Les philosophes avaient compris que le rapport que nous entretenons avec la nourriture avait une incidence directe sur notre tempérament. Jean-Joël Duhot nous rappelle[1] que selon la conception des anciens, il n’y avait pas d’interdits religieux, mais que les aliments n’avaient pas tous les mêmes effets. Ceux-ci s’inscrivent entre deux pôles, l’animal et le divin, selon le principe de la similitude : on tend vers ce qu’on assimile. C’est pourquoi Musonius Rufus accordait beaucoup d’importance à la diététique du philosophe.

Outre la frugalité, Epictète préconisait le jeûne comme exercice :

Exerce-toi parfois à vivre comme un malade, pour vivre un jour comme un bien portant. Jeûne, bois de l’eau ; abstiens-toi une fois entièrement de désirer, pour avoir un jour des désirs conformes à la raison (Entretiens, III, 13, 20-21)

Il est important de bien comprendre les motivations qui sous-tendent cette pratique, cet exercice. On ne jeûne pas pour se priver de nourriture, pour perdre du poids, pour meurtrir son corps, ni même pour améliorer notre santé[2] mais pour accroitre notre sensibilité au vivant et réduire les entraves à notre cheminement vers la vertu.

Le jeûne a pour fonction essentielle de nous entrainer à la maîtrise de soi (sophrosunê) en limitant les appétits de la nature pour réorienter notre désir vers le « bien ». Nous comprenons par appétits de la nature non seulement la boulimie alimentaire mais aussi les passions telles que l’avidité, la convoitise, la cupidité ou la recherche effrénée des compensations matérielles. Le jeûne aiguise notre attention et nous aide à prendre de la distance vis-à-vis des mouvements de notre âme afin de ne plus en être esclave et devenir libre (eleutherôs).

Le jeûne physique ne se comprend donc jamais sans la purification de notre faculté directrice (hegemonikon). Il peut donc agir non seulement comme une thérapie du corps, mais aussi comme une thérapie de l’âme, si nous en profitons également pour limiter ce qui nous détourne de l’essentiel : notre consommation des médias, des divertissements, de la malveillance envers autrui, ou du désir de gloire.

C’est pourquoi Epictète mettait en garde les jeûneurs contre tout exhibitionnisme :

Quand on boit de l’eau ou qu’on pratique quelque exercice, on va à tout propos le dire à tout le monde : “Moi, je bois de l’eau.” C’est pour boire de l’eau que tu bois de l’eau ? S’il t’est profitable de boire de l’eau, bois-en ; sinon, tu agis de façon ridicule. Si en revanche tu en bois pour ton utilité, ne dis rien à ceux qui n’aiment pas les buveurs d’eau. (Entretiens, III, 14, 4-6)

L’exercice du jeûne est un exercice essentiel qui va être l’occasion de nous permettre de transformer :

  • notre relation à nous-même dans un dynamisme de transformation personnelle,
  • notre relation vis-à-vis de l’humanité dans un esprit de justice et de philanthropie afin de promouvoir l’harmonie sociale et la concorde,
  • et notre relation au monde au cosmos en évitant d’objectiver les « choses extérieures » et nous enfermer dans un univers d’apparences que l’on finit par prendre pour la réalité. C’est ainsi, entre autres, que ramenées à l’état d’objets, les créatures vivantes sont transformées en marchandises en laissant finalement triompher le pouvoir de l’argent. En limitant notre consommation, nous pouvons rétablir une relation de modération vis-à-vis du cosmos tout en nous rendant plus attentifs au vivant.

[1] Jean-Joël Duhot, Epictète et la sagesse stoïcienne, Bayard Editions, p. 160-161.

[2] Le jeûne a des effets thérapeutiques qui semblent être bien documentés. Je vous renvoie à la lecture du livre de Thierry de Lestrade, Le jeûne une nouvelle thérapie ?, Arte éditions et Editions La découverte.


Crédits: Le jeûne – Un verre d’eau dans une assiette vide, par Dr Jean Fortunet, Licence CC BY-SA.

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