L’apathie des stoïciens: absence d’émotions ou libération des passions?

L’un des préjugés les plus répandus à propos des stoïciens est leur indifférence vis-à-vis de tout ce qui les entoure et plus particulièrement leur apathie. Si les stoïciens recherchent effectivement l’apatheia comprise comme absence de passions, impassibilité ou encore sérénité[1], ils n’en sont pas pour autant apathiques, si l’on définit l’apathie comme absence totale d’émotions[2]. Plus précisément, l’éradication ou la libération des passions prônée par le stoïcisme ne signifie pas que le sage ou le philosophe accompli est dépourvu d’émotions, indifférent, insensible ou encore inhumain, comme on peut l’entendre parfois.

L’une des objections majeures faite au stoïcisme est liée à la question des passions. Il est difficile de croire que les stoïciens n’ont ni désir, ni colère, ni peur, ni haine, ni jalousie, ni honte, ou qu’ils ne s’indignent jamais. Pourtant, la vertu requière, pour les stoïciens, l’élimination de toutes les passions[3]. Les stoïciens visent la tranquillité de l’âme ou l’absence de troubles (ataraxie), qui nécessite précisément la libération des passions (apatheia). Comment comprendre ce paradoxe ? Comment maintenir que les stoïciens visent la libération des passions tout en soutenant que le philosophe stoïcien accompli n’est pas sans réaction face à la mort d’un être cher ou face à un danger imminent ?

Impulsions et passions

Commençons par définir ce que sont les passions et par distinguer passions et impulsions. Une impulsion (ormê / impetus) est un mouvement naturel et rationnel de l’âme vers un objet ou pour se détourner d’un objet (dans ce cas il s’agit d’une répulsion), impulsion à laquelle l’individu va donner ou non son assentiment par la suite et qui va conduire l’individu à agir de telle ou telle manière, ou à ne pas agir. Une passion (pathos / perturbatio animi), quant à elle, est une impulsion déraisonnable[4], qui excède l’harmonie de la raison et pousse l’individu à mal agir, c’est-à-dire à agir de manière déraisonnable. En d’autres termes, c’est une impulsion excessive. Pour les stoïciens, toute l’âme est rationnelle[5]. L’impulsion est donc rationnelle, conforme à la nature, et la passion est un dérèglement de l’âme, c’est-à-dire un dérèglement de la raison qu’il faut à tout prix éviter.

Plus précisément, une passion est une impulsion à laquelle s’ajoute une représentation erronée. La passion fait donc suite à une erreur de jugement, et un bon jugement sera donc la clé pour éviter toute impulsion excessive et toute action qui en découle. En soi, les impulsions ne sont pas mauvaises, au contraire, puisqu’elles sont naturelles. C’est le jugement erroné de la raison qui suit cette impulsion initiale qui est mauvais et conduit l’individu vers de mauvais choix et de mauvaises actions.

Le désir et la peur : deux exemples de passions

Pour montrer le fonctionnement des passions et les distinguer des impulsions, prenons deux exemples de passions : le désir et la peur. Le désir est une impulsion excessive vers quelque chose qui apparaît comme bon mais ne l’est pas, tandis que la peur est une aversion excessive de quelque chose qui apparaît comme mauvais mais ne l’est pas. Le désir de richesse, par exemple, est un mouvement irrationnel de l’âme vers un bien qui n’en est pas un. La compréhension stoïcienne des passions vient de la distinction entre ce qui est bien ou mal d’une part, et indifférent d’autre part ; et dans les indifférents, entre ce qui est préférable ou non. Penser qu’un indifférent comme la richesse est un bien ou un mal est une erreur de jugement, car la richesse est un indifférent préférable, au même titre, par exemple, que la santé. Il est naturel, en vertu de l’impulsion de conservation propre à tout être humain, de préférer la santé à la maladie, mais désirer la santé, c’est accorder trop d’importance à ce qui n’est pas bon mais seulement préférable. De manière générale, celui qui désire, celui qui a peur ou celui qui se met en colère commet une erreur de jugement similaire. La passion vient de cette surestimation ou surévaluation de ce que l’on poursuit ou rejette.

Pour éviter les passions, il faut donc éviter les erreurs de jugement en ne donnant pas de valeur morale (bien ou mal) à ce qui est indifférent, évitant ainsi une impulsion excessive envers cette chose. Au contraire, il faut considérer les événements et les choses qui arrivent de manière rationnelle. Il y a bien des impulsions naturelles, qui poussent le stoïcien à préférer telle ou telle situation, à préférer par exemple la santé et la richesse à la maladie et la pauvreté, mais cette impulsion peut générer une passion si elle devient hors de proportion étant donné la valeur réelle de la chose poursuivie ou rejetée. Et c’est uniquement cela que les stoïciens veulent éviter : non pas les impulsions, naturelles et donc conformes à la raison, mais les passions.

Les passions sont une maladie de l’âme, et le stoïcisme, en ce sens, est une thérapeutique de l’âme, une thérapeutique des passions. Par un bon usage de sa raison pratique, une juste perception de ce qui est bon, mauvais ou indifférent, les philosophes stoïciens extirpent les passions de l’âme humaine. La règle de la distinction entre ce qui dépend de nous ou ne l’est pas, dans ce contexte, est un instrument fourni par le stoïcisme pour éradiquer les passions de l’âme humaine. Et l’exercice quotidien de cette règle permet au stoïcien, petit à petit, de se libérer des passions.

Les pré-passions

Si, pour les stoïciens, les passions doivent être extirpées de l’âme, cela ne veut pas dire que les stoïciens sont insensibles. Face à un grand danger, par exemple, le sage pâlit, et ce dernier peut également laisser couler quelques larmes à l’annonce de la mort d’un ami. Ces impulsions, qui sont de l’ordre de réflexes psychophysiologiques, sont naturelles et involontaires, et il convient de ne pas y donner son assentiment, car ce sont des signes avant-coureurs de la passion, d’où leur nom de pré-passion (propatheiai). Ces impulsions naturelles et involontaires, qui ne dépendent pas de nous, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais elles peuvent se convertir en passion si elles sont validées par un assentiment déraisonnable et hors de proportion.

Les pré-passions sont des réactions similaires au frisson de celui qui a froid, et tout un chacun fait l’expérience de ces mouvements involontaires. Pourquoi ? Parce qu’à ce stade, il n’y a pas encore eu d’assentiment. L’impression initiale est la cause de ces mouvements involontaires, et non l’assentiment, le jugement de la raison, qui intervient dans un second temps et qui seule est la cause des passions. C’est le faux jugement sur la situation qui provoque la passion.

Par exemple, le jugement que la perte de son ami ou de son enfant est un mal transformera la tristesse initiale, tout à fait naturelle, en désespoir sans fin. Ce faux jugement transforme la pré-passion, ce mouvement involontaire et préliminaire de l’âme, en douleur, c’est-à-dire en passion. Les stoïciens souhaitent éviter ce passage de l’un à l’autre, car il n’est pas conforme à la nature, il n’est pas rationnel, et c’est à cela qu’Epictète rend attentif les élèves qu’il souhaite aider (Epictète, Manuel, 26), non pas pour les rendre indifférents, mais pour éviter que le sentiment naturel qui suit la perte d’un être cher ne se transforme en passion. Il ne s’agit pas d’annihiler toute réaction émotionnelle, mais que celle-ci n’échappe pas au contrôle de la raison et qu’elle ne se transforme pas en passion, c’est-à-dire que l’individu ne pose pas un faux jugement sur la situation qui a créé cette pré-passion.

Pour résumer, les pré-passions sont une réaction émotionnelle adéquate, car naturelle, à une situation donnée, tandis que la passion, qui fait suite à l’assentiment et au jugement du sujet sur cette situation, est une réaction disproportionnée par rapport à cette même situation, que celle-ci dépende de nous ou non. C’est la réaction du sujet, conforme à la nature ou non, proportionnée à la situation ou non, qui distingue le philosophe accompli du commun des mortels dans son rapport au monde et aux personnes qui l’entourent.

Les émotions positives

Ainsi, le philosophe stoïcien accompli se distingue des non-philosophes ou des philosophes progressants non par son absence d’impulsions, ce qui le rendrait effectivement insensible, mais par son absence de passions, c’est-à-dire d’impulsions excessives. Il se distingue également des autres par ce que les stoïciens nomment les bonnes passions ou émotions positives (eupatheiai), qui sont des impulsions raisonnables, c’est-à-dire conformes à la nature, et auxquelles les stoïciens peuvent donner leur assentiment. La joie, la circonspection et la volonté, par exemple, sont des espèces raisonnables de l’impulsion, par opposition aux passions, qui sont des espèces déraisonnables de l’impulsion. La volonté, par exemple, est une impulsion raisonnable vers un bien. Une impulsion mesurée, raisonnable, n’est donc pas exclue par le stoïcisme. Ce que le commun des mortels désire, le philosophe accompli, lui, suivant une impulsion modérée, va le vouloir. La volonté permet d’atteindre l’objectif de manière rationnelle et proportionnelle à sa valeur réelle (et non apparente). De même, vis-à-vis des maladies, le philosophe stoïcien n’a pas peur, mais fera preuve de circonspection, restant mesuré dans son aversion de la maladie. Et s’il est malade malgré tout, il n’en sera pas troublé, parce que la santé n’est ni un mal ni un bien, mais un indifférent préférable.

Une éthique rationaliste qui exclut les passions

L’éthique stoïcienne, on le voit bien avec la question des passions, est avant tout rationaliste, c’est-à-dire basée sur des jugements et des choix rationnels. La passion étant un dérèglement de la raison – passions et raison sont antithétiques – et l’objectif des stoïciens étant de vivre de manière conforme à la nature rationnelle de l’âme et du Tout dont elle est une partie, toute passion doit être combattue. L’absence de passions n’exclut pas, toutefois, toutes les impulsions ou réactions émotionnelles, que ce soit les pré-passions, qui sont naturelles et involontaires, ou les émotions positives, qui sont des impulsions mesurées par la raison.

Ces émotions positives permettent de comprendre la manière dont le philosophe stoïcien accompli se meut vers le Bien. Il poursuit ce qui est bon, c’est-à-dire ce qui est conforme à la nature, mais il le fait avec la bonne intensité, avec la bonne disposition, ou en termes actuels, dans un bon état d’esprit : la joie, la volonté, la circonspection, la bienveillance, etc. C’est cette bonne disposition dans la recherche des biens et la fuite des maux qui permet aux philosophes stoïciens de poursuivre des actions appropriées à leur propre nature (selon la doctrine stoïcienne de l’oikeiôsis). Les émotions positives correspondent à l’exercice même de la raison sur les impulsions, et permettent au sage ou au philosophe accompli d’agir de manière vertueuse.

Enfin, de manière générale, les actions effectuées sous le contrôle de la raison sont toujours préférables aux actions réalisées sous le coup de la passion. Il n’y a pas, pour les stoïciens, de passions utiles ou mêmes nécessaires, comme l’indignation ou la compassion pourraient l’être aujourd’hui. D’où la nécessité, pour les stoïciens, de se libérer de toutes les passions. Par exemple, la colère face à l’injustice n’est pas, pour les stoïciens, la réponse appropriée à cette situation. Pour les stoïciens, la situation injuste doit engendrer non pas l’indignation ou la colère, mais une impulsion positive comme la dévotion filiale ou le sens du devoir. Seule une impulsion rationnelle de ce type sera bonne, et permettra à l’individu vertueux d’agir de façon juste.

Être stoïcien, c’est agir de manière conforme à la nature, c’est-à-dire agir de manière rationnelle. Les stoïciens utiliseront donc leur raison plutôt que de suivre leurs passions. Concrètement, cela signifie que les philosophes stoïciens doivent réguler toutes leurs impulsions par la raison, y compris dans son rapport à l’autre.

Les stoïciens et le deuil : un exemple d’attachement à l’autre raisonnable

Si le philosophe accompli est attaché à sa famille et à ses amis, comment comprendre son impassibilité ou sa sérénité (apatheia) face à la mort d’un proche ? Nous avons vu que l’excès était la cause des passions. Un attachement mesuré à l’autre ne sera donc pas cause de passions. C’est seulement lorsque l’attachement à l’autre est excessif, déraisonnable, que la réaction à l’égard de cet événement sera disproportionné, engendrant par exemple une violente douleur ou un profond désespoir lors de la mort ou la maladie d’un être cher.

La question des passions permet ainsi de comprendre que l’impassibilité du philosophe stoïcien accompli suite à la mort d’un être cher n’est pas le résultat d’une froideur ou d’une absence d’attachement envers sa famille et ses amis. Reflet de son attachement à l’autre, la réaction émotionnelle naturelle du philosophe accompli à l’annonce de la perte d’un ami ou d’un enfant – il pourra même verser une larme – ne se transforme pas en passion, contrairement aux non-philosophes. La différence entre le philosophe accompli et le non-philosophe ou le philosophe progressant, c’est que le premier ne sera pas complètement abattu par cette perte. Il ne reste pas indifférent à la perte de son enfant ou de son ami, mais il ne donne pas son assentiment à la réaction émotionnelle spontanée qu’il éprouve à ce moment-là. Cette pré-passion ne lui fait pas perdre le contrôle de la raison. Parce qu’il ne donne pas son assentiment à cette réaction affective involontaire et naturelle, le philosophe stoïcien accompli n’éprouve pas l’extrême souffrance que d’autres peuvent éprouver à la mort d’un être cher.

L’impassibilité du sage ne vient pas de son absence d’attachement à l’autre, mais du jugement erroné selon lequel la mort de cette personne est un mal. La mort est un événement naturel que les stoïciens acceptent. Marc Aurèle, dans cette perspective, a écrit de très belles lignes invitant à accepter la mort comme partie intégrante du destin de l’humanité :

« Ne méprise pas la mort, mais sois content d’elle, puisqu’elle est une des choses que veut la nature. […] Il est d’un homme réfléchi de ne pas s’emporter violemment contre la mort ni de la dédaigner, mais de l’attendre comme un événement. » – Marc Aurèle, Pensées, IX, 3, trad. E. Bréhier

Un tel jugement sur la nature des événements auxquels il est confronté permet au stoïcien accompli de préserver la tranquillité de son âme, étroitement liée au bonheur, et donc à la finalité de l’éthique stoïcienne (Epictète, Entretiens, III, 8). Et non seulement saura-t-il préserver la tranquillité de son âme, mais il pourra aussi aider ceux qui souffrent à retrouver eux-mêmes la tranquillité de l’âme.


[1] apatheia (ἀπάθεια) : impassibilité ; parfois traduit par sérénité, désigne l’état dans lequel se trouve le sage (sophos) lorsqu’il est libéré de toute passion (pathos). Composante essentielle de la vie heureuse (eudaimôn), l’impassibilité du sage signifie « qu’il ne se laisse pas entraîner ». La constance du sage bloque l’impulsion excessive. Définition tirée de la page Les concepts-clés du stoïcisme.

[2] Suivant le dictionnaire Larousse, l’apathie est définie ainsi : « Indolence ou indifférence de quelqu’un poussée jusqu’à l’insensibilité complète ; nonchalance, inertie ». L’apatheia stoïcienne ne correspond pas à cette définition, comme nous allons le voir.

[3] Contrairement à Platon et Aristote, pour qui les passions peuvent être contrôlées par la raison, et pour qui ce contrôle des passions par la raison est le but de l’éducation morale.

[4] Non pas irrationnelle, parce qu’une impulsion est un mouvement de la raison, mais déraisonnable, parce que contraire à la raison.

[5] En ceci, ils se distinguent de la plupart des philosophes antiques, qui divisent l’âme humaine en différentes parties, rationnelles et irrationnelles. Ce qui est original, c’est que pour les stoïciens les passions sont le fruit de la raison, d’un excès de la raison. Posidonius diffère en cela des autres stoïciens puisqu’il admet, avec Aristote et Platon, qu’il y a une partie irrationnelle de l’âme qui explique les passions de l’âme.


Crédits: Photo by Charlotte Knight on Unsplash

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, membre fondateur et secrétaire de Stoa Gallica, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

1 commentaire

  1. Comprendre l’Essentiel est le but ultime et terminer par expliquer clairement comment vivre pleinement la mort, notre fin terrestre naturelle à tous, tout cela fait que cet article a aimanté l’attention des lecteurs !
    J’étais dernièrement, en plein dans le vif du sujet ! Merci Maël !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×