vivre dans un cosmos que vous n’avez pas créé et dans lequel, bien que confronté à vos propres difficultés et souffrances, vous êtes aussi doté de multiples occasions d’émerveillement et de joie. »
Alors parlons de la vertu stoïcienne comme beauté, de l’utilité stoïcienne comme bien-être social et de la connexion cosmique stoïcienne comme une vie sagement vécue, selon l’expérience des événements naturels.
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