À un peu plus de quarante ans, je commence à percevoir certaines évidences, certaines récurrences. Cette perception, qui n’a rien d’une certitude ni d’une vérité, est simplement une manière de s’observer et d’observer le cosmos, et ainsi de rendre intelligible ce qui longtemps fut confus, insaisissable.
Or, si je porte mon regard en arrière, je comprends que que je n’ai cessé — dès l’âge de raison — de me créer par-delà : par-delà les éducations familiale et scolaire, par-delà la morale, par-delà cet autre si confortablement installé dans ses ignorances, et par-delà Soi. Cette tension de l’esprit, j’en conviens, est propre à mon histoire, mais elle s’inscrit aussi dans les fonctionnements dissociés et incohérents de nos structures sociales. Peu de pédagogues alors et peu de parents — que je fréquente aujourd’hui — cherchent, malgré les pétitions de principe convenues, à inscrire l’enfant dans un cycle de l’autonomie de la pensée — et donc de la volonté —; tous, ou presque, éduquent en inscrivant l’enfant — jusqu’à le briser, si nécessaire — dans la soumission aux conventions sociales, aux lois du nombre.
Et ce qui me déconcerte — devenu père — est le silence assourdissant des philosophes. Comme si l’enfance n’était que la transition d’un néant fœtal à l’âge d’homme. L’impression que peu comprennent, ou ne s’en soucient pas, que l’enfant est déjà l’adulte, qu’il sera plus tard. En un sens, ce vide de la transmission philosophique dès l’enfance, je le perçois fréquemment dans mes pratiques: les adultes que je reçois, parfois jeunes, n’ayant jamais appris à se connaître, n’ayant jamais appris à ordonnancer leur chaos intérieur, sont souvent démunis — presque effondrés — lorsqu’ils sont confrontés aux inexorables de l’existence.
Le stoïcisme, souvent qualifié de thérapeutique des passions, n’est à l’évidence pas une pédagogie. Un récent article, Stoïcisme et pédagogie, a confirmé cette intuition. Cette évanescence de l’enfant dans la transmission stoïcienne, et plus généralement philosophique, est regrettable. Car si le stoïcisme est une thérapeutique, cela implique qu’il soigne, qu’il guérit; cela sous-entend donc qu’il y a souffrance. Or, en négligeant cette dimension pédagogique, le philosophe se résigne à l’inéluctable de certaines passions. Ce qui, en un certain sens, se contredit avec l’urgence de vivre en conscience. Notamment, à la cinquante-et-unième section de son Manuel, Épictète blâme l’homme qui remet «encore le moment de [se] juger digne des plus grands biens et de ne transgresser en rien les prescriptions de la raison». Ni Sénèque ni aucun stoïcien ne le contrediraient.
Et pourtant cette exhortation est sans effet sur leurs pensées de l’enfant et de son éducation. Comme s’il fallait se déformer avant de se former. Comme si les souffrances si humaines étaient le préalable à l’émergence de la conscience. Et s’interroger. La philosophie reprend-elle à son compte l’usage de la Kabbale hébraïque, qui réserve son enseignement à ceux ayant quarante ans révolus? Cette règle semble s’inscrire dans un inconscient universel: celui qui veut s’élever à la conscience de Soi et du cosmos doit, d’abord, s’incarner et vivre une vie d’homme.
Certes, l’exemple de la Kabbale, comme celui — que nous révèle Sénèque dans sa cinquante-deuxième lettre à Lucilius — de Pythagore, qui «imposait à ses disciples cinq ans de silence» traitent davantage de la transmission des mystères que d’un enseignement fondateur. Que les ésotérismes entretiennent le secret se comprend, mais que le stoïcisme — doctrine qui prétend, à l’exemple de Zénon, s’adresser tant aux élites qu’au commun — se coupe d’une catégorie d’hommes me surprend. Je veux croire que l’absence d’une réelle réflexion pédagogique trahit davantage la place de l’enfant dans les sociétés antiques qu’un désintérêt des Stoïciens.
La place de l’enfant ayant évolué — en apparence du moins —, il est intéressant de s’interroger non sur la pertinence — c’est une évidente nécessité — d’intégrer la pratique d’exercices spirituels dans l’enseignement des enfants, mais de s’interroger sur les manières d’un tel enseignement.
Comment permettre, par exemple, à un enfant de comprendre la mort, alors qu’il est traversé d’une puissance vitale absolue? Une évidence, sans doute : cesser de bêtifier. Et lui apprendre, par l’observation, le cycle de la vie, l’inéluctable de la mort comme nécessité vitale. En agissant ainsi, nous romprons les fables, notamment, d’une assomption céleste et angélique, qui réduisent l’intelligence de l’enfant — comme s’il ne pouvait pas comprendre des évidences avec de simples mots — et qui impriment dans son esprit des mécaniques malsaines, dont devenu adulte il devra se déséduquer pour ne pas s’y laisser enfermer.
Cet exemple lapidaire nous permet aussi de comprendre, me semble-t-il, que les exigences de la pensée philosophique peuvent être une structure dans la transmission des parents aux enfants. Ceux-là pris en étau entre leurs incertitudes, les exigences — ou prétendues telles — de la société et leur désir de bien faire, se retrouvent livrés, si souvent, à eux-mêmes et ballottés d’un conseil spécieux à l’autre. Le retour aux antiques sagesses peut être le point d’ancrage d’une éducation cohérente et saine — en ce qu’elle favorise l’autonomie de la pensée de l’enfant. Cet enjeu devrait intéresser les Stoïciens contemporains.