Du cosmos aux craquelures du pain: les belles choses des stoïciens

Cet article est la transcription d’une présentation de Gregory Sadler à la Stoicon 2023. Cet article intitulé « From the Cosmos to Cracks in Bread: Things of Beauty for Stoics« , a d’abord été publié sur le site du Dr Sadler et sur le site de Modern Stoicism. Traduction de l’anglais par Sylvain Margot. Relecture par Véronique Falzon et Maël Goarzin. Nous remercions Greg Sadler de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Du cosmos aux craquelures du pain: les belles choses des stoïciens

Par Greg Sadler

Ma présentation consiste simplement à examiner le type de choses que les stoïciens décrivent comme belles. Évidemment, si l’on voulait être exhaustif, il faudrait un séminaire entier, parce qu’ils ont dit énormément de choses sur la beauté.

Nous allons donc nous contenter d’examiner une sélection d’exemples tirés de trois penseurs stoïciens qui sont, je pense, connus de tout le monde : Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Nous allons regarder des exemples tirés directement de leurs écrits. Je les ai classés approximativement, dans un ordre qui, je l’espère, sera naturel pour tout le monde.

Ça représente quand même pas mal de terrain à couvrir. Je vais juste noter très brièvement la terminologie utilisée plusieurs fois. [Par exemple], presque tous les extraits des textes grecs d’Épictète et de Marc Aurèle que nous allons lire utilisent le mot kalon. Il n’y a presque pas d’exemples où ce n’est pas le cas. Sénèque, lui, utilise plutôt le latin pulcher, « beauté » ou « beau ». Voilà le genre de choses que nous allons étudier.

L’idée est de commencer par quelques exemples de belles choses et de leurs caractéristiques, puis d’élargir aussi loin que possible, jusqu’au cosmos tout entier, avant de redescendre jusqu’à nous, les êtres humains, pour arriver finalement à des choses plutôt banales et à première vue pas vraiment belles, ceci pour réfléchir à ce que les stoïciens ont à nous dire à leur sujet. Finalement, nous pourrons réfléchir à la façon dont nous réagissons bien ou mal, avec sagesse ou stupidité, à la beauté.

Nous dégagerons quelques directives sur la manière d’apprécier correctement et positivement les belles choses sans se laisser engloutir par le côté, disons, aguicheur de la beauté, et autres cas plus problématiques.

J’aimerais commencer par deux passages, dont l’un est tiré du livre IV des Pensées de Marc Aurèle. Je cite :

Il faut dire encore que tout ce qui est beau d’une façon ou d’une autre est beau par soi et complet par soi, sans que la louange qu’on en fait y entre pour partie; ce qui est loué n’en devient donc ni pire ni meilleur. Je dis cela aussi bien pour les objets communément qualifiés de beaux, telles les choses matérielles et les produits fabriqués. Ce qui est réellement beau, de quel supplément a-t-il encore besoin? Pas plus que n’en ont besoin la loi, la vérité, la bienveillance ou la pudeur. Laquelle de ces choses est belle parce qu’on la loue, laquelle perd de sa beauté parce qu’on la dénigre? L’émeraude perd-elle de sa valeur si on ne la loue pas? Et l’or, l’ivoire, la pourpre, une lyre, un couteau, une petite fleur, un arbuste? (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 20, traduit par A. Giavatto et R. Muller)

Ce que l’on a là, ce sont des références à de belles choses qu’il qualifie de « communes » (koinon), c’est-à-dire des choses particulièrement banales. Des choses que nous avons tous l’habitude de qualifier de « belles ». Il parle ainsi d’émeraudes et d’autres choses précieuses. Toutefois, tout cela change culturellement au fil du temps. Nous ne sommes pas très nombreux à nous promener avec de l’or, des émeraudes ou autre, et nous pouvons reproduire certaines de ces choses industriellement, de sorte que leur valeur peut avoir un peu baissé.

Mais de beaux ouvrages artisanaux, comme un bon instrument de musique, un couteau, ou tout ce que vous voulez. Nous entrons chez des gens et nous parlons de leurs belles moulures, ou de leurs beaux aménagements paysagers, jardins, de toutes sortes de choses vivantes que nous voyons. De beaux animaux, également.

Notez bien ce qu’il soulève ici. Toutes ces choses sont belles en elles-mêmes. Elles se suffisent à elles-mêmes, que nous les louions, les méprisions ou les ignorions entièrement. Pour les stoïciens, la beauté est quelque chose de réel. Elle est là, elle nous est offerte, même si nos réponses subjectives à son égard ne sont pas toujours bonnes — c’est-à-dire l’éloge ou le saisissement.

Notez également qu’il esquisse une analogie avec la justice, la vérité, la bienveillance ou, dit autrement, avec la bonne volonté (eunoia) et la honte ou l’humilité (aidos), des qualités morales que nous recherchons chez les gens.

Voilà qui dresse bien le décor. Sénèque, quant à lui, a écrit quelque chose qu’il est bon de se rappeler, je pense. Nous en reparlerons un peu plus tard vers la fin. Dans sa lettre 76, il écrit :

Cet acte magnifique te remplit en un instant court et fugitif d’une grande joie. (Sénèque, Lettres à Lucilius, 76, 28, traduit par H. Noblot et revu par P. Veyne).

Ainsi, quand une chose nous frappe particulièrement, nous éprouvons de la gaudium, la joie qui est l’une des bonnes émotions pour les stoïciens. Il s’agit d’une réponse affective appropriée aux choses. Remarquez qu’il dit « en un instant court et fugitif », exiguo tempore ac brevi en latin. Je pense que c’est un bon rappel qu’il n’est pas toujours nécessaire d’être « en phase » lorsqu’il s’agit de la perception de la beauté. Il suffit parfois d’en avoir fait l’expérience pendant un court instant, pour que l’on s’en souvienne par la suite.

Élargissons notre point de vue et pensons à l’objet le plus grand que nous puissions saisir : le monde entier, l’univers entier. Il ne s’agit pas là d’une spécificité stoïcienne, tant s’en faut. D’autres philosophes avant les stoïciens levaient les yeux vers le ciel ou regardaient la Terre et disaient : « Oh la vache ! C’est magnifique. C’est incroyable. Prenons-en plein les yeux ».

Et ce ne sont pas juste les philosophes. Ce sont aussi des gens de tous horizons que cela frappe. Nous pouvons regarder le ciel. Nous pouvons regarder le paysage. Nous pouvons observer les processus physiques et y trouver quelque chose de beau. Et nous pouvons nous demander : « Qu’est-ce qui fait que le monde ou l’univers soient beaux » ? Prenez un instant et pensez à votre propre expérience des beautés de la nature. Qu’est-ce que cette expérience englobe ?

Certes, les sens ont leur rôle à jouer dans la perception des choses. Nous ne voyons jamais tout l’univers. Nous ne voyons jamais l’ensemble du paysage, notamment parce que nos yeux sont situés à l’avant de notre tête. J’imagine qu’un cheval saisit probablement un peu plus de choses que nous, parce qu’il est une proie plutôt qu’un prédateur comme nous, mais lui non plus n’absorbe pas tout. C’est pourquoi nous nous projetons dans l’univers par notre esprit et que nous en imaginons quelque chose. La force de nos impressions, des apparences (phantasiai), participe à la beauté des choses et à ce que les stoïciens voient réellement.

Je dois maintenant jouer un peu avec les mots. Le mot grec pour univers est kosmos. C’est aussi le mot grec pour ordre, proportion, agencement. Nous pouvons donc dire que c’est en fait le « cosmos du cosmos » que nous saisissons à la fois par nos sens, notre imagination et notre raison. Nous saisissons aussi une sorte de raison divine à l’œuvre. Cela pourrait poser quelques problèmes aux stoïciens contemporains qui pensent que l’univers ne contient aucun élément de ce genre, et nous pourrons parler de cela plus tard. Mais pour Sénèque, pour Épictète et pour Marc Aurèle, cela en faisait certainement partie.

J’ai ici deux passages de Sénèque que je voudrais vous présenter — mais nous pourrions tout aussi facilement évoquer des passages similaires chez Épictète ou Marc Aurèle. Si vous avez lu la Lettre 65 de Sénèque, ce que je vous conseille vivement de faire, il parle de Platon et d’Aristote et de leur notion de causes ; il les réunit dans une magnifique harmonie, puis il dit qu’ils se sont trompés et expose le point de vue stoïcien sur la question. Bref, du Sénèque tout craché !

Il nous explique que Dieu a créé ce merveilleux univers au complet, et qu’il l’a fait en utilisant un modèle, une forme platonicienne, un modèle. Il dit :

Il a un modèle, je veux dire le « selon quoi » d’après lequel le dieu a fait ce majestueux et magnifique ouvrage. (Sénèque, Lettres à Lucilius, 65, 9)

Pour Sénèque, l’univers entier, le cosmos entier est quelque chose de beau, modelé à partir de quelque chose d’encore plus éloigné, d’encore plus profond, une idée issue de l’esprit divin.

Dans Des bienfaits — Sénèque dit ce genre de choses à de nombreux endroits — il clarifie encore :

Combien il est préférable d’en revenir à la contemplation de bienfaits si nombreux et si grands et de lui rendre grâces d’avoir bien voulu que, dans une demeure de toute beauté comme celle où nous sommes, le second rang nous fût attribué par le sort, et d’avoir placé sous nos ordres les habitants de la Terre. (Sénèque, Des Bienfaits, II, 29 [3], traduit par F. Préchac, revu par P. Veyne)

Il s’agit là d’un point de vue typique du stoïcisme ancien. Les êtres rationnels sont responsables des choses. Nous sommes en quelque sorte les adjoints de Dieu. Donc nous n’avons pas intérêt à nous planter, naturellement ! Nous sommes capables de comprendre cet incroyable et magnifique cosmos dans lequel nous existons, et le rôle que nous avons à y jouer. Nous pouvons donc commencer à penser à nous autres, êtres humains, et aux rôles multiples, complexes et interconnectés que nous entretenons par rapport à la beauté.

L’un d’entre eux est que nous sommes des créateurs et des producteurs de beauté. Nous fabriquons des choses que nous considérons comme belles lorsque nous travaillons avec des matériaux que nous considérons comme précieux. Mettre une émeraude dans un collier en or, c’est beau, n’est-ce pas ? Peut-être que nous voulons fabriquer une belle statue en or de Sénèque. Nous pourrions le faire aussi, bien que cela soit assez indifférent d’un point de vue stoïcien.

Nous produisons également des objets beaux par leur utilité ou leur attrait, comme des lyres — pas tellement aujourd’hui, plutôt des guitares ou des pianos, ou des choses de ce genre. Ou des couteaux et d’autres outils. Votre mixeur KitchenAid, s’il est bien conçu, peut être un objet de beauté. Ou ce que nous faisons avec le monde physique, à travers le jardinage, l’aménagement paysager et l’agencement.

Mais nous participons également à la beauté de l’ensemble du cosmos, que nous avons soulignée précédemment, en en faisant partie, en y assumant notre rôle en tant qu’êtres rationnels; non pas en tant que simples animaux, mais en tant qu’être ayant un but plus élevé. Et aussi en appréciant cet univers — nous pourrions utiliser les verbes « témoigner » ou « comprendre ». Épictète nous dit que nous autres, êtres humains, ne nous contentons pas de recevoir les apparences, de les saisir et d’y répondre; nous les comprenons, et cela fait partie de notre relation avec l’ordre divin de l’univers.

Sénèque, dans la Lettre 115, écrit :

S’il pouvait nous être donné de pénétrer du regard l’âme de l’homme de bien, quel air de beauté en elle, de sainteté, quel effet lumineux de majesté paisible se manifesteraient à nous, la justice, le courage, la tempérance et la prudence faisant la lumière autour d’elle de tous côtés. (…) nous pourrons découvrir à plein la vertu, même si la laideur la désavantage. (Sénèque, Lettres à Lucilius, 115, 3-6)

Nous verrions ce beau spectacle, et il entend par là la vertu, « même si la laideur la désavantage ». Il s’agit d’une traduction récente. En latin, on parle de sordido, de crasse, d’une sorte de mousse, quelque chose comme ça. Ainsi, même si nous ne voyons pas la vertu sans tache, sans souillure, nous pouvons tout de même la voir là. Remarquez cependant qu’il y a un « si ». Il est évident que nous ne pouvons pas ouvrir la tête de quelqu’un, regarder à l’intérieur et voir la vertu qui y brille. Mais nous la voyons à travers ce que font les gens, comme nous le verrons dans un instant.

Sénèque, dans Des bienfaits, dit également quelque chose de tout à fait remarquable :

L’âme humaine rencontre dans le bien une force immense de séduction ; l’esprit est tout environné par sa beauté rayonnante ; et charmé, émerveillé de sa lumière, de son éclat naturel, il se sent transporté ! (…) En fait presque toutes celles qui tranchent par leur beauté sont accompagnées accessoirement d’avantages multiples, mais elles les traînent à leur suite, tandis qu’elles marchent devant. (Sénèque, Des Bienfaits, IV, 22 [2-4])

Il y a beaucoup de belles choses différentes. Lorsqu’il s’agit de personnes, nous pouvons trouver leur corps attirant. Nous pouvons trouver leur sens de l’humour formidable. Ou toutes sortes de choses du même acabit. Mais c’est vraiment la beauté intérieure manifestée extérieurement qui peut nous subjuguer, nous éblouir, nous attirer ou même parfois — Sénèque n’en parle pas ici — nous peiner lorsque nous nous apercevons que nous ne sommes pas à la hauteur de ceux que nous imitons.

Dans De la brièveté de la vie, Sénèque dit une autre chose tout à fait remarquable :

Quand nous marchons vers ces vérités sublimes amenées des ténèbres à la lumière, c’est le labeur d’un autre qui nous guide. (Sénèque, De la brièveté de la vie, XIV, 1, traduit par A. Bourgery, relu par P. Veyne)

Quelles sont ces « vérités sublimes », ces réalités les plus belles ? Ce sont les paroles, les pensées, les vies qui nous sont offertes par des personnes disparues depuis longtemps. Une relation possible avec d’anciens penseurs qui peuvent nous donner, comme le dira Sénèque, plus de vie et par là même une belle vie. Notez donc que la beauté comprise dans ce sens, chez d’autres êtres humains, a la capacité de nous motiver. Elle peut nous bousculer, nous changer, s’adapter à nos structures de motivation. Elle peut nous donner du plaisir, elle peut nous donner de la joie, elle peut provoquer du désir. Tous les désirs ne sont pas forcément mauvais en ce qui concerne la beauté. Nous devrions désirer certains types de beauté. Cela peut conduire à l’émulation.

Seulement, lorsque nous pensons à nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous connaître parfaitement, puisque nous sommes aussi des êtres humains. Nous sommes tous un mystère pour nous-mêmes, tant que nous ne sommes pas un sage. D’ailleurs, si vous en connaissez un, allez-y, dites-le-nous, parce que ce serait plutôt cool d’en rencontrer un. Mais je ne vais pas me faire trop d’illusions à ce sujet. Nous avons un accès à nous-mêmes différent de celui que nous avons aux autres. Nous ne pouvons pas regarder à l’intérieur de notre propre tête, mais nous savons ce qui s’y passe la plupart du temps.

Nous pouvons donc nous demander : qu’est-ce qui nous rend véritablement beaux, par opposition à ce qui est beau dans notre corps ou dans ce que l’on possède ? On peut penser au 6e chapitre du Manuel. Il y a là un passage très amusant. Épictète y écrit : si un cheval voulait s’enthousiasmer, littéralement s’exalter, epairomenos en grec, parce qu’il se rend compte qu’il est beau — ce qui, je suppose, pourrait arriver — cela n’arrive pas souvent, mais bon, si un cheval veut se pavaner et agir comme si c’était vraiment important, il n’y aurait pas de problème, n’est-ce pas ? Ça appartient au cheval. Mais que vous, vous soyez exalté parce que vous possédez un beau cheval, c’est tout simplement ridicule. Le cheval n’est pas vous. Cette beauté ne vous appartient absolument pas, même si vous avez un titre de propriété.

Épictète s’interroge dans ce passage sur ce qui nous appartient en propre. Et il dit une chose qui, je pense, déroute quelquefois les gens qui se concentrent uniquement sur ce genre de passages. Il n’y a pas que l’’usage des représentations (chrêsis phantasiôn) qui dépende de nous. Ce n’est pas tout ce que nous faisons, même si c’est une chose très importante. Cela répond en fait à beaucoup de questions que les gens se posent sur l’usage des indifférents, ou sur notre relation aux choses indifférentes. Beaucoup de choses sont indifférentes, mais l’usage des indifférents, la manière dont on se rapporte aux indifférents, cela dépend bien de nous, et cela fait partie de la façon dont nous devenons beaux.

Dans le livre III chapitre 1 des Entretiens, Épictète nous donne en quelque sorte un enseignement beaucoup plus précis à ce sujet. Il parle des circonstances qui rendent une personne belle et commence par parler des chiens et des chevaux – ce qui rend ces animaux beaux. Il explique qu’il est correct de les déclarer beaux dans la mesure où ils sont développés conformément à leur propre nature. Nous pouvons utiliser cela pour les nombreuses choses qui ont été évoquées jusqu’ici. Proportion, fonction, etc.

Petite parenthèse : j’ai rencontré hier une magnifique chatte de deux ans dans un refuge pour chats. Et elle est belle dans un sens, parce qu’elle est simplement une brute. Elle est super forte, super rapide, très dominante eu égard aux autres chats, et elle adore jouer. C’est ainsi qu’un chat devrait être à cet âge, n’est-ce pas ? Nous pourrions continuer longtemps ainsi, et parler de toutes sortes d’animaux. Mais qu’en est-il de nous ? Nous ne sommes ni des chiens, ni des chats, ni des chevaux, ni rien de tout cela.

Donc, Épictète s’adresse à un homme qui entre dans son école et qui est un peu trop bien habillé, un peu trop bien mis, et il lui dit :

Il ne serait pas absurde de dire d’une manière générale que chaque être est beau précisément quand il est le plus parfaitement conforme à sa propre nature ; et comme chacun a une nature différente, c’est, je pense, de manière différente que chacun est beau. (…) Qu’est-ce alors qui fait qu’un homme est beau ? Ne serait-ce pas la présence en lui de l’excellence de l’homme ? Par conséquent, si toi aussi tu veux être beau, jeune homme, donne-toi la peine de réaliser cette excellence humaine. (…) Considère qui sont ceux que tu loues, quand tu le fais sans passion : les hommes justes ou les hommes injustes ? – Les justes. – Les tempérants ou les intempérants ? – Les tempérants. – Ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes ou ceux qui ne le sont pas ? – Les hommes maîtres d’eux-mêmes. – C’est donc en te rendant semblables à ces hommes, sache-le, que tu te rendras beau. Mais aussi longtemps que tu n’auras aucun souci de ces qualités, tu seras certainement laid, quand bien même tu recourrais à tous les artifices possibles pour paraître beau. (…) L’élément rationnel, voilà ce que tu possèdes d’exceptionnel. C’est lui que tu dois parer et embellir ; tes cheveux, laisse-le à celui qui les a faits comme il a voulu. (Épictète, Entretiens, III, 1, 1-26, traduit par R. Muller)

Parce que c’est ce que vous êtes vraiment. Et donc, si nous voulons être beaux, nous devons penser à notre nature rationnelle et sociale, aux vertus, à notre caractère, à l’usage des représentations et des indifférents, à nos relations et à nos rôles, à nos liens avec les autres.

Notez que nous revenons à un autre thème qui a été abordé au tout début de cette conférence. Ces choses dépendent de nous. Elles relèvent de notre contrôle, pouvoir, business, ep’ hēmin — quel que soit le nom que vous lui donnez. Remarquez qu’il y a des liens ici. Nous n’avons pas simplement commencé par le cosmos, pour obtenir la beauté cosmique, puis la beauté des autres, puis notre propre beauté. Tous ces éléments sont liés les uns aux autres.

Nous prenons part à la société. Nous prenons part au cosmos en tant qu’êtres rationnels, ce qui signifie développer les vertus. Cela signifie faire de beaux choix, cela signifie aussi parfois trouver les coins de laideur en nous-mêmes, les examiner et déterminer comment nous allons y remédier.

Nous en arrivons maintenant à des choses qui peuvent être laides, ou qui ont le potentiel de l’être. Marc-Aurèle écrit dans ses Pensées pour moi-même ce passage dont nous avons déjà un peu parlé :

Il faut observer aussi que même ce qui s’ajoute aux produits naturels a quelque chose d’aimable et agréable. Ainsi, quand on cuit le pain, il crève en certains points ; et les fentes ainsi produites, qui dépassent en quelque sorte ce qu’on attendait de la fabrication du pain, ont leur convenance et elles excitent particulièrement l’appétit. Les figues, elles aussi, s’ouvrent quand elles sont bien mûres. Et les olives qui mûrissent sur l’arbre, prennent, quand elles sont près de pourrir, une beauté particulière. Et les épis qui penchent, la crinière du lion, l’écume qui coule de la gueule du sanglier, et bien d’autres choses, si on observe en détail, sont sans doute loin d’être belles, et pourtant, parce qu’elles dérivent d’êtres produits par la nature, sont un ornement et une séduction ; et si l’on se passionnait pour les êtres de l’univers, si on avait une intelligence plus profonde, il n’est sans doute nul d’entre eux, même de ceux qui sont les conséquences des autres, qui ne paraîtrait une agréable créature ; on regarderait avec plaisir les gueules béantes des bêtes féroces et tout ce que nous font voir les peintres et les sculpteurs dans l’image qu’ils nous en donnent ; même chez les vieux et les vieilles, on pourrait avoir une certaine perfection, une beauté, comme on verra la grâce enfantine, si on a les yeux d’un sage. Tout le monde n’arrivera que rarement à en être persuadé, mais seulement celui qui a une affinité véritable avec la nature et ses œuvres. (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, III, 2, traduit par E. Bréhier)

Notez bien donc ce dont il parle ici. La beauté est visible partout. Nous devons travailler sur nous pour être capables de la saisir. Nous devons avoir non seulement une compréhension plus profonde, mais aussi une pensée plus profonde — le mot ici est ennoian, un concept courant dont nous pouvons tirer profit, en tant qu’êtres humains. Nous avons également besoin d’un sentiment, d’un pathos. Mais rien dans les choses en elles-mêmes ne va nous rendre ainsi : cela dépend de nous et de la façon dont nous les regardons.

Il y a un passage que je voudrais évoquer pour conclure tout cela, et ensuite nous lancer dans une bonne discussion, je l’espère. Épictète, comme vous le savez, veut que nous soyons des fils de pourpre. Il écrit :

Moi, je veux être la bande de pourpre, cette petite pièce brillante qui donne au reste sa distinction et sa beauté. […] Et de quelle utilité la pourpre est-elle pour le vêtement ? Que fait-elle d’autre que de se faire remarquer sur lui comme pourpre et d’être proposé comme un beau modèle pour le reste ? (Épictète, Entretiens, I.2, 18-22, traduit par R. Muller)

On pourrait interpréter cela en disant : « Il y a les fils pourpres, et c’est très bien. Et puis il y a le vêtement blanc, et ça ne vaut rien. Ne soyez pas un adepte du vêtement blanc ! » Eh bien, non, l’ensemble forme un tout cohérent. Il ne s’agit pas d’un contraste entre le bon et le mauvais, entre le sage et le stupide, ou quoi que ce soit de ce genre. Il dit simplement : vous pouvez être le fil pourpre, donner le bon exemple, et embellir le reste.

Et je voudrais dire, bien qu’Épictète ne le dise pas, que nous pourrions même considérer la personne au fil pourpre comme quelqu’un qui nous montre comment sincèrement apprécier la beauté qui nous entoure, qui attend que nous la saisissions et que nous y répondions dans le cadre de nos vies. Avons-nous des directions à suivre pour cela ? Beaucoup ont été données ici, qui sont très utiles, je pense. Je vais donc me contenter de dire trois choses rapidement, et peut-être que d’autres auront des idées.

Nous devons nous diriger vers les bons types de beauté et être prêts à les reconnaître. La beauté du cosmos, la beauté des autres, qui n’est pas simplement leur visage, leurs vêtements, leur corps ou d’autres choses de ce genre.

Nous devons également éviter certaines mentalités qui, je pense, sont assez répandues à notre époque et qui veulent contrôler, consommer ou marchandiser la beauté.

Et la dernière chose que nous devons faire, c’est nous extraire des réactions excessives et irrationnelles face à ce que nous considérons comme beau. Épictète nous en donne un exemple dans le Manuel, lorsqu’il dit : « Si tu vois un beau garçon ou une belle fille, tu trouveras une faculté pour cela, la maîtrise de soi » (Épictète Manuel, 10, traduit par P. Hadot). Vous avez la capacité de faire toutes ces choses.

C’est tout ce que j’ai à vous dire. Je pense que j’ai pris un peu plus de temps que prévu. J’espère que nous aurons une bonne période de questions et que nous pourrons peut-être aussi en tirer de nouvelles directions à suivre.


Question: Y a-t-il quelque chose d’imaginaire qui soit beau pour les stoïciens classiques ?

Réponse: Ah, « imaginaire » comme « qui n’existe pas vraiment ». J’imagine que nous pourrions parler de personnages de fiction, comme dans le théâtre, par exemple. C’est assez amusant parce que dans de nombreux cas, Épictète dira que l‘Iliade n’est qu’un tas de représentations connectées. Sénèque a écrit des pièces de théâtre, et on peut donc supposer qu’il pensait qu’il y trouvait une certaine valeur. Et j’imagine que nous pourrions regarder des personnages de fiction, et les choses qu’ils traversent, et se dire : « Aha ! il y a de la beauté là-dedans ». Peut-être de la beauté en termes de vertu, ou d’autres choses encore.

Nous pourrions le dire, les relations d’amour entre les gens peuvent être magnifiques. Pensez au poème de Persée où il mentionne Caton et sa femme — mais je ne conseille pas cela comme exemple pour tout le monde. Ils ont été séparés l’un de l’autre, mais ils s’aiment toujours. Eh bien, il y a là une sorte de beauté. Caton était une personne réelle, mais le Caton de Persée, lui, n’est pas réel. C’est un personnage imaginaire, alors peut-être que ce serait une réponse.

Q. Pensez-vous que la beauté de la vertu est l’un des principaux arguments qui justifie que la vertu soit le seul bien ?

R. Ça, c’est une excellente question, à laquelle je ne pourrai pas répondre entièrement. Je vois ça dans de nombreux textes stoïciens — pensez par exemple au rappel que Marc Aurèle se fait à lui-même le matin. Les gens qui sont dans la mouise ne réalisent pas que le bien est le beau. Il y a donc beaucoup de correspondances entre la beauté authentique, et le fait que la vertu soit belle. Elle comporte en effet de multiples éléments affectifs.

C’est là — je pense que c’est la lettre 120 de Sénèque, lorsqu’il parle de l’origine de nos idées sur les vertus — que cela peut s’avérer très utile. Il dit que c’est par « analogie », et ce qu’il entend par là, c’est en gros saisir une chose rudimentaire. Nous voyons donc quelqu’un — vous savez que ce n’est pas quelque chose que vous voyez tous les jours — un homme qui défend un pont contre l’ennemi et qui fait preuve d’un courage remarquable. Et nous nous disons : « Bon sang ! Regardez ce type ! » Nous y réagissons, c’est ainsi que nous saisissons les vertus.

Nous avons des définitions de la vertu, mais nous avons vraiment besoin de cas et d’exemples auxquels vous et moi pouvons nous identifier en tant qu’êtres humains, n’est-ce pas ? Cela peut donc jouer ce rôle.

Q. Vous avez dit quelque chose comme quoi notre vertu se manifeste parfois dans notre être physique — avez-vous dit quelque chose comme cela ?

A. Euh, non. Je veux dire que nous réalisons la vertu par l’intermédiaire de notre corps, en quelque sorte. Et nous pouvons parfois savoir si quelqu’un est vertueux juste par ce qu’il dit. Mais il est évident que ce n’est pas en disant « je suis courageux » que l’on devient courageux. Nous le voyons dans ses actions, dans l’organisation de ces actions, et dans les mots qui les accompagnent. Il doit y avoir une sorte de consonance entre eux, une cohérence, et c’est ainsi que nous sommes témoins de la vertu. Nous ne pouvons pas regarder à l’intérieur de nous avec une sorte de rayon laser pour trouver la vertu tapie dans le cœur, ou la tête, ou quoi que ce soit d’autre. Nous devons nous fier aux apparences.

Je ne sais même pas si nous pouvons regarder à l’intérieur de nous-mêmes, avec l’œil intérieur ou toute autre métaphore que nous voulons utiliser, et voir la vertu briller en nous. Je pense que nous devons la voir dans ce que nous faisons, encore et encore et encore. Et cela se manifeste dans le monde physique dans lequel nous vivons. Il ne s’agit donc peut-être pas de beauté physique au sens conventionnel du terme, mais peut-être qu’un stoïcien verra d’autres choses que la beauté physique même s’il observe le même comportement qu’un non stoïcien.

Juste pour dire — avant que nous n’ayons vraiment plus de temps — que la façon dont vous utilisez la mesure de la beauté physique, quelle qu’elle soit, pourrait être la façon dont vous démontrez votre vertu. Êtes-vous imbu de vous-même et vous attendez-vous à ce que les gens se jettent à vos pieds pour vous être agréables si vous êtes attirant, à un moment donné ? Ce ne serait pas vertueux, n’est-ce pas ? Être séduisant tout en se comportant comme un être humain décent, ce serait au moins s’engager sur la voie de la vertu.


Crédits: Photo de Sehii Dominov sur Unsplash

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